Partie 2 Chapitre 6

David Cassol

    Asukile prenait le thé dans son bureau, seul. Il contemplait la cité depuis la fenêtre. Les vastes panoramas le subjuguaient. Si les choses tournaient mal et qu'on l'enfermait, il espérait qu'on le transférerait dans une cellule avec vue. On accordait ce genre de faveurs aux prisonniers politiques de son acabit. Cela vaut-il pour les parricides et les incestueux ? Non, probablement pas. Mais ce n'était pas vraiment son père ni sa sœur. Ces liens se résumaient à un voile mensonger qui berçait les illusions des étrangers, pas les siennes. Tu ignores qui est ton géniteur, tu pourrais bien avoir déjà tué un de tes frères ou coucher avec une de tes sœurs. Et s'il t'avait adopté parce que tu es le bâtard issu d'une union non consentie avec ta maternelle ? Non, il ne se reconnaissait en rien dans Rashad. Les raisons de son adoption lui avaient toujours semblé indéchiffrables. Rashad ne s'était jamais comporté comme un parent aimant envers lui. Pas plus qu'avec les autres lionceaux. Il n'est un père pour personne, seulement le Général. Tu ne mérites pas mieux. Quelque part vivait son véritable père, bon et pacifique. Il lui ressemblait. Les enfants demeurent les miroirs de leurs géniteurs. Hisham se rapprochait de Rashad en tout point, mais Asukile ne savait pas à quoi pouvait s'apparenter celui qui l'avait engendré. De quel modèle s'inspirer ? Tu sautes ta propre sœur depuis le début de ta vie et tu projettes la chute de ta propre famille. Ne t'imagine pas si différent de Rashad, tu es peut-être même son fils le plus fidèle ! La vengeance guidait sa main. Ses actes ne le définissaient pas, il valait mieux. Il tentait de s'en convaincre.

    La porte s'ouvrit avec fracas. Trois hommes louches entrèrent. Asukile ne les avait jamais vus. Ils étaient armés, des spadassins de toute évidence. Le plus grand s'avança dans le bureau d'un pas rapide, balayant la pièce d'un œil expert. Une gigantesque lame double pendait à son côté. Asukile conclut qu'ils venaient le tuer, ou le kidnapper. Une réponse consécutive aux incidents du colisée, à moins que Mensah lui ait envoyé des hommes de main pour se débarrasser du neveu gênant sans faire de vague après l'échec de Lisha.

— Seigneur Asukile, veuillez nous suivre. Nous avons très peu de temps. Nous devons partir avant que la garde vous prenne. Nous allons vous mettre en sécurité, annonça le géant à la grande lame.

— Qui êtes-vous ? demanda Asukile inquiet.

— Écoute, fils. Continue à poser des questions et ta tête ira décorer les remparts du palais. Si ce type de traitement te branche pas, tu la fermes et tu nous suis. Ton frère nous envoie. Tu viens maintenant ou tu crèves ici.

    Le spadassin désinvolte était un homme grisonnant à la peau blanche. Un étranger. Probablement pas un Impérial, non. Ses traits rustres et durs trahissaient une origine modeste. Son absence de considération pour les rangs et l'étiquette le fit balancer vers l'Arémie. Ses yeux bleus, froids et inexpressifs balayaient les alentours avec nonchalance. Ils ne s'éterniseraient pas dans cette pièce et ne l'obligeraient pas à les suivre. Ils tournaient déjà les talons. Asukile songea qu'il courait peut-être dans un piège. Il allait remettre sa vie au hasard.

— Très bien, guidez-moi, lança Asukile.

— À la bonne heure ! Taisez-vous et obéissez sans poser de question, répondit le plus jeune.

    Ce dernier appartenait au peuple zox, comme le colosse. Asukile conclut qu'il dirigeait la coterie malgré son visage juvénile. Il maniait un langage érudit qui contrastait singulièrement avec son apparence. Il avait probablement reçu une haute éducation. On l'emmena dans des couloirs du palais que peu de gens fréquentaient. Les spadassins tuèrent trois gardes dans leur fuite, toujours en silence sauf le dernier. Il allait donner l'alerte lorsque la lame démesurée le transperça de part en part. Il s'effondra sur le dos, une expression ridicule d'étonnement. Son visage s'était crispé dans une mimique de souffrance et d'hébétement, sa bouche figée en un « O » bien rond. Le géant eut du mal à déloger son épée du cadavre et du mur dans lequel elle s'était enfoncée.

