Partie 2 Chapitre 7
David Cassol
Pendo, Chandu, Ghaaib, Asukile, les hyènes et Darius, le mercenaire blanc arémien, discutaient de leur plan dans le salon vert.
— Excusez-moi, prince, mais j'émets des réserves à propos du témoignage de Déné, commença Ghaaib. Des éléments ne collent pas. Vérifions certains points avant de nous avancer.
— Traiterais-tu ma femme de menteuse ? lança Asukile, furieux.
— Je rejoins Ghaaib, rétorqua Chandu. Il y a des zones d'ombres et des choses inexplicables. Les prisonniers sur le toit sont arrivés depuis peu, pourtant leur peau est complètement brûlée.
— Elle l'est également. N'as-tu pas remarqué les tumeurs ? Et les viols ?
— Ses blessures demeurent superficielles. Aucun élément ne corrobore le reste de son récit. Elle se trouve comme par hasard sur notre chemin, et elle nous dirige vers un ennemi différent du premier. Je suspecte une machination.
— Vous n'êtes qu'une bande de fous ! Rashad lui aura réservé un traitement particulier. Nous avons aperçu des pièces de détention à l'intérieur. Peut-être qu'elle a jonglé entre les deux endroits ! Cela expliquerait son état. Rashad est un malade et il doit payer pour ses actes. Hisham reste dur et ambitieux, mais il n'a jamais été un homme immoral. Il aime sa famille.
— Non, il te chérit toi, assena Chandu.
— Il s'inquiétait de ton sort, petit frère. Chaque fois que tu disparaissais, Rashad ne lançait pas de recherches. Hisham déambulait dans mon bureau. Il nous a protégés tous depuis notre enfance. Tu sais combien de punitions il a endossées à notre place !
Chandu ne répondit rien. Hisham avait toujours formé leur bouclier, il ne pouvait le nier. Aussi pénible soit son comportement, il se positionnait comme un farouche défenseur des siens.
— Nous n'avons pas assez de temps, annonça Rachida calmement. En d'autres circonstances nous attendrions, nous interrogerions, nous enquêterions. Chaque seconde qui passe, le seigneur votre père et Hisham deviennent plus inaccessibles. Ils s'organisent et leurs forces grandissent. Nous devons choisir une ligne de conduite et agir maintenant.
— Très bien, allons voir Hisham. Nous le mettrons au pied du mur. S'il s'avère innocent, il ne pourra que se joindre à nous dans l'entreprise contre Rashad. Il possède des moyens dont nous pourrions bénéficier et il reste plus accessible que le Général, argumenta Chandu. Si Hisham se révèle coupable nous l'aurons piégé, sinon nous gagnerons un allié et frapperons père avec certitude. Le temps presse, mais nous ne pouvons pas attaquer à l'aveugle. Nous devons obtenir des preuves.
— Tes paroles m'apparaissent sages, je te rejoins, répondit Asukile.
— Bien, au boulot !
Le plan fut simplifié par les événements. La garde autour de Rashad avait été doublée et le reste des forces militaires patrouillaient et quadrillaient la cité en quête d'Asukile et de Chandu. Ils ne savaient pas encore si l'assaut de la prison de sable était connu. Cela ne changeait pas leurs projets.
Cette nuit, on célébrait Sotr, le dieu de la chasse. Un riche notable organisait une battue, comme chaque année. Rashad n'appréciait pas ce genre d'événement, mais Hisham en raffolait. Peu importe les circonstances, il ne raterait le rendez-vous pour rien au monde.
Le domaine serait lourdement gardé, mais les soldats resteraient à l'extérieur de la propriété. Si les patrouilles pénétraient dans l'enceinte, elles risquaient de troubler le gibier. On ne leur accorderait pas de meilleure occasion !
Passer le cordon de sécurité fut étrangement simple. La chance guidait leurs pas. Ils marchèrent quelque temps et ne rencontrèrent que deux groupes de chasseurs. Ils restèrent à bonne distance, mais Hisham n'en faisait pas partie. Ils allaient rebrousser chemin lorsqu'ils tombèrent nez à nez avec quatre hommes au détour d'un fourré. Ces derniers semblaient revenir du fleuve où ils s'étaient désaltérés. Certains firent mine de lever leurs armes, mais Hisham leur intima de laisser couler. Il se tenait droit, le visage dur dans l'obscurité de la nuit. La pâle lueur de la lune faisait briller ses sombres prunelles d'un éclat terrifiant.
