Partie 2 Chapitre 5

David Cassol

    Le temps se figea. Chaque seconde s'écoulait plus lentement que la précédente. Les gestes, les paroles, les regards devenaient lourds de sens. Il prêtait une importance infinie à chaque détail. Elle se trouvait chez lui, dans ses appartements. Il possédait une occasion unique de racheter ses erreurs et de la retrouver. Il exigeait qu'elle fasse partie de sa vie, mais elle tournerait les talons à la première maladresse. Il devait conserver cet état de concentration et de lucidité.

— Dame Déné, vous ignorez combien votre visite me ravit. Je vous en prie, entrez. Je suis votre serviteur.

    Asukile ouvrit grand la porte et se colla contre le mur. Elle avança. Lorsqu'elle passa près de lui, elle marqua un léger écart. Il ne tiqua pas.

    Elle marchait sans empressement, le visage las. Il craignit qu'elle s'enfuie devant le désordre. Il se tint derrière elle en retrait.

— Dernièrement, je n'ai pas prêté beaucoup d'attention ni de soin au rangement de ma maison, s'exclama-t-il en souriant.

    Sa barbe dévorait son visage habituellement si lisse. Asukile conservait une hygiène irréprochable, mais ses cheveux avaient poussé et ses traits étaient tirés. Il s'était échoué dans ce salon et ne quittait la rive que pour se sustenter.

— Vous revenez d'un tumultueux voyage, Asukile. Vous ressemblez à un naufragé. Votre mine m'inquiète.

— Ne craignez rien.

    Énoncer cette vérité chassa sa propre appréhension. La visite se déroulerait bien, cette rencontre ne dégénérerait pas.

    Elle le dévisagea longuement. Il ne la quittait pas du regard. Il ne la fixa pas avec insistance, avec envie ou passion. Il la contemplait simplement pour ce qu'elle était, la femme qu'il aimait, qu'il chérissait. Il profitait de sa présence, ignorant s'il aurait à nouveau l'occasion d'en jouir. Il se sentit paisible, heureux. Il ne s'imaginait pas autant épris d'elle : après tout, ils ne se connaissaient pas. Peu importe s'il s'agissait de passion ou d'amour : il la désirait, elle l'obsédait. À cet instant, il se persuada de son attachement profond et sincère, aveugle.

— Oui, je n'ai plus à vous craindre. Je n'en doute plus.

    Elle traversa le salon telle une équilibriste et s'aménagea une place sur un siège en osier rembourré de coussins molletonnés. Asukile resta debout et lui proposa à boire ou à manger. Elle demanda du thé et il revint quelques minutes plus tard avec un plateau rempli de confiseries et de viennoiseries. Il déposa le tout sur une petite table en marbre qui, chose incroyable, ne croulait pas sous une pile d'affaires. Il s'assit près d'elle sur un canapé.

    Elle se servit une décoction de menthe verte, classique. Elle picora quelques gâteaux au miel et attendit longtemps que les herbes infusent avant de boire. Elle semblait éreintée. Asukile eut l'impression qu'elle avait vieilli. Son visage était tendu et marqué. Elle demeurait belle, mais plus naturelle. Il contemplait la véritable Déné, la femme du quotidien, pas celle qui dirigeait ses fantasmes. Elle l'attirait, irrésistiblement. Il la désirait, il éprouvait une irrépressible envie d'embrasser ses joues, caresser ses cheveux, sentir sa bouche chaude contre la sienne. Il songea qu'il passerait sa vie aux côtés de cette femme si elle l'acceptait.

— Asukile, vous ne quittez plus votre domicile. Des bruits courent. Le palais fourmille en votre absence. Ce que vous avez mis tant d'ardeur et d'effort à construire s'effondre. Vous perdez des amis, des relations. Reprenez-vous ! Cette cité a besoin de vous.

— Et j'ai besoin d'autre chose. Peu m'importe la cité, ma famille, la politique. Cela n'a plus de sens. J'ai touché le fond, j'ai sombré. Je ne peux déambuler dans les couloirs du palais en ignorant mes actes. Les blessures qu'on inflige à ceux que l'on aime s'avèrent plus cruelles que celles que l'on subit. Je me sens coupable, Déné. J'ai tout gâché, je vous ai fait du mal, je vous ai perdu à jamais et cela me brise le cœur et l'âme.

