Partie 2 Chapitre 4
David Cassol
Asukile se jeta dans un canapé, vanné. Il ressassait sa discussion avec Déné sur la terrasse. La pauvre femme semblait désemparée. Elle dansait au bord du gouffre. Elle lui rappelait un animal piégé. Il se reconnaissait en elle. Elle était devenue le jouet de l'Empereur, puis celui de Rashad. Il était le souffre-douleur de sa sœur Lisha, et de sa lignée dans une moindre mesure. Il ne comprenait pas pourquoi le Général l'avait adopté et n'osa jamais lui demander. Qu'est-ce qui motivait un homme comme lui à accueillir un garçon en bas âge sous son toit, à lui donner son nom et une situation dans la vie ? Il avait longtemps pensé qu'il était une sorte d'esclave, qu'il faisait partie d'une farce familiale. On l'appelait grand frère ou fils, mais ce n'était qu'une mauvaise blague. Il guettait le jour où on lui jetterait des guenilles et le renierait. Asukile resta sage et entra dans les bonnes grâces. Déné devenait peut-être le nouveau réceptacle de dominance de son père.
Qui ne rêverait pas d'avoir pour femme-objet une beauté comme Déné ? Il adorerait la tenir en laisse, la réduire à sa simple propriété. Mais Rashad n'était pas homme à donner de sa personne. Hormis ses obligations protocolaires, il ne fréquentait que son frère. La mère de ses enfants était morte, et de ce qu'il savait son père ne lui avait jamais démontré davantage qu'un intérêt reproducteur afin d'asseoir sa lignée. La pauvre femme s'était jetée de la plus haute fenêtre du palais alors que Chandu n'était encore qu'un bébé. Le Général ne se troubla aucunement. Il déclara sobrement qu'elle avait déjà rempli son office en lui offrant trois enfants, dont deux fils héritiers. Sa funeste décision soulageait le budget de l'état d'une rente improductive. Rashad dans toute sa splendeur. Effrayant, inhumain. Que projetait-il pour Déné ? Asukile l'ignorait. Cela l'intéressait au plus haut point. Il rêvait d'obtenir une discussion avec Rashad, qu'il lui révèle les motifs de son adoption. Les incohérences de son père l'obsédaient et l'intriguaient.
On frappa à la porte, deux coups secs. Asukile sortit de sa rêverie et se dirigea vers l'entrée. Il ne disposait pas de domestiques, contrairement aux personnes de son rang. Il détestait qu'on l'assiste. Trois fois par semaine, une jeune fille se chargeait de son linge et du ménage, personne d'autre. Il appréciait la simplicité et la solitude. Peu lui importait de passer pour un excentrique. On frappa à nouveau, sans insistance. Il avait oublié la porte et restait obnubilé devant un bibelot de son enfance, pensif. L'alcool agissait, ainsi que les herbes de Saîfi. Il se dirigea vers le vestibule pour savoir qui le dérangeait à cette heure indue. Il ouvrit vivement et recula, surpris et choqué.
Sa visiteuse se dressait bien droite face à lui, encapuchonnée dans une longue bure sombre. Ses yeux d'un bleu glacial le paralysaient. Des runes de pouvoir blanc et bleu couraient sur sa peau, nombreuses, et illuminaient l'obscurité de son visage dissimulé. Elle entra. Elle ne nécessitait nulle invitation. Elle referma la porte et se dirigea vers le salon. Asukile la suivit de loin, longeant les murs, le cœur battant. La jeune femme jeta la bure marron et élimée qui la couvrait. Asukile était apeuré, terrorisé, mais également fasciné. Il essayait de regagner la maîtrise de son esprit, il savait que c'était vital. Plus il s'évertuait à mettre de l'ordre dans ses idées et plus sa pensée devenait anarchique et hors de contrôle.
Elle était vêtue simplement : une jupe blanche fendue, un haut-le-corps moulant bleu-gris, une grosse ceinture noire encerclant sa fine taille. De longs cheveux immaculés chutaient sur ses hanches, surplombant un cul magnifique. Non mon dieu, ne pense pas à ça où elle va te tuer. Pardon. Excusez-moi. Merde ! Elle l'observait, impassible. Dos au mur, il tenta machinalement de reculer, de s'y enfoncer plus profondément. Sa beauté étrange et glaciale le subjuguait. Une formidable poitrine lui fit face et il ne put réprimer à nouveau tout un tas de pensées qu'il aurait aimé taire. Sa peau blanche, laiteuse, presque transparente émoustillait ses instincts primitifs. Elle portait de nombreuses runes sur le corps, les bras, le torse, la gorge, les jambes.