— Il y a eu un attentat contre le palais, souffla le plus jeune. On a tenté d'assassiner Rashad. Plusieurs soldats ont été abattus. Mensah a été exécuté. Une compagnie entière a été empoisonnée hier soir. La cité est en alerte. Les rumeurs parlent d'un Rashad ivre de rage. Votre frère craignait que dans la folie des événements on s'attaque à vous. Il nous a commandé de vous exfiltrer.

— Hisham m'envoie des spadassins pour me protéger ? Pourquoi pas des troupes régulières ? Cela aurait été par trop officiel ?

    Les hommes se regardèrent, amusés.

— Hisham a lancé des mandats d'arrêt contre tous les notables de la cité, vous compris. Alors que nous pénétrions dans le palais, une compagnie de soldats approchait. Ils ne venaient pas pour vous mettre en lieu sûr.

— Et c'est là que vous entrez en scène ? demanda Asukile. Vous êtes les « brigands » qui permettent à Hisham de me secourir sans s'impliquer !

— Non, prince. Hisham vous veut dans un cachot. Nous travaillons pour un frère mieux intentionné : Chandu.

    Asukile se figea, comme frappé par la foudre. Chandu ? Jamais il n'aurait pensé à lui. Chandu naviguait dans les intrigues ? Chandu disposait d'hommes ? Et selon toute apparence des guerriers de métier. Il resta perplexe. La petite communauté voyagea par les égouts. Ce fut long et fastidieux. Pas une seule fois les mercenaires ne s'arrêtèrent pour choisir leur itinéraire ou rebrousser chemin. Dès le second boyau, Asukile ne distinguait plus un couloir d'un autre. Ils connaissaient le monde souterrain par cœur : ils naviguaient dans leur domaine. Les hommes lui conseillèrent d'avancer dos au mur. Les spadassins avaient dégainé leurs épées et progressaient en silence, prudemment, la lame vers l'eau. Ils lui expliquèrent que des crocodiles et des serpents géants vivaient dans cette partie du cloaque directement reliée au grand fleuve sombre.

— Des abominations qu'on ne devrait pas trouver en ces lieux, des bêtes si laides qu'elles s'enfouissent dans les endroits reculés sous la terre, loin du soleil et des êtres qui marchent sous la lumière, chuchota le jeune chef.

    Par intermittences, on entendait un sourd battement régulier à la surface. « Des déplacements de troupes », lui confia le géant. Ils firent halte sans raison au milieu d'un sombre corridor. L'Arémien gratta les pierres d'un mur et une porte s'ouvrit. Ils traversèrent des couloirs aménagés jusqu'à atteindre de véritables salles troglodytes. Ils passèrent un poste de garde et plusieurs pièces où vaquaient des dizaines d'hommes, femmes et enfants. Un monde sous terre s'agitait, vivait, riait et mourrait. Asukile ne se doutait pas que les organisations souterraines portaient si bien leur nom. Deux immenses gardes, imperturbables, encadraient une grande porte. On l'avait façonnée en bois exotique avec de lourds montants en fer forgé ; de belles sculptures s'éparpillaient autour du cadre et une tête de serpent incrustée en son centre menaçait les visiteurs.

— Entrez, prince. Vous êtes arrivé. Notre route s'arrête ici. Bonne chance, lui souhaita le jeune spadassin.

    Il lui adressa un sourire triste et tourna les talons, escorté par ses deux compères. Asukile saisit la poignée, hésitant. Il ignorait ce qui l'attendait à l'intérieur. Il pénétra dans un salon fumeux richement aménagé. Une pièce décorée à la mode de Saîfi : du luxe et du stupre. La salle était chargée de mobiliers et de tableaux. En son centre siégeait un homme de haute stature dans un grand canapé de velours vert sombre.

— Bonjour mon frère, lui lança Chandu, un sourire désabusé gravé sur son visage sinistre.

    Ses yeux ne riaient plus du tout.