— Vous devez faire la part des choses. Ce qui s'est passé est derrière nous. Avancez ! Vivez au-delà de moi ! Un chemin existe où je ne vous hante pas.

— Cela ne m'intéresse pas. Je ne veux pas emprunter de route sans vous.

— Allez-vous rester terré ici jusqu'à la fin de votre vie ? Croyez-vous que cela me ramènerait vers vous, que cette solution me conviendrait ?

    Asukile s'accorda un temps de réflexion.

— Vous ramener ? Cela signifie-t-il que vous résidiez près de moi ?

    Déné baissa le regard.

— Aurais-je jamais cette chance ? N'est-ce pas là un vain espoir que vous agitez devant mes yeux ? Je vous aime Déné et j'abattrais des montagnes pour vous. Je brûlerais des mondes et terrasserais des empires en votre nom. Ne me demandez pas de me comporter comme si rien ne s'était produit. Je ne néglige pas mes actions. Je les vis complètement. Je veux les regretter, avec toute la tristesse, la déception et le dégoût qu'elles m'inspirent. Je purge ce mal de mon être, j'apprends, et je vous reviens tel que vous le méritez. J'ai erré hors du monde, mais cela me paraissait nécessaire. Je ne me morfonds pas seul dans ma grande maison, coupable de mes crimes et pleurant sur mon sort. Je goûte la peine que je vous ai infligée, j'embrasse l'ardeur de mon cœur, j'accepte mes souffrances et les attise afin de me souvenir.

— Vous vous punissez. À votre aise, mais ce n'est pas le monde réel. Sortez de cette pièce et affrontez à nouveau la vie ! Confrontez-vous de nouveau à mon regard, à ma présence !

— Je ne considère pas votre présence comme une confrontation. La seule violence qui existe entre nous provient de l'amour puissant et intense que je nourris à votre égard.

    Déné rougit, gênée.

— Vous ne pouvez pas me dire ça, pas après votre comportement.

— On m'a berné, je me suis égaré. J'en suis désolé. Cela ne change pas mes sentiments. Je remettrais ma vie entre vos mains. Je vous l'offre si vous le désirez.

    Asukile dégaina un grand sabre d'or de son fourreau. Déné tressaillit et s'enfonça dans son siège, sur la défensive. Il déposa l'arme sur la table, ploya le genou et offrit sa nuque.

    Elle saisit l'épée avec précaution et agrippa le manche froid de ses deux mains. Elle semblait en transe. Elle détenait le pouvoir d'ôter la vie d'Asukile, maintenant. Elle posa la lame contre sa peau. Il ne broncha pas. Il attendit, patiemment. Déné crispa ses doigts sur le pommeau. Elle tint la tension un temps assez long pour que ses bras lui fassent mal. Puis, elle se relâcha.

    Il se redressa, lentement. Elle se braqua et lui interdit d'avancer, plaquant la lame d'or contre son cou.

— Ma vie sans vous n'a pas de sens. Me l'ôter serait miséricordieux, si vous ne comptez jamais me rejoindre. Je ne vous impose pas ce choix. Quittez ces appartements si vous le souhaitez. Tuez-moi, enfoncez ce fer dans ma gorge et vengez l'affront que je vous ai fait subir si ma mort vous soulage. Je n'ai pas prémédité mes sentiments pour vous : ils m'asservissent. Je vous désire depuis le jour où j'ai croisé votre regard dans la cité noire. Je vous ai peut-être même aimée avant de vous rencontrer, lorsque je lisais et entendais parler de vous, de votre extraordinaire personne.

    Asukile s'avança doucement. Elle faisait pression contre sa gorge, indécise. Une perle de sang roula sur sa clavicule, mais il n'y prêta pas attention. Il lui déclara sa flamme, il lui dit combien il tenait à elle, tout ce qu'elle lui inspirait. Chaque phrase le rapprochait un peu plus. Chaque pas à sa rencontre durcissait l'étreinte de l'épée entre ses mains. Elle lâcha prise. L'arme s'échappa et frappa le sol dans un bruit cristallin et métallique. Le destin sonnait une cloche d'or, le tocsin de l'amour. Elle éclata en sanglots. Il s'installa près d'elle et lui demanda si elle souhaitait du réconfort. Elle acquiesça. Il passa un bras autour de ses frêles épaules et la serra tendrement. Sa main libre caressait ses cheveux. Elle pleura contre le torse d'Asukile, les paumes contre son buste fin et musculeux. De temps à autre, il déposait un baiser sur son front, chuchotait des mots doux. Peu importe ce qu'il racontait, seul comptait le ton. Il ressentit l'envie de la serrer fort contre lui, de lui faire l'amour, de lui exprimer ses sentiments physiquement, mais se retint. Il irait à son rythme, il aimerait à sa mesure. Il aspirait à son bonheur et sa sérénité.