Une psionique, une inquisitrice dans ma maison. Merde. Et arrête de réfléchir si fort ! Ses efforts demeuraient vains. Il ne parvint pas à s'interdire de l'imaginer nue, de fantasmer mille et une scènes toutes plus délicieuses et dégradantes les unes que les autres. Il savait qu'elle entendait et cela manqua de le rendre fou. Elle le fixa un moment, écoutant toutes les idées qui le submergeaient. L'inquisition était composée de psioniques capables de lire dans les pensées et les mémoires des humanoïdes. Ces derniers connaissaient également les secrets de l'Assirowe, la marque magique apposée sur chaque Zox dès sa naissance. Elle pouvait le tuer ici, d'un simple ordre mental. Inutile de lui mentir, on ne peut échapper à une force aussi définitive et implacable. Il était qui il était : prendre des gants avec elle s'avérait futile. Asukile laissa tomber ses barrières et se résigna à tout lui dévoiler. Elle pencha la tête sur le côté, intriguée.
— Fascinant, très intéressant. Vous me surprenez, seigneur Asukile. Les êtres humains nécessitent plus de temps pour parvenir à vos conclusions.
Asukile continuait de penser à elle, à imaginer des scènes érotiques en sa présence. Il avait envie d'elle, de cette femme blanche. Seule une poignée de psioniques parcourait ce monde. Rare, unique, une perle, la beauté dans son idée la plus pure. Il n'en avait jamais croisé auparavant, mais la légende voulait que tous, peu importe leur race, possèdent une morphologie identique.
— Une malfaçon génétique, seigneur. Un dérèglement de la nature si vous préférez. Une anomalie, une erreur dans le grand ordre. Certains enfants voient le jour avec un membre en moins, trisomiques, d'autres naissent comme moi. Des tares, des monstres de foire. Et la plupart des êtres humains viennent au monde normaux, mais deviennent des déchets. Vous n'en faites pas partie.
Il se sentit rassuré. Cette femme semblait l'apprécier. Désormais, elle le connaissait plus intimement que n'importe qui. Il était une bonne personne, il le pensait, il le vivait, il l'accomplissait quotidiennement. Et Lisha. Oui, il reconnaissait sa culpabilité. Certes, elle abusait de lui depuis son enfance, mais en secret il le désirait secrètement. Qu'elle l'abaisse au statut d'objet sexuel lui rendait service, puisqu'il la convoitait. Merde, Lisha constituait la raison de sa visite. Mensah l'avait envoyée sur ses traces pour cela. S'il avait des doutes, maintenant il connaîtrait la vérité.
— Vous êtes perspicace, jeune seigneur. Il m'a convoqué, mais pas pour confirmer des soupçons. Votre oncle sait depuis très longtemps ce qui existe entre votre sœur et vous, et il s'en souciait peu jusqu'ici. Vous êtes devenu imprudent et on vous a surpris. Il a dû taire dans l'œuf le scandale et supprimer quelqu'un d'important. Il refuse que cela se reproduise. C'est la raison de ma présence dans la cité.
Elle lui donnait librement des réponses à ses interrogations les plus profondes. Elle pouvait lui révéler toutes les vérités sur la ville, lui confier tout ce qu'il désirait ardemment connaître. Il continuait de s'imaginer des choses. Il se sentait dominé par elle, comme Lisha le gouvernait. Elle détenait du pouvoir sur lui. Cela lui plaisait, l'excitait. Il ne pensait qu'à cela. Il était sous l'emprise de ce corps magnifique, de ses grands yeux glacials qui lisaient en lui. Et fatalement, elle le savait.
— Vous êtes complètement obsédé ! Je crains que nous ne puissions avoir une discussion tant que vous ne vous serez pas soulagé. Bien. Je veux vous révéler des choses essentielles, mais avant tout nous allons libérer votre esprit confus.