    Lisha émergeait, nauséeuse. Le soleil lui brûlait les yeux. Elle essaya de mettre une main en visière, mais la lumière même la plus douce la mordait sauvagement. Elle voulut se ramasser sur elle-même, mais ne réussit qu'à déclencher un bruit de chaînes. Elle était entravée. Elle récupérait des sensations. Tout son corps semblait cotonneux, endormi.

— Le kalisar, une herbe puissante. Il n'en fallait pas moins pour vous arrêter.

    Elle ne reconnaissait pas cette voix.

— Où suis-je ? demanda-t-elle.

— Sur un toit. Nous possédons beaucoup de cellules en plein air comme celle-ci. Inutile de vous encercler de barreaux, si votre seule issue reste le vide. Ne vous inquiétez pas, vos rares codétenus sont également enchaînés. Normalement, ils ne devraient pas pouvoir se défaire de ces liens d'acier. Ils n'ont pas fréquenté de femmes depuis longtemps. Vous êtes désirable, probablement la compagnie la plus exquise qu'ils aient eu l'occasion de rencontrer durant leur misérable vie.

— Qui êtes-vous ? Pourquoi m'emprisonner ici ?

— Je ne suis personne en particulier, seulement un serviteur de votre père. Mais vous, qui êtes-vous ? Voici la vraie question. Votre nom n'a plus beaucoup de sens. Vous vous êtes rendue coupable de meurtre contre votre propre sang. Vous avez commandité l'assassinat de Mensah, le jeune frère de notre sire. Rashad ne décolère pas. Il réfléchit encore à votre châtiment. Nul doute que vous ne recouvrerez jamais la liberté. La mort paraît la meilleure issue pour vous, mais je crains que les choses ne se déroulent pas aussi simplement. Tiens, j'entends du bruit. Il semblerait que quelqu'un monte, quelques-uns s'avérerait plus juste. Oh ! En voici une belle compagnie ! Ha, suis-je bête ? Vous ne voyez pas. Dommage, vous ne disposerez pas même de leur visage à détester ces prochaines nuits. Si seulement vous aperceviez leur expression, la terreur dévorerait vos entrailles.

    Lisha tira sur ses chaînes. Une terreur sourde s'empara d'elle quand elle sentit les premiers hommes approcher.

— Ce ne sont pas des prisonniers, rassurez-vous. Des soldats de votre père, des frères d'armes de la compagnie que vous avez empoisonnée. Ils aimeraient formuler une réponse, au cas où vous vous interrogeriez encore sur le sentiment qu'ils partagent à votre égard.

    Ils la frappèrent. Elle tenta de se protéger, mais elle ignorait d'où venaient les coups. Elle les prenait de plein fouet et c'en était d'autant plus douloureux.

— Je crois, à entendre vos cris, que l'anesthésiant se dissipe. Vous devriez sous peu recouvrer la vue. Cela vous permettra de les compter. Par sécurité, ils se sont munis de masques. Si cela s'ébruitait, il est fort possible que même votre père, malgré la colère qui l'agite, ne l'accepte pas et se venge de nous.

    On lui arracha ses vêtements. Elle essaya de se débattre, et reçut des coups plus appuyés. Elle discernait des ombres. Ils étaient nombreux. Des fantômes dans la brume. Des dizaines, attroupés autour d'elle. Leurs visages étaient recouverts d'un tissu noir, elle n'apercevait que leurs yeux : des regards emplis de haine. Ils se vengeaient pour ses crimes, leurs frères assassinés lâchement.