    La soirée était déjà très avancée lorsqu'elle cessa de pleurer. Elle lui retira sa chemise, trempée de ses larmes. Il lui sourit. Elle caressa les poils de sa barbe à l'abandon et s'élança à sa rencontre. Leur baiser long et chaud s'abîma dans les tréfonds d'un monde lointain et impalpable. La réalité s'estompait. Ils quittaient ce monde, noyés sous l'avalanche d'émotions qu'offre le voyage pour la dimension des songes. Il sembla à Asukile qu'il n'avait jamais véritablement étreint une femme avant ce jour. Ses expériences passées se résumaient à de banals contacts buccaux vides de sens et de poésie. Il embrassait pour la première fois, pas avec sa bouche, mais avec son cœur et son âme toute entière. Il se sentit transporté au-delà des cieux. Il voyageait parmi les constellations de l'univers. Son esprit s'élevait, atteignait une dimension supérieure. Il réalisa que ce monde cotonneux reflétait l'existence des dieux. L'amour entreverrait-il le divin ? L'amour rapproche les mortels de l'indicible.

    Ils passèrent la nuit ensemble, tendrement enlacés l'un contre l'autre. Il la couvrit de mille baisers et de plus d'attentions encore. Ils rirent et se chérirent comme un homme et une femme qui se rencontrent pour la première fois. Ils s'unirent chastement et s'endormirent habillés seulement de la passion qu'ils se portaient l'un l'autre. Asukile souriait, il se sentit épanoui. Déné souriait également, elle obtenait ce qu'elle avait désiré si ardemment bien qu'elle l'ait si longtemps caché. Asukile dépassait ses espoirs les plus fous : il l'aimait, vraiment. Le monde n'aurait pu paraître si beau à ses yeux. Une douce nuit où un homme n'avait pas essayé de porter la main sur elle. Il n'avait rien tenté, se contentant de lui offrir ce dont elle avait besoin. Il était patient, à l'écoute, attentionné, protecteur. Il incarnerait tout ce qu'une femme espère d'un compagnon, et elle souhaitait devenir tout ce qu'il désirait d'elle. Mais pas aujourd'hui, pas ce soir. Trop tôt. Elle profiterait de cette chaste tendresse, de ces baisers presque innocents, du plaisir de l'attente qui s'étend, interminable. Déné sut qu'Asukile l'aimait. Elle s'endormit dans ses bras, heureuse et épanouie.


    Les semaines s'écoulèrent. Asukile revint doucement à la vie publique. Il restait cependant distrait. Il pensait à Déné. Ils se retrouvaient aussi souvent que possible. Elle se montrait épanouie, mais également anxieuse. Elle lui confia qu'elle craignait la réaction de Rashad s'il apprenait ce qui se tramait entre eux. Elle appartenait au Général et il ne partageait pas. Asukile acceptait difficilement que sa compagne réside sous le joug de son père. Cela le travaillait sans cesse et ses rapports avec lui se refroidirent. Déné lui promit que les choses changeraient, qu'ils partiraient tous deux quelque part, loin de tout cela. Un jour. Le faste et ce monde politique vénéneux les dégoûtaient. Ils avaient uniquement besoin l'un de l'autre.

    Il aimait l'idée de s'extirper de ce nid de vipères, de ne vivre que pour et par Déné. Il considérait cette échappée comme une fugue, définitive. Il n'avait jamais songé à fuir la cité ou le pays. Depuis son enfance, sa famille le maintenait sous emprise. Il ne connaissait rien d'autre. Que ferait-il s'il n'était plus le grand conseiller ? Déné planifiait son évasion de longue date. Elle envisageait déjà de s'exiler avec son défunt mari. Elle avait accepté et subi docilement l'esclavage sous la coupe de l'Empereur afin de se créer des contacts et s'échapper avec l'homme qu'elle aimait, loin de ce pays qui ne lui avait jamais voulu que du mal. Elle avait bien travaillé durant toutes ces années. Elle crut partir, se libérer de ses chaînes, mais fut trahie. Elle se dirigeait vers la frontière grâce à un contrebandier étranger lorsque l'Empereur la rattrapa et ordonna l'exécution de sa suite. Quelqu'un avait vendu son projet.