— Une réunion de famille improvisée ? Je suis navré, mais je ne ressens aucun plaisir à vous voir. Êtes-vous venus m'assassiner comme vous avez exécuté notre cher oncle Mensah ? demanda-t-il froidement.
— Nous ne l'avons pas tué, répondit Chandu.
— Alors vous n'avez rien à vous reprocher. Pourquoi vous cacher des autorités, fuir et vous présenter aujourd'hui lourdement armés ?
— Hisham, lança Asukile.
— Asukile, articula péniblement Hisham. Son regard débordait de colère et de haine. De ce seul mot, il reniait tout lien de fraternité avec lui.
— Hisham, ce n'est pas justice ce qu'ont subi Déné et Lisha.
Hisham ne sembla pas comprendre.
— Lisha a été arrêtée par les forces de Rashad et emprisonnée dans l'attente d'un procès. Elle sera écoutée en temps voulu et traitée dignement et à la hauteur de son rang. Au vu des circonstances, on ne peut la laisser en liberté. Il y a des témoins. Pour dame Déné, j'ignore tout de sa condition. Je n'ai pas eu connaissance qu'elle ait pris une quelconque part dans cet attentat. Père m'a assuré qu'elle était rentrée à la capitale, il y a plusieurs mois.
— Elles ont toutes deux été incarcérées dans la prison de sable, au milieu du désert.
Hisham marqua ce froncement caractéristique des sourcils. Il ignorait tout de cette histoire. Asukile fut persuadé de son innocence. Déné disait vrai.
— Hisham, tu sais ce que père a fait subir à Déné, et à d'autres avant elle, déclara doucement Asukile.
Hisham se renfrogna et le poignarda du regard.
— Lisha a été victime de son sadisme. Sa propre fille, Hisham ! Il l'a livrée en pâture à ses gardes. Ils l'ont violée et battue.
Hisham grinçait des dents.
— Son corps compte de nombreuses lésions. Elle ne se rétablira peut-être jamais.
Le jeune lion crispait les mâchoires et serrait les poings. Il refusait d'entendre. Il semblait secoué par l'incertitude. Asukile perçut le désarroi de son frère. Il ignore comment agir, quoi penser. Il découvre ce sentiment de détresse pour la première fois. Il doute, impuissant face à une situation qu'il ne contrôle pas.
— Rashad est le Général, et notre père. Nous ne disposons d'aucune marge de manœuvre, lança Hisham.
— Si nous ne l'arrêtons pas, il nous réserve à tous le même sort, s'exclama Asukile. Aujourd'hui, Lisha tombe. Demain, il s'attaquera à moi, ou Chandu. Et enfin, ton tour arrivera inexorablement.
Hisham secoua la tête.
— Je refuse ce que vous dîtes. Je ne l'accepte pas ! Je préférerais mourir dans la honte plutôt que de l'admettre. C'est impossible !
— J'aurais aimé que tu la voies, Hisham. Demain, tu porteras probablement le deuil d'une sœur. Bientôt, tu assisteras à la disparition de tes frères. Le stopper nous incombe. Le Rashad que tu connaissais n'existe plus, mentit Asukile. Il a sombré dans la folie.
Hisham semblait torturé. Il baissa la tête un long moment, puis adressa un regard sans équivoque à Asukile.
— Tu as tué ma mère, c'est de ta faute. Je ne me suis pas vengé pour autant. Celui qui attaque sa propre famille le payera devant les dieux. Vous ne méritez même pas un regard de ma part. Ne me mêlez pas à tout cela. Je m'en lave les mains. Si vous voulez m'abattre, allez-y ou laissez-moi en paix.
Hisham se retira et s'enfonça dans la nuit.
— Au moins, nous sommes fixés sur la culpabilité de Rashad, dit Chandu.
Un des chasseurs qui accompagnait Hisham s'approcha. Il s'agissait d'un vieux commandant d'Hisham qui avait dans sa jeunesse servi sous les ordres de Rashad. Il était porté sur la tradition, un homme d'honneur. Asukile aimait discuter avec sa femme et lui : un vrai délice. Des gens simples et gentils.