— Vous voici dans la troisième phase de cette fabuleuse herbe médicinale. Après la paralysie totale, puis la torpeur, vos sens s'éveillent. Nous utilisons cette drogue à des fins militaires. Elle possède deux fonctions. Nos éclaireurs deviennent incroyablement plus perceptifs, et elle multiplie l'efficacité de la torture sur nos prisonniers de guerre. Vous comprenez, désormais. Le toucher, le goût, l'odorat, l'ouïe, la vue, vous éprouvez chaque chose cent fois mieux que d'habitude. Bientôt, vos sens seront décuplés. L'inconvénient de la punition par viol en communauté, c'est l'hébétement. Les premiers impactent durement la victime. Puis, elle tombe dans un coma protecteur, une forme d'apathie qui lui fait ressentir les suivants comme, disons, simplement des suivants. L'esprit se détache et ils pourraient être mille, cela ne changerait rien. L'esprit et le corps érigent d'habiles protections. C'est pourquoi le corps des femmes lorsqu'il est abusé sécrète des lubrifiants afin de réduire les dégâts, et parfois simule des sensations de plaisir. Bien sûr, chacun va vous anéantir un peu plus, je ne le nie pas, mais vous n'en appréhenderez plus la pleine souffrance. La nature a créé cette défense afin de nous sauvegarder des horreurs, des douleurs et traumatismes trop destructeurs que ce monde nous infligerait.

    L'homme marqua une pause. Il se leva et s'approcha d'elle. Il lui passa la main sur le visage, caressa sa nuque, comme un père aimant. Ses paumes râpeuses l'irritèrent. Il pratiquait probablement un métier manuel avant d'entrer dans l'armée. Elle ignorait pourquoi ces détails importaient autant. Peut-être un moyen de s'évader de l'horreur qui se préparait.

— Mon enfant, vous êtes une très belle femme. J'aurais pu vous aimer si je ne vous détestais pas. Le kalisar éveillera vos sens. Vous nous sentirez pleinement, chacun de nous. Pas d'apathie pour la princesse. Nous vous honorerons jusqu'au bout. Profitez-en et délectez-vous de chaque seconde !


    Ces moments resteraient gravés à jamais dans son âme. Elle sombrait dans la folie, chaque instant un peu plus. Elle sentait la répugnance monter en elle, la honte, la colère, la douleur. La drogue l'empêchait de réagir comme un être humain normal. Elle restait lucide, l'esprit parfaitement clair, sans aucune pensée pour embrumer son ressenti. Demain, la précision aiguisée de chaque détail l'assaillirait. Ils la tuaient plus sûrement qu'une épée effilée. Elle ne serait plus jamais Lisha, elle ne serait plus jamais personne. Désormais, elle serait uniquement et jusqu'à sa mort ce qu'ils lui avaient infligé sans interruption, sans secours, sans issue, sans échappatoire, sans protection, sans murs, sans asile, sans assistance, sans pitié.

    Ils partirent, enfin. Elle gisait sur le sol. Les effets de la drogue s'estompaient. Elle grelotta dans le froid. Elle demeurait nue. Sa peau n'était qu'une plaie rougeoyante.

    Lisha leva les yeux vers le soleil couchant. Ses cheveux, imbibés de souillures, lui collaient au visage ; elle en dégagea certains de sa bouche. Elle pria l'astre brillant, elle implora les dieux de mourir cette nuit, maintenant, aussi vite que possible. Puis elle sombra dans un sommeil sans rêves. Son corps et son âme étaient brisés. Elle devait dormir pour se réparer. Elle dormirait toute sa vie.


— Assieds-toi, lui intima Chandu.

    Asukile discerna un ordre, pas une invitation. Il le détaillait de ses yeux gris clair.

— Sacrée installation, petit frère ! Tes hommes semblent, disons, peu commodes !

— J'ai décidé de prendre ma vie en main. Je dirige une grosse partie de la mafia locale maintenant. Bref, peu importe. On a exécuté Mensah. Il se comportait comme un salopard, mais il s'agissait tout de même de notre oncle. Je découvrirai le coupable, et j'aimerais aussi comprendre pourquoi Hisham nous soupçonne.

    Asukile se racla la gorge. Il avait du mal à reconnaitre son jeune frère. Il avait passé sa vie à se chercher, il demeurait profondément instable. Il était devenu une sorte de parrain de la mafia, il avait trouvé sa voie. Asukile ignorait encore tout ce que Chandu avait pu réaliser ces derniers mois pour asseoir son pouvoir, mais il commençait à en avoir une vague idée. Il observa le visage de son frère. Ce n'était plus le même homme, ou plutôt cet homme s'était révélé, accompli et épanoui. Chandu le sentirait probablement s'il mentait. Il resterait honnête et jouerait sur le double sens.