Il s'imagina qu'elle se déshabillerait, qu'elle s'offrirait à lui afin d'obtenir un instant de répit. Son excitation culminait, il la désirait complètement. Son membre durcit tant qu'il devint douloureux. Le sang frappait contre les parois de son immense sexe. Il respirait au rythme de ces palpitations.
— Ne rêvez pas, jeune prince ! Une personne plus adéquate comblera vos besoins, et surtout plus disposée à vous accueillir.
Son effervescence retomba. Il ne voulait pas d'une pute ou d'une femme en général, il la réclamait elle ! Si Lisha franchissait l'entrée, il l'ignorerait parfaitement. Il convoitait cette psionique et nulle autre. Il espérait la posséder, la prendre en son pouvoir, renverser cette domination qu'elle lui imposait.
— Vous sentez-vous frustré ? Déplaçons donc l'objet de votre désir sur un nouveau fantasme inassouvi. Quelqu'un dans cette cité guette votre venue avec impatience. Vous la surprendrez. Elle a entrepris votre séduction depuis longtemps. Elle ne s'attend pas à vous gagner si tôt. Vous lui offrirez ce qu'elle espère de vous. Vous reviendrez plus calme, serein.
Il était tout ouïe.
L'aube pointait quand il entra dans le palais. Il monta au troisième étage, l'aile des invités. Il parcourut le long couloir sans s'attarder. Il s'arrêta, frappa trois coups et attendit. Il s'apprêtait à toquer de nouveau lorsqu'il entendit du bruit de l'autre côté. Quelqu'un venait. La porte s'ouvrit, il ne s'était pas trompé. Déné se tenait face lui, la mine éreintée. Il la réveillait. Elle avait continué de boire après son départ. Elle plissa les yeux, la lumière l'aveuglait. Elle parut étonnée de le voir sur le seuil de sa chambre.
Il se jeta sur elle, littéralement. Elle sembla sortir de sa torpeur instantanément. Son visage marqua une surprise qui n'était absolument pas feinte, cette fois. Il plaqua sa main contre sa magnifique gorge et la colla contre le mur. De l'autre, il referma la porte. Elle allait protester quand il envahit sa bouche avec sa langue. Il l'embrassa avec puissance et fougue. Elle lui rendit son baiser. Elle saisit sa nuque et l'attira contre elle. Elle avait envie de lui, depuis longtemps. Vana avait raison.
Puis elle le repoussa, s'essuyant les lèvres du dos de la main. Il revint à la charge, ne lui laissant aucun répit. Elle essayait de se débattre, mais il était beaucoup plus fort qu'elle. Il arracha ses vêtements, continuait d'embrasser sa bouche, son cou, ses cheveux. Elle scandait non, mais tout son corps criait oui. Elle laissait échapper des coups de bassin à son intention. Elle avait envie de lui, mais elle ne voulait pas qu'il s'en rende compte. Il la jeta contre une banquette. Elle fit mine de se relever, mais il plongea sur elle, l'écrasant de toute sa masse. Elle se retrouva nue, lui aussi. Il colla son sexe dur comme du granit contre le sien, trempé. Elle ruisselait. Le liquide s'évaporait au contact de la peau. Il huma son odeur délicieuse, délicate et sucrée. Il attrapa sa poitrine, son magnifique sein. Il l'embrassa, le suça, le lécha. Il caressait son sexe qui l'appelait à venir. Elle le repoussait sans grande conviction. Elle lui demanda d'arrêter, elle le menaça de crier.
Il plaqua une main contre sa bouche, de l'autre il lui enserra la gorge avec douceur. Il la pénétra, sans interruption, du bout jusqu'à la garde. Déné écarquilla les yeux, elle se cambra pour l'accueillir plus profondément en elle. Elle brûlait et transpirait. Son sexe semblait tapissé de velours. Il n'avait jamais ressenti une telle satisfaction auparavant. Il alla en elle, en de nombreux va-et-vient. Elle poussait de petits cris étouffés. Ses jambes agrippèrent le dos d'Asukile. Ses mains se posèrent sur ses fesses, elle effectua de légers mouvements pour le diriger vers elle. Elle l'invitait à la prendre, elle l'accompagnait dans son élan.