— J'entends vos paroles et je vous crois. Me battre sous les ordres de votre frère est un véritable privilège, mais cela n'a pas toujours été le cas. J'ai fait campagne avec votre père, je sais quel genre d'homme il est. Vous ne soupçonnez pas la cruauté dont il peut faire preuve. Je pensais ses anciens démons éteints, et je me leurrais. Faisons table rase et accueillons un nouveau lion à la couronne. Je peux vous aider, je peux vous permettre d'approcher le Général.
L'offre parut inespérée, et prometteuse. L'accepter serait risqué : il s'agissait possiblement d'un piège. Asukile l'invita à poursuivre.
La porte du salon s'ouvrit doucement et se referma tout aussi discrètement. Wanda était une femme si prévenante ! Sa haute fonction l'éloignait de tout et de tous. Il ne pouvait se livrer à personne : la solitude du chef. Même ses enfants lui demeuraient étrangers. Mensah l'avait épaulé, il avait été son seul confident, son unique soutien. Il se retrouvait isolé : on l'avait tué, massacré. Rashad versa une larme. Wanda savait qui il était, mais elle n'en soufflait jamais mot. Elle se contentait de servir. Elle lui parlait de temps à autre, mais jamais avec insistance. Elle agissait avec discrétion, elle n'espérait jamais rien en retour. Lorsqu'il avait mal au dos, elle se glissait derrière lui et massait ses muscles douloureux. Quand il rentrait d'une chevauchée, elle réconfortait ses jambes et ses pieds. Il ne lui demandait jamais rien, inutile. Elle anticipait ses besoins et lui offrait naturellement son assistance. Parfois, elle lui avait même donné davantage que ce que l'on peut attendre d'une domestique. Un homme seul possédait d'autres désirs, ceux-là également elle les comblait. Aux premières heures de son administration, il crut qu'elle tentait de s'immiscer à une haute position, mais il s'égarait. Il ne s'agissait pas d'une relation à proprement parler. « Vous êtes le maître que je me suis choisi. Mon cœur vous chérit, mais ma personne vous sert. Ainsi vont les choses dans le grand ordre du monde ». Wanda incarnait la dévotion. Rashad se persuadait qu'il ne serait pas resté au pouvoir sans son soutien indéfectible et ses soins.
Chaque fois que la porte s'ouvrait, un sourire allumait son visage. Il avait cru ne jamais plus pouvoir aimer après la perte de sa femme, ses sentiments envers Wanda le contredirent. Il s'agissait plus de tendresse et d'affection que de passion. L'attachement le plus durable et le plus régulier. Il aimerait Wanda jusqu'à la fin de ses jours, et elle l'aimait en retour, à sa façon toute particulière et distante. Il se tourna vers elle, un sourire aux lèvres. La lame s'enfonça profondément dans sa poitrine, comme dans du beurre.
Rashad demeura hébété. Des expressions de douleur et de surprise se mêlèrent tour à tour sur son visage de coutume si stoïque. Il scrutait avec incompréhension et stupeur Asukile, son fils, ce regard flamboyant de haine. Rashad s'écroula sur le sol, l'acier toujours planté dans son fourreau de chair.
— Asukile, toi ? Pourquoi précipites-tu la ruine de ta famille ? Mon enfant ?
— Je ne suis pas ta progéniture, Rashad. Tu me l'as suffisamment rappelé. Je découvre tes agissements et je réalise ta vraie nature. Je me considère fier et heureux de ne pas partager ton sang. Un homme comme toi ne mérite pas de respirer sur cette terre. Tu pollues notre pays et notre cité, il est temps de te débarrasser de ce lourd fardeau qu'a pu être ta triste vie.
Le regard de Rashad se perdit dans le vide. Il sembla pensif un instant. Il se redressa brusquement et attrapa Asukile de sa poigne terrifiante. Il aurait pu le broyer là, le tuer sur le coup grâce à ses bras puissants. Asukile en fut persuadé. Il contempla sa mort et s'y résigna, en paix. Rashad pleurait. Il étreignit comme il put son enfant malgré l'épée plantée dans ses chairs.