— C'est à cause de ce qu'il se passe entre Lisha et moi, soupira Asukile. Te souviens-tu du colisée ? Mensah nous a menacés à ce sujet. Il savait. Il a envoyé une psionique qui bosse sous ses ordres. On s'est tenu à carreau pendant des mois, mais Lisha n'a pas pu résister et elle a forcé ma porte. Elle paraissait furieuse en repartant, j'espère qu'elle n'a pas déraisonné. Quoiqu'il en soit, nous avons des motifs pour être mis en cause dans cette affaire.

    Chandu l'observa, dubitatif.

— Tu ne sembles pas peiné par l'annonce de la mort de Mensah, ni même surpris d'ailleurs.

— Un de tes hommes m'a informé des événements. Pour ce qui est du chagrin, je le détestais. Suspecte toute la ville si cela te plaît, j'ignore qui en dehors de père se lamentera de sa perte ! S'il avait voulu récolter des larmes à sa disparition, il aurait dû se comporter en être humain au moins une fois durant sa foutue vie ! Il m'apparaît davantage comme un étranger que la majorité des notables de la cité. Je reste simplement neutre à son sujet.

— Effectivement, il ne se révélait pas très démonstratif. Soupçonnes-tu Lisha ?

    Asukile hésita.

— Lisha s'avère imprévisible. Lorsqu'elle est partie l'autre soir, elle paraissait chamboulée et en colère. J'en doute. J'espère que non. Elle se serait fourrée dans un sacré pétrin. L'as-tu trouvée ? Est-elle saine et sauve ?

— Hisham lui a mis la main dessus. J'ignore encore où il la retient.

    Asukile sentit la déception le frapper. Elle ne réglerait pas le compte de Rashad. Il parut vraiment touché par la nouvelle. Il le remarqua et décida de tourner la spontanéité de sa réaction à son avantage.

— Merde. J'espère qu'ils ne lui feront rien avant qu'on puisse la sortir de là. Il s'agit de notre sœur, mais je ne sais pas ce qui arrêterait sa main.

— Rien, absolument rien ni personne. Hisham ne vit que pour lui-même. La famille qui le dessert, il s'en débarrasse.

    Un lourd silence s'établit. Asukile ne voulut pas s'engouffrer dans cette brèche tel un opportuniste et gâcher tout l'avantage qu'il s'était créé jusqu'ici. Il se contenta de jeter un regard interrogateur à Chandu, empli de sous-entendus.

— Pourquoi pas ? répondit Chandu.

— Pourquoi commanditer la mort de Mensah ? Qu'est-ce qu'Hisham gagnerait à tuer notre oncle ?

— Il se rapprocherait ainsi de Rashad, il augmente son pouvoir et améliore sa marge de manœuvre. Il se positionne plus facilement pour organiser sa succession.

— Son propre père ? Ça me semble un peu gros tout de même. Le comportement d'Hisham m'abasourdit. On pourrait lire de la culpabilité dans sa réactivité excessive et son tour de force pour tous nous enfermer. Malgré tout, il reste humain, peu commode certes, mais valeureux. Il ne ciblerait pas père, je me refuse à le penser.

    Asukile mimait le choc, mais dans son phrasé il n'incluait pas ses doutes sur l'action contre Mensah, poussant Chandu à consolider son cheminement. Chacune de ses paroles le blessait plus profondément. Tu es un monstre, tu le dis toi-même. As-tu jamais été humain un instant dans ta vie ? « Autrefois, avant que les lions ne dévorent mon âme. Ils sont responsables de ce que je suis devenu, ils m'ont façonné ainsi ! »

— Mensah ne possède pas de psionique. Il y en a étrangement très peu dans l'Empire zox. Beaucoup d'enfants psioniques sont tués à la naissance, dans nos contrées. Décris-moi celui qui vous a visité.

— Une femme magnifique : forte poitrine, les cheveux blancs immaculés, manipulatrice, désirable. Elle s'appelle Vana. Elle peut lire les pensées et déplacer des objets.

— Vana ? Probablement un nom d'emprunt. Un espion de l'Empereur dispose de ces capacités. Personne d'autre sur tout Maarune ne cumule ces deux talents, à ma connaissance. Les agents de la cité noire sont donc entrés en lice. Ils ont peut-être orchestré le meurtre de Mensah.