    Elle conservait une piste vers l'Empire. Cette nation avait toujours été une farouche ennemie des Zox ; elle se ferait un plaisir d'accueillir en son sein deux hauts dignitaires, ainsi que toutes les informations qu'ils détenaient. Ce pays entretenait une réputation pacifique, d'ouverture et de justice. Déné avait besoin de temps, et elle supplia Asukile de ne pas agir imprudemment, de rester patient.

    Asukile rêvait de ce voyage. Il s'imaginait en seigneur de l'Empire, un petit lot de terres agréables et tempérées, un manoir ou même peut-être un château ; il se promenait à travers de vertes forêts et des plaines vallonnées ; il administrait son domaine, sans rendre de comptes ; nul ne se dresserait comme obstacle à leur amour, et leurs enfants grandiraient libres ! L'Empire lui apparaissait de jour en jour la solution, une destination dorée, un avenir radieux. Il avait de plus en plus de mal à se considérer comme un haut magistrat de la cité tant il détestait tout ce qu'elle représentait.

    Parfois, il songeait aux hyènes. S'il partait, il devrait les emmener. Il ne les abandonnerait pas. Mais elles ne changeraient jamais. La frontière franchie, elles vagabonderaient probablement de leur côté. Peut-être continueraient-elles de le servir ? Cela ne l'enthousiasmait pas de contempler quotidiennement le souvenir d'un passé révolu, une histoire de tristesse, de cruauté et de souffrance. Il portait une responsabilité envers elles. Elles l'accompagneraient ou périraient dans d'horribles tourments.

    Ce que taisait Déné le hantait. Les sous-entendus équivoques à propos de la relation que son père et elle entretenaient l'obsédaient. Ses mots extrêmement durs lui laissaient imaginer les pires scénarios. Il ignorait quel traitement lui était réservé durant les longues journées et parfois les nuits au palais. Le doute l'assaillait sans cesse. Il avait besoin de savoir, il réclamait des informations et elle refusait de lui en fournir. Elle maintenait que la lumière sur ces faits saccagerait leur histoire. S'il l'aimait, il devait faire abstraction de tout cela. Elle lui répétait que cela n'avait pas de sens, que cela ne devait pas influencer leur relation. Elle le suppliait de la laisser oublier ces horreurs en sa compagnie. « Trêve Asukile, mon ange ! Permets-moi de m'échapper de ce tourment. Ne m'oblige pas à y songer de nouveau. Je refuse que cela entache notre histoire. Dans mon cœur, Rashad n'occupe aucune place. Si tu lui permets de devenir un obstacle, il gagne. »

    Ces paroles ne calmaient pas Asukile, au contraire. « Si je te confiais ce que je subis, tu plongerais dans le désespoir. Ne t'inflige pas ces souffrances. Bientôt, nous enterrerons ce passé, nous oublierons. Seul compte nous deux, le reste je peux l'effacer de mon cœur. » Ces propos ne le rassuraient pas. Pour accepter ce qui se tramait en son absence, il nécessitait de savoir, de connaître la vérité dans ses moindres détails. Son idée fixe enflait comme une plaie suppureuse et hantait ses nuits, lui interdisant tout repos. Il remarquait combien Déné redoutait d'évoquer ce sujet, les souffrances que cela ravivait. Mais cela attisait sa colère, sa jalousie, sa curiosité délirante. Rashad la touchait-il ? La torturait-il ? Par quels moyens la rabaissait-il ? Peut-être utilisait-il Déné comme prostituée : il se servirait de son corps pour acquérir les faveurs de diplomates et de notables. Il suspecta tous les hommes qui la regardaient. Il se méfiait de son entourage et sa haine envers Rashad s'accumulait de jour en jour.