— Tu as toujours été mon fils, tu restes le plus proche de ce que je suis, Asukile. Je suis désolé d'avoir dû être ce père. Je t'aime et je te pardonne. Vis heureux, abandonne la fierté des lions, elle ne mènera qu'à ta perte.
Rashad le serra durant ce qui lui parut des heures, des jours, puis s'effondra. Asukile était choqué. Il ne s'adressait jamais à lui ainsi. Il n'avait jamais entendu ce timbre de voix, ressenti la main attentionnée contre sa peau. Il ne reconnaissait pas le Général, il lui semblait faire face à un inconnu. Il aperçut Wanda avec son éternel plateau. Elle se décomposait à vue d'œil.
— Jeune prince, je ne vous pardonne pas ! Votre existence insulte les dieux et ce monde. Vous n'auriez jamais dû naître ! Vous tuez une nation, des centaines de milliers d'innocents. Vous provoquez un fléau sur ce pays dont vous ignorez tout. J'aimerais que les Titans vous bannissent au néant et dévorent votre foie jusqu'à la fin des temps !
Elle avait craché ces malédictions avec froideur et conviction. Il les avait reçues comme des coups de poignard. Elle le regarda avec dédain. Elle ne sembla pas inquiète pour sa vie. Elle déposa son plateau et se saisit d'un couteau. Asukile recula vivement, mais elle se trancha la gorge. Elle hoqueta, son sang éclaboussait le corps de Rashad. Elle s'assit près de lui. Lui caressa les cheveux et s'effondra en travers de son torse en une dernière étreinte. Au moins, cette vieille folle vient de t'offrir un alibi, un coupable et un mobile. Elle avait raison, peut-être était-il un monstre.
Asukile s'effondra sur le canapé vert. Il restait hébété depuis les événements du palais. Il se demandait, et si ? Son père s'était comporté si étrangement sur la fin. Il ne l'avait pas reconnu. Il ne ressemblait à rien du Rashad qu'il avait fréquenté tant d'années. Il n'agissait pas comme un être sadique et violent. Qui était-il vraiment ? Peut-être que Wanda le savait. Cela justifierait son suicide. Elle l'aimait et le vénérait au point qu'elle s'était interdit de survivre à sa perte. On ne chérit pas un monstre. Elle avait peut-être raison et lui tort. Et s'il s'était planté, s'il venait de tuer son père pour rien ?
La porte du petit salon rupin s'ouvrit, découvrant la sublime Vana. Elle portait une robe simple en satin d'un noir profond. Sa peau, ses runes et ses cheveux immaculés ressortaient merveilleusement. Pourquoi ici, pourquoi maintenant ?
— Je vous apporte des réponses, jeune prince. Je viens tuer un homme et en mettre au monde un nouveau.
Elle souriait avec indulgence. Elle connaissait son crime et ses doutes. Il prit peur. Il n'était pas convaincu de vouloir savoir.
— Je ne vous promets pas que vous parviendrez à vivre sous le poids de vos erreurs, mais dissiper les mensonges et éclairer la vérité vous permettra d'accepter.
Vana se servit une tasse de thé et goûta un gâteau au miel. Elle s'assit confortablement sur le siège face à lui. Cela lui rappelait l'entrevue avec Déné, lorsqu'ils s'étaient réconciliés. Pouvait-il espérer que quelqu'un lui pardonne, que quelqu'un comprenne ses actes ?
— Ce n'est pas à moi de vous amnistier, déclara Vana. Seul vous pouvez vous accorder la rédemption ou le regret éternel. Je suis navrée de vous avoir dupé. Vous deviez emprunter un chemin, la nécessité l'imposait. Vous le désiriez. J'ai accéléré ce processus. Je ne travaille pas pour votre père, contrairement à ce que vous sembliez croire. Je suis détachée depuis peu au service de l'Empereur. J'agis pour quelqu'un d'immensément plus important. Mon véritable maître ne s'est pas encore révélé, mais bientôt Maarune assistera à son ascension. Quoiqu'il en soit, n'ayez crainte, je nourris de bonnes intentions à votre égard et celui de votre peuple. Malheureusement, pour bâtir un nouveau monde, ou un nouvel homme, il faut détruire l'ancien.