— Peut-être guettent-ils le moment opportun pour déchirer le pouvoir en place.

    Asukile doutait de sa propre culpabilité désormais.

— Ce ne sont que des suppositions, mais je déteste savoir cette personne dans notre ville. Nous ne pouvons rien contre elle. Nous sommes à sa merci si elle nous trouve.

— Penses-tu que ces murs t'abriteront ? demanda Asukile.

— Oui. On a tendance à surestimer les psioniques. Leurs pouvoirs demeurent prodigieux, mais ils restent humains. Chaque utilisation consomme leur énergie et leur attention. Ils périssent d'une lame ou d'une flèche. Nous sommes trop nombreux. Isolés, nous devons nous méfier. Leur capacité à lire nos pensées possède une portée. Si elle ignore où chercher, nous ne risquons rien.

— Très bien. Que planifions-nous maintenant ?

— Mes hommes parcourent la surface, ils enquêtent. Ils localiseront Lisha, ce n'est qu'une question de temps. Ensuite, nous la sauverons. D'autres planchent sur l'affaire Mensah. Nous punirons les coupables sans délai.

— Tu disposes d'une sacrée main d'œuvre ! Je t'envierai presque. Pourrais-tu chercher quelqu'un d'autre pour moi ?

— Lisha reste ma priorité, mais je t'écoute.

— Dame Déné a disparu depuis plusieurs semaines. J'ai remué ciel et terre pour la trouver, sans succès.

— Pourquoi t'intéresse-t-elle ?

— Je l'aime. Je crains qu'on lui ait fait du mal. Elle appartenait à la collection d'objets de père et il adore briser ses jouets.

    Chandu réfléchit un moment.

— Elle est en vie. Je sais où on la retient.

    Asukile sentit son cœur bondir en-dehors de sa poitrine. Ces quatre mots venaient de le ramener à la réalité. « Elle est en vie ».

— Il faut la trouver et la libérer.

— Hisham l'a incarcérée. Si nous attaquons ses hommes, délivrer Lisha deviendra beaucoup plus compliqué.

— Nous devons la secourir. Elle connaît bien Rashad, Hisham et les petites manigances de Mensah. Son aide m'apparaît inestimable.

    Chandu semblait peser le pour et le contre. Il dévisagea Asukile du coin de l'œil.

— Très bien. Nous partons dans une heure. Prépare-toi à sortir.


    Le dernier soldat s'effondra sur le sol, une flèche fichée dans la gorge.

— Passage dégagé ! s'exclama Pendo, le grand spadassin à l'épée double.

    Les hommes de Chandu avaient nettoyé avec une étonnante facilité les troupes en garnison dans ce petit poste caché au milieu du désert. Asukile les soupçonna d'avoir autrefois servi dans les armées d'élite de son père ou de l'Empereur. Il n'avait jamais rencontré ce genre de combattants auparavant. La bâtisse, titanesque, se dressait entre les dunes, solitaire au milieu de l'immensité. Personne pour voir ou entendre. Les cellules se situaient sur le toit, à ciel ouvert.

— Le soleil dévore l'âme des prisonniers et ronge leur corps plus sûrement que les barreaux et les murs humides d'une geôle, lui confia Ghaaib, le jeune chef des hommes de main.

    Pendo força une lourde trappe de métal qui menait au sommet de l'édifice. Seulement quelques mètres le séparaient encore d'elle, il allait enfin la retrouver. Ils montèrent un escalier de fer et atteignirent finalement la grande plateforme de tôle. Le spectacle l'écœura. Des détenus gisaient sur le sol. Il identifia certains notables disparus, des militaires et des hommes de la pègre. La compagnie se figea. Lisha se tenait devant eux, recroquevillée dans une mare de sang. Elle était nue. On l'avait frappée et violentée. Son ventre était gonflé. Des tumeurs rouge et violet couraient depuis son sexe jusqu'à son nombril. Son visage demeurait difficilement reconnaissable. Asukile fut pris d'un haut-le-cœur et manqua de vomir. Malgré sa haine contre Lisha, il ne lui souhaitait pas un tel traitement. L'indignation, la colère et la rage montèrent en lui.