    Puis, Déné disparut. Sans explications ni nouvelles, plus personne ne la revit. Elle s'était évaporée, nuage fugace emporté par le vent. Asukile força la porte de Rashad, mais ce dernier nia savoir ce qu'était devenue son invitée, et paraissait s'en moquer éperdument. Il fulminait et imaginait les pires scénarios. Il manigança en haut lieu afin d'extorquer des informations, sans résultat. Asukile plongea dans une profonde dépression. Il craignait que le cadavre de son aimée remonte un jour du grand fleuve sombre qui serpentait au cœur de la cité. Peut-être sa dépouille reposait-elle sous terre, tout près de lui. Il envisagea qu'on la détint dans un cachot sous-terrain. Et si Rashad connaissait leur projet de quitter le pays ? Peut-être le Général préférait-il garder dans l'obscurité son esclave afin que nul ne remarque les traces de ses mauvais traitements. Peu importe les conclusions qu'il tirait au sujet de sa disparition, elles désignaient immanquablement son père comme responsable. Sa colère se transforma en rage, mais il patienta. Malgré sa fureur, Asukile comprenait que ses sentiments ternissaient son jugement. S'il se vengeait, il agirait de façon réfléchie. Il goûta pleinement son amertume jusqu'à atteindre la détermination la plus froide.

    Un soir d'automne la cloche d'entrée sonna. Il ruminait ses pensées noires, seul dans sa grande demeure. Il imagina découvrir Déné sur le palier, souriante, les yeux emplis de larmes à l'idée de retrouver son amour. Cela n'arriverait pas. Ces chimères appartenaient aux contes pour enfants. Pourtant, jusqu'au moment où la porte s'ouvrit, une petite part de lui continuait d'espérer follement le retour de sa chère et tendre moitié. Lisha se tenait sur la terrasse de bois précieux, le regard hagard. Il ne l'avait pas croisée depuis la visite de Vana. Depuis ses dernières introspections, Asukile ne la portait plus du tout dans son cœur.

    La revoir le troubla. Son visage s'éclaira, et il se réjouit : mémoire corporelle. Sa colère contre elle ne s'était pas tarie, mais la sentir à ses côtés adoucissait son humeur pour une raison qu'il ne parvenait pas à s'expliquer. Après tout, il l'avait longtemps aimée et elle restait sa sœur ! Lisha se nicha contre lui. Il marqua un mouvement de recul qu'elle perçut. Elle s'interrompit puis termina son geste. Il ne l'arrêta pas. Il l'enserra également, sa rancœur s'accentuait. Malgré son comportement horrible et odieux, elle l'aimait. Elle lui démontrait de l'intérêt, il existait à ses yeux, comme une chose certes, mais il existait tout de même. Il n'entretenait plus aucun contact physique depuis des semaines, ni même amical. Il se sentait profondément seul. Il reçut avec joie et avidité ce témoignage affectif.

    Lisha s'écarta et referma la porte. Elle s'effondra en pleurs et se jeta dans ses bras, plus intensément. Il la serra fort. Ses larmes perlaient contre son cou, mouillaient son col. Elle lui caressa la nuque, l'embrassa tendrement. Elle se montra douce à son égard. Elle ne le pinça pas, ne le brusqua pas. Elle avait besoin de lui, il lui avait manqué. Ce long éloignement l'avait touchée. Elle lui confia avoir cru ne jamais le retrouver, elle craignait de l'avoir perdu pour toujours. Elle ne pouvait pas continuer sans lui, elle avait essayé. Peu importe si Mensah la sanctionnait, elle l'acceptait. Elle préférait souiller l'arène de son sang plutôt que de taire sa passion. Sans lui, elle flottait dans le monde des vivants telle une feuille ballottée par le vent.

    Il perçut le revirement de pouvoir. Durant tant d'années, il souffrit sous le poids de son influence, de sa domination. Aujourd'hui, il en aimait une autre, et Lisha restait prisonnière de ses sentiments. Elle s'exposait, nue, faible et vulnérable. Il embrassa la situation d'un regard neuf. Il avait besoin de Déné, ça le rendait fou. Lisha lui parut un exutoire nécessaire. Il devait garder son calme, reprendre pied. Elle l'aiderait, lui permettrait de récupérer une bonne condition afin de retrouver sa bien-aimée. Il désirait un contact corporel. Tout son être réclamait la sève d'une femme. Son membre durcit. Lisha s'humidifiait en se frottant à sa gigantesque érection. Il la sentit défaillir. Elle leva les yeux vers lui. Ils savaient tous deux que s'ils passaient à l'acte ils risquaient la torture et la mort : ils encouraient le courroux du Général, la fureur du gouverneur. Asukile releva le défi. Il envoyait un message à Rashad, le provoquait, l'exhortait à réagir et répondre de ses crimes.