Elle s'assit sur le rebord du canapé et saisit les mains d'Asukile.
— Je vais vous révéler la vérité. J'espère que vous la supporterez.
Le contact de Vana était électrique, douloureux. Il perdit pied. Il sombrait, une chute inexorable dans un gouffre sans fond. Il se sentit... désincarné. Il plongea dans un monde de rêves. Il survola son pays, si différent. Il s'agissait de la même terre, du même endroit, mais... oui, pas au même moment. Il voyageait dans le temps !
— Laissez-vous aller Asukile, ne luttez pas. Vous n'êtes pas acteur, simplement spectateur. Observez et apprenez.
La voix de Vana, puissante, rauque, divine le guida. Bien, il regarderait.
Il survolait un champ de bataille. Beaucoup d'hommes mourraient, des Zox. Un titan se dressait au milieu d'une mêlée. Il faisait tournoyer une masse gigantesque. Les crânes de ses ennemies explosaient sous l'impact. C'était lui, c'était Asukile ! Non, pas tout à fait. Le golgoth possédait bien ses traits, mais il était plus grand, plus imposant, plus massif. Ils se ressemblaient énormément. Un parent peut être, son futur fils ? Son père ?
Il reprit de la hauteur et la terre défila sous ses yeux. Un autre champ de bataille, mais cela n'avait pas encore commencé. Le titan se tenait devant ses hommes. Il parlait avec une très belle femme en armure. Elle ressemblait à sa sœur, Rachida. Splendide et féroce. « Nous pourrions unir nos forces, mais pour cela tu dois me prouver ta valeur. » Elle défiait le fier guerrier. Folie ! Elle luttait presque à armes égales, mais le combat tourna à son désavantage. Asukile perçut une faille dans la défense de la jeune femme, le titan la remarqua également. S'il frappait, il la tuait. Il planta sa masse dans le sable. La femme hurla de rage et lui porta un sévère coup d'estoc. L'homme s'effondra et les deux armées se préparèrent à l'affrontement. Il s'éloignait de la scène, l'amazone insultait le géant étendu au sol. Il parcourait à nouveau des kilomètres de terre et de sable rouge.
Le titan avait vieilli. Des éclairs grisonnants parsemaient ses tempes. À ses côtés combattait la jeune femme qui l'avait défié. Elle hurlait farouchement. Ils échangeaient des regards complices : ils s'aimaient. Deux lions, deux prédateurs. Des émotions intenses et inattendues le submergeaient.
Le monde disparut, avalé dans un petit cube blanc et noir et il atterrit avec fracas sur une chaise inconfortable. Il récupérait ses dimensions corporelles. Il se situait dans une grande chambre carrelée. Il parcourut la pièce en long et en large. Il marchait sur toutes les surfaces indifféremment de sorte qu'il ne pouvait déterminer où se trouvait le sol, le mur ou le plafond.
Rashad entra. Il paraissait plus jeune qu'il ne l'avait connu. Rashad et le titan formaient la même personne, ses derniers doutes se dissipèrent.
— Bonjour, Asukile. Oui, je suis ton véritable père. Tu es mon sang, ma descendance, mon premier fils. Tu représentes l'héritier le plus pur de ma lignée. Tu as contemplé ta mère, Anaya, et tu sais désormais de qui tiennent tes sœurs. Elle incarnait la fougue, splendide et violente, imprévisible et versatile.
Asukile perdait pied. Il appréhendait la gravité de son acte. Plus de mensonges.
— Reste avec moi, je peux enfin me confier ! Tout d'abord, je t'aime. Je t'ai toujours aimé, plus fort que quiconque en ce monde. J'ai aimé ta mère à en mourir. J'aimais mon peuple également.
Rashad se servit une tasse de thé et chipa un gâteau au miel dans un tiroir. Décidément...
— Tu n'as pas connu ma jeunesse. De mon temps, la nation zox ne signifiait rien. Elle n'était pas unifiée : une ribambelle de tribus bataillaient en permanence. Ces escarmouches causaient de terribles drames dans tout le pays. Les troupes et les brigands assassinaient, violaient et asservissaient les villageois. Notre peuple vivait dans une guerre perpétuelle. J'ai vu ma famille et mes amis massacrés dans ces combats, écrasés par cette tradition ancestrale. Je rejetais ce monde, je refusais qu'un jour un de mes enfants grandisse dans la peur et la haine.