Il la dominait complètement. Elle se rendait, il se l'appropriait. Ils fusionnaient. Son sexe battait sous l'impulsion du sang, encore et encore. Le même afflux semblait cogner dans le vagin de Déné. Les deux flots soufflaient à l'unisson, en résonance. Asukile ressentait chaque once de peau, chaque capiton qui frottait contre sa verge. Il vida son esprit. Le bonheur absolu résidait entre les cuisses de Déné, dans son bas-ventre. Son sexe entra en éruption, il déversa une lave brûlante et abondante en elle. Elle se crispa et accueillit sa semence avec docilité. Elle le griffa et il poussa un râle profond. Il tressaillit et se blottit contre elle. Il retira sa main de sa bouche et l'embrassa fougueusement, relâcha sa prise et se colla contre son ventre.
Le choc soudain, inattendu et violent, l'étourdit. Il fut projeté au sol. Ses côtes cognèrent contre la table, lui coupant la respiration. Un arc électrique parcourut son côté droit. Il scruta la pièce pour débusquer son agresseur. Il aperçut la pointe d'une longue lame effilée s'approcher de son visage et s'arrêter près de son cou. Déné plongea un regard noir dans le sien. Sa formidable poitrine se soulevait rapidement. La colère déformait ses traits. Asukile recula jusqu'à la table, le couteau plaqué contre la gorge.
— Déné, que fais-tu ? demanda-t-il, apeuré.
— Tu mériterais que je te saigne comme un porc. Tu es comme ton père, comme tous les hommes. Tous des porcs.
Asukile ne comprenait plus sa réaction. Il n'osa mettre en avant qu'elle semblait tout à fait ravie de la manœuvre qu'il avait entreprise. Il ne se permit pas non plus de lui dire que Vana lui avait conseillé d'agir de la sorte, qu'elle lui avait confié que Déné le désirait, l'attendait. Elle explosa de rage. Et s'il s'était planté ? Et s'il l'avait violée au lieu de simplement mimer l'acte ? Impossible. Elle l'avait encouragé à venir en elle, elle lui avait rendu ses baisers. Mais elle n'avait pas dit oui, elle avait même scandé non à plusieurs reprises. Étaient-ce de vraies négations ou de la comédie ? Faire la part des choses dans ces jeux de rôle s'avérait parfois difficile. Elle avait bien tenté de le repousser, mais elle l'avait attiré à elle également. Elle n'avait pas dit oui. Quand bien même elle le convoitait, cela ne l'autorisait pas à se comporter comme une bête, à lui sauter dessus sans crier gare. Il aurait dû lui préparer une cour subtile, patienter et guetter son assentiment. Elle le désirait, mais elle ne lui avait pas donné la permission, cela changeait absolument tout. Il le comprit.
Pourtant Vana s'était exprimé sans ambiguïté : Déné serait ravie qu'il lui bondisse dessus sauvagement, qu'il la domine, qu'il prenne son corps et son âme ce soir. Elle l'attendait, impatiente. Les dieux savent combien cette méthode ne lui ressemblait pas. Et si Vana le leurrait ? Et si elle n'avait pas bien interprété les pensées de Déné ? Ce n'est pas parce qu'on fantasme sur quelque chose qu'on désire réellement le voir se produire. Et s'il s'agissait d'un piège ? Une sensation désagréable lui glaça le bide. Et si quelqu'un entrait maintenant dans cet appartement et les surprenait ? Quel scandale ! Les femmes n'avaient pas beaucoup de droits chez les Zox, mais Déné restait une dame de la cour, une invitée de Rashad. Si on l'accusait de viol, sa position deviendrait très délicate. Si Mensah manœuvrait pour l'évincer, il avait couru dans le piège les yeux fermés. Lui, Asukile, qui se targuait d'être un homme intelligent avait sauté dedans à pieds joints. Il n'était qu'un sombre idiot dominé par ses passions. Vana avait raison, il était complètement obsédé. Il allait peut-être perdre la vie, ou son statut et sa réputation pour une partie de jambes en l'air. Il méprisait les notables attrapés la main dans la culotte d'une jeune demoiselle, et il plongeait dans la nasse. Quel sot !
Déné le menaçait toujours de son couteau. Il s'accroupit, autant que l'arme le lui permit. La surprise avait déserté son visage. Il semblait abattu désormais.