    Il attrapa Lisha par la base du crâne et attira son visage vers le sien. Il l'embrassa goulûment, dévora sa bouche et sa langue. Elle l'accueillit docilement. Il se frotta contre elle. Elle fit mine de le tenir, mais il la domina de sa masse et elle concéda du terrain. Pour la première fois, il décidait, il lui imposait son rythme, sa force, son corps. Il la plaqua contre un mur, attrapa ses mains et les maintint au-dessus de sa tête. Il se colla contre son sexe, lui arracha ses vêtements, sauvagement. Elle était nue contre lui, suintante. Il fourragea dans son entrejambe. Elle était trempée et ondulait contre lui d'excitation, son souffle rauque réchauffait sa peau. Elle l'appela pendant qu'il dévorait son cou et ses seins. Elle soupirait et il lui répondit par un grognement. Il la souleva et l'emmena dans le salon, la jeta contre une table, renversant tout ce qui s'y trouvait. Il l'allongea sur le dos, les jambes écartées. Elle fit mine de se relever, mais il la plaqua de son bras puissant, serrant sa gorge d'une poigne de fer. Il souleva sa croupe et entra en elle d'un seul élan. Elle poussa un petit cri de surprise. Il poursuivit ses va-et-vient, lentement et langoureusement.

    À chaque mouvement, il tapait plus fort et plus loin dans son vagin. Il étendait son sexe. Il rentrait déjà presque aux trois quarts son immense verge. Son pénis battait à la mesure des coups de boutoir. La table sonnait un tempo musical régulier, le bruit lourd du bois qui cogne contre la pierre. Il se redressa, le buste droit, genoux pliés. Il agrippa ses siens tout en la pénétrant en cadence. Elle criait de ravissement. Elle marquait chacun de ses mouvements par un chuintement, se tenant la tête, la bouche tordue dans une mimique de satisfaction. Il resserrait par intermittence les jambes de Lisha, puis les écartait comme des ciseaux. Elle jouit dans un fracas de rires et de pleurs, mais lui se retint.

    Elle haletait, il la releva et l'envoya valser contre un canapé. Elle tenta de se défaire de son emprise, mais il lui bloqua le bras dans le dos. Il l'arc-bouta, la croupe vers lui, contre le rebord du sofa. Il la prit comme un chien prend un rival vaincu. Elle sembla étonnée de prime abord. Il alla doucement en elle. Il portait sur son sexe la semence que les femmes exhalent quand elles s'approchent des cieux, ainsi malgré la taille réduite de ce lieu il n'eut pas de difficulté à s'y insinuer. Il joua quelque temps à l'extrémité, ne laissant que le bout de sa verge entrer et sortir. Elle lui saisit la fesse d'une main et l'invita à s'introduire plus profondément. Il avançait progressivement, par étape. Elle se figeait à chaque élan et soufflait ensuite de soulagement et de plaisir. Il s'enfonçait toujours davantage en elle. Parfois, elle grimaçait, puis une expression de satisfaction éclairait son visage. Il se retira entièrement et rentra à nouveau presque à la garde. Elle se releva sous l'impulsion en poussant un cri étouffé. Il recommença. Sa poitrine généreuse se gonflait, magnifique. Lorsqu'Asukile tapait contre ses fesses, ses mamelles s'agitaient avec force. Il saisit ses deux seins, collant son ventre contre son dos et sa bouche contre son oreille, puis il alla et se retira en de grands mouvements amples. Elle gémissait, hoquetait, soufflait et inspirait profondément. Puis il accéléra et son cri ne se ponctuait que par les soubresauts qui la secouaient. Il vint enfin avec rage. Il poussa un grognement rauque et félin et elle l'accompagna. Il hurlait comme un guerrier de première ligne chargeant sur un champ de bataille. Elle pleurait de plaisir. Il rugissait de satisfaction. Ils jouirent tous deux en meuglant, trempés de sueur.


    Lisha gisait nue et épuisée, collée tout contre lui. Ils s'étaient endormis dans son grand lit. Un courant d'air frais rappela à la réalité. Elle déposa un doux baiser sur son épaule et caressait sa poitrine.