Rashad trempa son gâteau dans le thé jusqu'à ce qu'il s'amollisse. Puis, il l'enfourna. Un sourire juvénile envahit son visage.
— J'adore ces gâteaux au miel, ils sont succulents ! Je raffole des biscuits bien tendres. Tu sais, Asukile, les dieux m'ont créé telle une machine de guerre à l'extérieur. Je n'ai jamais compté de rival, à part ta mère. Mais à l'intérieur, je suis un être de paix. Je hais la violence et le combat. Je révère la nature, la poésie, la peinture. J'aime la douceur de la peau d'une femme, le rire d'un enfant, le regard innocent d'un nouveau-né. La laideur de ce monde me transperce les entrailles. Toi et moi ne sommes pas taillés pour y vivre. Nous errons comme des parias, étrangers à ces immondices qui le composent.
Rashad changea de position sur la chaise. Il semblait ressentir également l'inconfort du métal.
— Je me suis transformé pour les autres, pour sauver cette terre et ses habitants. J'ai éliminé mon meilleur ami : il ne possédait pas le cran ni les compétences pour mener nos hommes à la victoire. Il ne pouvait pas nous défendre, il aurait provoqué plus de morts et de destruction. J'ai agi pour le bien commun. J'ai incarné le lion noir par amour envers les âmes innocentes de ce monde. Je suis devenu le père protecteur : un bouclier ne suffisait pas, il fallait une masse. Je me suis isolé et détaché, impassible, inaccessible. J'ai joué du mieux que j'ai pu mon rôle de Général. Mais je suis différent. Je suis un père qui t'aime. Comprends combien il fut difficile pour moi de ne pas vous prendre dans mes bras, vous chérir, vous apporter le réconfort dont vous aviez besoin toutes ces années. Je devais vous protéger. Par dévotion, je me suis sacrifié jusqu'à perdre ma vie de parent.
Des larmes coulaient sur le visage de ce colosse qui semblait pourtant inébranlable.
— Ta mère ! Ta mère représentait tout pour moi. Elle savait mes projets, mes ambitions. Elle m'a forcé à épouser ma femme, pour le bien de la nation assurait-elle ! Elle me reprochait ma faiblesse, ma gentillesse, ma compassion. Elle m'assenait que je devais devenir le Général, pour la protéger, pour vous sauver tous. J'ai réalisé en la perdant. J'ai décidé de couper les liens qui m'unissaient aux êtres humains. Sa disparition m'a métamorphosé. Elle m'a insufflé la force d'abandonner mon âme. Je chéris mes enfants, tous sans exception. Mais Asukile, tu es mon premier fils de mon seul et unique amour. Tu es mon digne descendant. J'imagine quel courage t'animait pour abattre ton propre père, pour vivre dans cette ombre que j'ai fait planer sur ton existence. Je m'excuse d'avoir été si peu présent pour toi. Je croyais agir pour vous et votre bien-être. Je t'aime Asukile, et je te pardonne, encore une fois.
Asukile se sentit aspiré du cube carrelé noir et blanc. Il aperçut le regard de son père une dernière fois se poser sur lui. Chaleureux, aimant, détestable. Il prit de la hauteur à une vitesse vertigineuse. Il ne distinguait plus rien. Le néant, des vapeurs nébuleuses tournoyaient autour de son âme, s'y infiltraient. Son esprit se disloquait. La colère, la culpabilité, la tristesse s'emparaient de lui à tour de rôle. Son être saignait littéralement. Il devait en finir, vivre plus longtemps devenait insupportable. Pas avec ça. Il ne désirait plus être Asukile, il cesserait d'exister : disparaître dans les tréfonds de ses regrets. Il ne voulait plus respirer après les horreurs qu'il avait commises. Plutôt mourir ! Il avait trahi tout son être, assassiné son créateur, l'homme qui l'aimait. Des fragments de souvenirs, des images remontaient à la surface. Des choses dont on ne se souvient pas. Son père lorsqu'il était bébé ; son visage, ses caresses, ses baisers. Il tenait dans la paume de Rashad, une main douce et chaleureuse. Il avait été aimé, mais avait oublié. Son âme s'étiolait. Il s'élimait, copeau par copeau. Le néant. Il remercia les divins de lui avoir accordé la vérité, ces visions de son passé. La malédiction de Wanda agissait. Cela la soulageait peut-être. Non, elle éprouvait trop de peine pour ne jamais se sentir apaisée. Elle avait préféré la mort plutôt que de vivre sans l'être qu'elle chérissait plus que tout au monde. Rashad, assassiné par celui qu'il tentait de protéger à tout prix, pour qui il s'était sacrifié corps et âme. Asukile était un meurtrier.