— Dame Déné, je me suis comporté comme un idiot. J'ai cru que vous attendiez cela de moi. Je me suis laissé manipuler par un agent très doué, ainsi que par mes passions. Je n'imaginais pas vous blesser. Si je peux d'une quelconque façon réparer mon erreur, je m'y emploierai. Considérez-moi comme votre obligé. J'ai agi ainsi parce que je pensais que nous ressentions tous deux les mêmes sentiments. Ce n'est pas un simple acte animal dicté par une passion. Je vous aime Déné, sincèrement. Je ne me comporte jamais de la sorte. Je n'ai jamais rencontré de femme aussi formidable. Votre beauté m'a ému, votre détresse, vos mots et votre nature si insolente. Je regrette amèrement de vous avoir meurtrie. Je souhaite vous aider, je désire vous accompagner et rester près de vous. Permettez-moi de me racheter à vos yeux.
Il pensait sa déclaration. Elle l'obsédait depuis son arrivée à la cour. Il songeait déjà à elle avant de la rencontrer. Il l'avait remarquée au bras de l'Empereur, resplendissante comme mille soleils, impératrice officieuse des tribus zox du Nord et du Sud. Une déesse inaccessible. Il la désirait sans la connaître, la rencontrer enflamma son âme. Puis, il découvrit une jeune femme sensible, perdue, en détresse. Elle ne craignait pas de l'envoyer sur les roses, de se montrer telle qu'elle était, et non telle qu'on attendait qu'elle se comportât. Elle brisait en quelque sorte les codes. Il appréciait cette désinvolture. Elle hantait ses pensées sans cesse depuis son arrivée, il rêvait d'elle chaque nuit. Il avait vécu une idylle physique incomparable. Il aimait.
— Dégagez de ma chambre ! Ne revenez plus jamais ! Ne m'adressez plus la parole ! Je ne veux plus jamais avoir affaire à vous ! s'époumona-t-elle les larmes aux yeux.
Des hoquets et des sanglots la secouaient. Elle lui parut si vulnérable, une poupée de chiffon abîmée et usée par le temps. Il désirait la prendre dans ses bras. Le bourreau n'apporterait aucun réconfort. Il devait se retirer maintenant. Il avait tout gâché, à cause de Vana, de son irrépressible envie de baiser. Il demeurait un animal esclave de ses pulsions. Il se dirigea vers le seuil.
— Je suis désolé, je vous aime.
Il quitta la pièce. Elle éclata en sanglots. Il resta quelque temps à pleurer silencieusement contre la porte. Comment pouvait-il se targuer d'éprouver des sentiments quand il lui infligeait une telle douleur ? Absurde. Ceux qui se chérissent ne se blessent pas. Ils se préoccupent du bonheur de l'autre en priorité. Il ressentit un profond dégoût pour son égocentrisme et son égoïsme.
Vana ne le recontacta pas. Il se cloîtra chez lui. De temps à autre, il sortait, marchait en ville sans but particulier. Il évitait autant que possible de se rendre au palais et ne fréquentait plus la cour. Il tenta de laisser autant d'espace qu'il le put à Déné. Il l'entrevit parfois au détour d'un couloir ou d'un chemin. Elle ne lui jeta pas un regard, ne le salua pas. Le temps passa. Il rencontra Lisha. Il lui parla de son entrevue avec Vana. Il l'avertit du danger et lui proposa de garder leurs distances. Elle accepta.
Chandu restait discret depuis les incidents du colisée. On ne le croisait que lors des cérémonies protocolaires obligatoires. Il avait changé. Il se montrait fermé, silencieux, impassible. Toute joie et toute innocence avait déserté son visage. Lors des banquets, il échangeait avec nombre de notables dans l'assistance, il détestait cela avant. Il parlait peu à sa famille. Il discutait un peu avec Asukile, sur un ton fraternel, mais sobre. Asukile semblait absent quoiqu'il en soit.