— Mon Dieu ! s'écria Chandu. Hisham et père sont devenus complètement fous ! Comment ont-ils pu ?

— Désormais, nous savons qui ils sont vraiment, lança ironiquement Asukile, les poings serrés.

    Chandu et ses hommes secoururent Lisha. Ils retirèrent ses liens de fer, la traînèrent à l'écart et entreprirent de la nettoyer et de couvrir sa nudité. Asukile poursuivit l'exploration. Il repéra Déné quelques mètres plus loin. Elle semblait mieux traitée que Lisha, mais son corps était également parsemé d'ecchymoses et son visage tuméfié. Elle gisait, dénudée. Elle avait perdu beaucoup de poids, mais sa peau paraissait moins brûlée que les autres prisonniers. Asukile s'approcha d'elle. Elle se recroquevilla contre le mur, comme un animal apeuré.

— Déné, ce n'est que moi, souffla Asukile. Je suis venu te sauver, te tirer de cet endroit.

    Elle le fusilla de son regard sauvage. Elle l'aurait probablement mordu s'il s'était précipité. Il resta un moment près d'elle. Il sanglota un peu. Il exultait de l'avoir retrouvée, mais craignait que Déné, comme Lisha, ne soit plus qu'une enveloppe vide.

— Asukile, articula-t-elle difficilement.

— Déné ! s'écria-t-il. Je suis là, je vais te protéger maintenant. Ils ne pourront plus te blesser. Je te vengerai, ils payeront pour leurs crimes !

— Rashad, murmura-t-elle. Il a appris pour nous deux. Il m'a incarcérée ici. Ta sœur, j'y ai assisté. Personne ne devrait vivre cela. J'ai eu plus de chance qu'elle, mais ils, ils m'ont aussi... Elle éclata en sanglots. Asukile la serra fort dans ses bras, la rage dévorait son cœur.

— Je les tuerai, Déné. Hisham, Rashad. Ces êtres abjects ne méritent pas de vivre. Je pisterai chacun de ceux qui vous ont blessées, jusqu'au bout du monde, et ils ressentiront la colère d'un lion enragé !

— Pas Hisham, répondit Déné. Il ne participe pas à ces machinations. Rashad, il décide tout. Quand nous étions séparés, il me tenait sous son joug. Hisham me visitait fréquemment. En sa présence, Rashad n'osait pas me maltraiter. Lorsqu'Hisham nous rejoignait, il me mettait en sécurité. Je crois que ton frère savait ce dont ton père était capable.

    Elle toussa. Elle avait mal aux côtes et se plia de douleur. Elle cracha un peu de sang.

— N'en dis pas davantage, je suis là pour toi.

— Non, tu m'as longtemps demandé, tu désirais toute la vérité. Ensuite, tu décideras si tu peux encore m'aimer.

— Rien ne saurait changer mes sentiments, lui susurra Asukile.

— Depuis mon arrivée, Rashad m'utilise comme son jouet. Il ne m'a pas touchée tout de suite. Dans un premier temps, il m'a offerte en pâture à ses notables. Il se servait de mon corps pour conquérir les cœurs de militaires et de riches et influents nobliaux. Et puis, il a commencé ses divertissements sadiques. Je ne suis pas la seule, Rashad détient beaucoup de femmes. En société, il se comporte en homme strict et neutre. En privé, il revêt le visage d'un monstre dépravé. Il m'a offert à sa garde, un soir. Il regardait et riait. Puis il m'a violée. Je pense qu'il ne peut pas venir si quelqu'un d'autre ne passe pas avant lui. Ton père est malade. Un diable sadique et dénué de toute empathie ! Je ne suis pas digne de toi. Je suis souillée. Je t'ai fait croire que j'étais une dame, mais je ne suis qu'une femme bafouée, salie, impure. La semence de tant d'hommes...

    Elle ne parvenait plus à parler, secouée de spasmes et de pleurs. Asukile était horrifié. Il s'en était toujours douté, mais aujourd'hui cela devenait réel, palpable, comme sa haine. Il ne s'était jamais senti aussi déterminé.

    Il vengerait sa femme, sa sœur, son pays, lui-même. Il abattrait le grand lion noir.

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