Aux confins de son esprit brisé, il remarqua une présence s'approcher de lui, l'envelopper. Vana ! Quelle ironie ! Elle savait tout, elle avait toujours su. Il ne lui reprochait rien : plus d'échappatoire. Il ne reportait plus ses fautes sur les autres. Non, Vana lui avait permis de devenir le monstre qui se tapissait au fond de son âme. Il avait commis sciemment ses erreurs. Sa destinée s'était accomplie. Il demeurait l'unique responsable ! Qu'elle le laisse dériver et se dissoudre dans l'éternité froide du chaos.
Il sentit le contact hasardeux de son esprit contre le sien. La réticence l'envahit. Elle essayait de le rassembler. Il résista. Elle pénétra près de lui, l'inonda de lumière. Il plongea en elle et s'introduisit avec violence, pour la repousser. Il voulait qu'elle le laisse en paix. Elle ne se rétracta pas et lui permit d'entrer. Il découvrit son univers, les tréfonds de son âme. Il aimait ce qu'elle était, qui elle était. Son monde intérieur se révélait beau, parfois cruel, mais admirable. Vana n'avait jamais goûté l'innocence. Le mensonge demeurait une nécessité sociale. La vie n'épargnait pas les êtres comme elle. La vérité les découpait aussi sûrement qu'une lame. Il sentit combien il l'avait blessée avec ses désirs sexuels. Il était différent, désormais. Il ne ressemblait plus à cet Asukile. Non, Vana signifiait davantage que ce corps de rêve, cette opulente poitrine. Vana valait tellement plus ! Un esprit, une sensibilité à fleur de peau, acerbe. Elle aurait pu émousser ses perceptions pour survivre, mais elle avait décidé de goûter pleinement ce monde, aussi dégueulasse et putride fût-il ! Il la respectait. Elle débordait de courage et de détermination. Elle l'inspirait. Elle ne se dérobait pas derrière un mur, une carapace, refuge des faibles. Non ! Elle brandissait sa douleur, sa fragilité, sa fêlure et l'érigeait comme une force. Elle ressentait tout, elle acceptait tout, et s'adaptait. Elle résistait, tenait bon, combattait. Voilà la vraie volonté ! Il l'admirait. Il lisait sa vie, sa personnalité. Il sut qu'il aimait Vana. Il souhaita devenir meilleur, plus proche d'elle. Il l'avait considérée comme un objet sexuel, il l'avait insultée. Il avait injurié toutes les femmes dont il s'était repu. Il n'était qu'une bête, un monstre infâme.
— Non, jeune prince. Vous pouvez devenir davantage. En vous résident des trésors inespérés. Votre père vous aimait. Votre mère vous aimait. Vos sœurs vous aiment, Chandu vous aime.
— Déné...
— Non, elle ne vous aime pas. Oubliez Déné, elle vous a piégé et manipulé. Elle ne vous a jamais porté la moindre affection.
— Non ?
Il comprit. La terreur lui gela le sang. Déné... elle s'était bien jouée de lui ! Il la tuerait, il la massacrerait. Il rassemblait son être, sa conscience. Il se retrouvait à nouveau, se réunissait, différent mais entier. La colère l'extirpait des limbes, tornade furieuse et meurtrière. Son esprit criait vengeance. Il l'abattrait, il éliminerait Hisham, et se suiciderait.
— Là, tranquille. Calmez-vous, jeune prince. Suffisamment de sang a coulé. Vous déchaînerez votre vindicte, un jour, mais pas encore. Vous valez davantage que cela. Vous l'accomplirez dignement !