L'incident avec Déné l'avait profondément marqué. Il se sentait rongé par la culpabilité. Il revisitait la scène sans cesse. Plus les semaines passaient et plus les moments où elle le repoussait, où elle lui criait non, s'accentuaient dans ses souvenirs. Asukile avait été la victime de viols répétés depuis son enfance. Lisha l'avait abusé tout au long de sa vie, aussi loin que sa mémoire remonte. Si avec le temps il avait pris du plaisir, un plaisir malsain, au début il pleurait et n'en éprouvait aucun. Elle agissait avec cruauté. La terreur lui glaçait le sang quand elle pénétrait dans sa chambre. Il se souvint, très jeune, se blottir dans ses couvertures en l'apercevant entrer. Il se rappela qu'elle le battait. Il était sa marionnette. Il n'avait pas le droit de crier, elle le lui interdisait. Il sanglotait en silence. Il s'enroulait dans ses draps, Lisha assise à son côté. Il se tordait de douleur, mordant dans son oreiller pendant qu'elle le pinçait jusqu'au sang. Il avait oublié, occulté tout cela. Elle l'avait torturé longtemps avant de l'agresser sexuellement. Elle lui avait ôté toute dignité. Elle l'avait rabaissé au rang d'objet. S'il avait jamais aimé Lisha, c'en était terminé. Elle ne lui inspirait plus que du dégoût. Mensah et ses inquisiteurs méritaient des remerciements !
D'une façon imagée, chaque membre de sa famille l'avait violé. Chacun s'était servi de lui d'une manière ou d'une autre. Son père, son oncle, ses frères l'avaient réduit à l'esclavage. Il se souvenait encore des gages que la fratrie s'amusait à lui donner. Lorsqu'il avait le malheur de résister, il se faisait rosser par Hisham. Il se remémora ses premières rébellions, en bas âge, lorsqu'il venait d'arriver au palais. Il ne s'était pas laissé faire tout de suite, il avait refusé et combattu. Il avait oublié, mais il possédait de la dignité, un ego, une estime de lui-même, avant de rejoindre cette lignée. Les lions l'en avaient dépouillé. Ils l'avaient spolié de tout. Il se remémorait désormais. Déné avait levé le voile sur ses souvenirs refoulés. Quel monstre inflige ces horreurs ? S'il ignorait tout de son père, il conservait une image floue de sa mère. Douce, rayonnante et combative. Elle riait beaucoup, l'aimait et le protégeait. Il songeait à elle chaque fois qu'on le persécutait. Son fantôme le réconfortait, lui rappelait qu'une personne dans ce monde le chérissait. Et puis, il l'avait oublié. Les lions l'avaient effacée comme ils avaient terrassé ses tentatives de rébellion, sa volonté. Ils l'avaient rabaissé au rang de brebis, un serviteur docile.
Asukile remettait en question tout ce qu'il considérait jusqu'ici comme acquis. Qui était-il ? Quelle était sa place ? Devait-il la prendre aux côtés de sa famille ou contre elle ? Il se sentit perdu, empli de haine et d'amertume.
Un soir, on frappa à sa porte. Il ne recevait pas de visite. Il tituba dans l'entrée. Ces derniers temps, il dormait plus qu'il ne restait éveillé. Il noyait sa mélancolie et ses idées noires dans les drogues et l'alcool. Il causait même de la peine à sa jeune domestique. Il avait remarqué son regard, un matin, débordant de pitié. Une brave et gentille fille. Il craignit un moment qu'elle rapporte ce qu'elle observait à son père ou son oncle. Elle agirait sans méchanceté. Elle se souciait de sa santé mentale avec toute la bonté dont le petit peuple était pourvu.
On n'avait pas insisté. Il crut un instant avoir imaginé ces coups. Peut-être son visiteur était-il reparti ? Il réalisa combien il ressemblait à une épave et se demanda s'il pouvait encore se présenter au monde ainsi.
La porte s'ouvrit. Déné se tenait devant lui, vêtue d'une robe noire, sobre et pudique. Son visage se ferma, strict et sombre.
— Puis-je entrer Asukile ? J'aimerais que nous parlions.
Son cœur s'accéléra. Des torrents de liquides gastriques remontaient de son estomac vers sa gorge. Dans un état second, il recouvra instantanément sa lucidité. Il ne ressentait absolument plus aucun effet de drogue ou d'alcool. Une vague d'euphorie envahit son corps et son esprit. Il retrouvait la raison de ses tourments, et refusait de la perdre une seconde fois.