— Je t'aime, Asukile. Je t'ai toujours aimé. Je ne l'ai jamais vraiment accepté. Durant toutes ces années, je pensais te maintenir à ma botte, mais je vivais sous ton emprise. Je tentais de sauvegarder le peu d'ego que cette passion m'interdisait.

— Je n'aurais probablement pas osé si tu ne m'avais forcé.

    Il réfléchit et tout se mit en place. Il sourit du coin des lèvres.

— Moi aussi je t'aime. Je souhaite vivre à tes côtés, sereinement. Je suis l'homme que tu mérites et toi la femme que je désire.

    Elle enfouit son visage sous son bras et le serra fort.

— Mensah nous empêchera, il ne le permettra jamais, souffla Lisha.

— Mensah n'existe pas sans Rashad. Il constitue le cœur du problème. Si Hisham lui succédait, nos soucis s'évaporeraient.

    Elle fronça les sourcils. Peut-être s'était-il précipité. Lisha n'était pas une idiote et elle berçait depuis trop longtemps dans la politique pour se laisser berner. Cela dit, son coup paraissait suffisamment gros pour sembler honnête. Aucune subtilité, pas de déguisement. La vérité nue, comme une confession authentique.

— Notre amour reste impossible. Ils nous tueront, inexorablement ! affirma Asukile.

— Nous pourrions nous exiler. Je voyage souvent en mission diplomatique. Je pourrais ne pas revenir, et requérir ta présence.

— Ils ne nous laisseront jamais quitter le pays tous les deux et tu ne l'ignores pas. Chaque fois que tu pars, je suis étroitement surveillé. Mensah sait depuis très longtemps. Je pense que notre histoire provoque ces déplacements. Rashad t'éloigne de moi. Il refuse que « nous » ait un sens.

— Nous pourrions passer par une voie moins légale. Je connais des circuits pour nous conduire hors du pays.

— Pour quelqu'un d'insignifiant, oui. Nous représentons une récompense inestimable. Les contrebandiers qui te transportent au-delà des frontières sont les mêmes qui te livrent à Rashad ou l'Empereur. Autant nous jeter tout de suite dans ses cachots. Nous rapportons davantage trahis que passés à l'occident.

— Mensah et Rashad ne vivront pas éternellement. Si l'un d'eux disparaissait, il subsisterait une chance pour nous, murmura Lisha.

    Asukile frémit. Elle se situait là où il la voulait. Ne pas commettre d'erreur et bien peser ses mots. Il savourerait sa vengeance sur Rashad, pour Déné.

— Un jour, dans bien des années. Nous continuerons de nous dissimuler, de nous aimer dans l'ombre, vigilants et discrets.

— Je refuse de me cacher. Je porterai tes enfants.

— Les dieux en ont décidé autrement et je n'entrevois aucune autre solution. Nous rencontrer est un péril constant. Des psioniques travaillent pour Rashad. Nous ne disposons d'aucun moyen pour nous camoufler de ses espions. Nous pourrons nous estimer heureux si demain nos têtes restent sur nos épaules.

    Il glissa un regard vers sa sœur. Elle fixait un point sur le plafond. Ses traits étaient tirés, durs. Un combat intérieur l'agitait violemment. Oui, elle semblait décidée. Elle deviendrait le marteau qui s'abat sur ses ennemies. Asukile ressentit de la culpabilité, un court instant. Rashad était son père et Lisha sa sœur, mais il aimait Déné et ce salopard lui avait enlevé à jamais. Non, ni Rashad ni sa sœur ne partageaient son sang. Des étrangers, des tortionnaires, de viles créatures qui polluaient la terre. Le Général méritait ce qui lui arriverait. Rashad n'était pas un saint. Il avait tué des milliers d'hommes, et probablement violé un nombre incalculable de femmes, peut-être même sa propre mère après tout. Cela expliquerait son attachement envers lui. Rashad était un individu tortueux et vicieux, fondamentalement mauvais. Son engeance pourrait bien périr dans les flammes, le monde ne s'en porterait que mieux ! Non, Asukile ne l'empêcherait pas. Elle s'occuperait d'eux. Elle trouverait un moyen. Si elle échouait, on ne l'accuserait pas. Il n'avait rien à perdre. Lisha était son ennemie, et avec un peu de chance il se débarrasserait de trois lions d'un seul coup de dés !

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