Il s'apaisa. En temps normal, il balayerait ces paroles, mais il connaissait Vana dorénavant. Elle lui avait tout révélé. Elle méritait qu'il l'écoute. Elle disposait d'une sagesse infinie. Il plaçait une confiance absolue en elle. Elle croyait en lui également. Elle lui avait dévoilé son intimité la plus profonde. Il aurait pu tout saccager, mais il avait contemplé. Elle s'était rendue vulnérable. Peut-être l'aimait-elle ? Il désira l'accueillir à son tour, mais il savait que cette plongée la rebuterait. Il se jugeait horrible. Comment l'accepterait-elle ? Il lui devait la vérité. Il ouvrit les portes.
Elle ne s'engouffra pas telle une furie comme lui. Elle avança doucement, avec précaution, sans le brusquer. Elle le laissa lui montrer petit à petit qui il était. Il lui présenta d'abord de belles choses, puis de moins honorables. Il allait à son rythme. Il se redécouvrait lui-même. Il se comprenait, enfin. Un voyage à deux, une visite où l'un et l'autre apprenaient l'essence d'Asukile, pourquoi et comment. Une révélation. Au fil du chemin, il ne s'encombrait plus de ce qu'il considérait bon ou mal. Il lui montrait tout pêle-mêle sans considération. Il retrouva des souvenirs oubliés, perdus. Il renfermait des qualités remarquables, et d'autres plus sombres. Elle ne le jugeait pas, se contentant de comprendre qui il était, d'observer, de regarder. Elle lui prêtait de l'attention, de l'intérêt. Le soulagement et la reconnaissance emplirent son cœur.
Il se sentit léger, vidé. Il se révélait complètement à un autre humain et à lui-même. Il savait qui il avait été, qui il aurait pu être.
— Qui souhaites-tu devenir ? demanda-t-elle.
— Je veux changer. Je veux la rédemption, expier mes péchés. Je veux que Rashad se sente fier de moi, mériter son pardon. Je veux vouer ma vie à la justice, empêcher que de nouveaux Asukile voient le jour.
Vana sourit et manifesta un élan de tendresse. Il l'accueillit et lui rendit son affection.
— Tu as choisi d'emprunter la même voie que ton père adopta des années auparavant. Tu n'es pas obligé de calquer son modèle. Il s'est fourvoyé en de nombreux points, j'imagine. Tu peux créer ton propre credo, ton pèlerinage personnel. Il fut la masse qui protège, tu incarneras le bouclier.
Ils communièrent, mentalement. Cela pourrait être vu comme une relation sexuelle, mais cela représentait tellement plus. Ils étaient bien plus intimes que ne pourront jamais l'être des amants physiques. Ils se connaissaient mieux que ne s'expérimenteront jamais deux êtres même après une vie entière passée ensemble. Ils se comprenaient, par cet acte ils s'acceptaient dans leurs meilleurs et leurs pires aspects.
Asukile se réveilla, allongé sur le canapé vert. Des larmes envahirent ses yeux. Vana se colla près de lui et l'entoura de ses bras. Elle l'embrassa tendrement et il lui rendit son baiser.
— Guide-moi Vana. Comment puis-je me racheter ?
— Prends la mer Asukile. Tu seras mandaté par l'empereur comme émissaire diplomatique, loin de l'influence d'Hisham. Tu renaîtras. Tu deviendras qui tu es vraiment et rencontreras un maître par-delà les mers.
— Ton maître ?
— Non. Nos maîtres sont deux entités distinctes, mais très proches à la fois, comme deux frères. J'espère qu'ils s'allieront. Peu importe l'issue de leur confrontation, tu seras toujours mon âme sœur, un esprit qui m'est intimement lié. Je t'aime, Asukile. Je te pardonne et j'ai confiance en qui tu es.
— Merci, Vana.
Il sourit à la jeune psionique et se leva. Il franchit la porte et jeta un dernier regard derrière lui.
– J'aspire, un jour, à devenir un être aussi merveilleux que toi.
Un homme meurt, un autre le remplace. Ainsi va le grand livre. Ne me déçois pas, Asukile. Trop d'espoirs reposent entre tes mains.