Partie 3 Chapitre 1

David Cassol

    Ulrich dévala les escaliers quatre à quatre, suivi de près par ses guerriers. Il déboula dans la cour de la grand' porte comme un diable et se posta derrière Alkesh. Elle criait les derniers ordres au corps de garde du pont-levis et à la cohorte royale. Ses instructions distribuées telles des soufflets, elle le remarqua enfin. Elle hésita un instant. Une expression fugitive traversa son visage, Ulrich se passait maladroitement la main dans les cheveux, tentant vainement de se redonner une apparence convenable. Les nattes rousses et les longues mèches hirsutes du nain s'emmêlaient malicieusement sans le moindre désir de reprendre leur place. Le regard d'Alkesh s'alluma d'une chaleur inattendue, comme si elle réalisait seulement sa présence.

— Ulrich ! Je m'étonnais de ne pas t'avoir dans mes pattes. Inutile de batailler avec toi. Quoi que je dise, tu seras indélogeable. Dispose tes hommes où ils ne gêneront pas. Et je ne tolérerai pas qu'ils nous fassent honte !

— On m'a averti de leur venue. J'aimerais aller à leur rencontre et leur servir d'avant-garde.

— Je sais combien tu aimes ces elfes — enfin plutôt cet elfe — mais n'oublie pas quelle est ta place. Tu le retrouveras bien assez tôt. J'ai envoyé Balderich les recevoir. Ils arriveront d'ici peu. Mets tes hommes en bon ordre.

    Il fit mine de rétorquer quelque chose, mais elle lui lança un regard noir. Les plus farouches guerriers n'osaient pas braver ces yeux-là. Elle disposait les corps diplomatiques et hurlait des reproches à tue-tête. Elle ne faisait vraiment pas les choses à moitié ! Peut-être attendait-elle avec encore plus d'impatience que lui leur visite ?

    Alkesh avait fait allumer tous les cierges du hall. Un feu rougeâtre s'échappait des chandeliers d'argent et sa lueur pourpre dévorait les tentures épinglées aux murs arborant les armoiries des différents clans nains. La lumière des immenses candélabres de diamant inondait la pièce de mille feux. Des gemmes tapissaient le plafond. Elles renvoyaient des rais couleur jade, émeraude, sodalite, ambre et d'innombrables autres tons contre les armures des guerriers alignés. Un spectacle magnifique, saisissant, grandiose. Enarch, aussi appelée la cité sous la montagne, demeurait une des plus fascinantes merveilles du monde. Les salles atteignaient des hauteurs titanesques. Un dragon se déplacerait et volerait dans la ville sans encombre. Enarch n'était pas bâtie à l'échelle des nains, mais à celle de quelque peuple géant oublié. Des gemmes rarissimes, des piliers savamment sculptés et des arêtes ornées d'or : la cité méritait sa légendaire réputation. Enarch, fierté des nains, capitale de leur nation, symbolisait une grandeur depuis longtemps éteinte.

    Trois heures s'étaient écoulées quand retentit au loin le cor de Balderich. Ulrich, qui piquait un somme contre un mur, reçut un coup vif et appuyé dans les côtes. Il s'ébroua et attrapa sa hache, l'air hagard. Alkesh lui lança un regard amusé et vindicatif. Les guerriers aidèrent leur chef à se mettre sur pied. Ce dernier s'était empêtré dans ses capes en se levant trop brusquement. Laborieusement, ses compagnons parvinrent à le tenir tranquille afin que les pinces dorées de ses tresses ne déchirent pas le riche tissu d'apparat.

— Ils arrivent ? demanda Ulrich, sa chevelure encore en bataille.

— Balderich sonne de son cor, le cortège ne devrait plus tarder ! lança un petit rouquin l'air mutin.

— Vous semblez adorer faire sortir notre dame de ses gonds, mon seigneur ! railla le plus ancien.

— Tu sais combien je jubile lorsqu'une femme me houspille, c'est si rare ! Si tu n'étais pas si vieux, tu comprendrais de quoi je parle, rétorqua Ulrich.

— Par les Dieux ! s'écria un nain aux cheveux blonds comme les blés, mimant l'indignation.

— Silence ! cria Alkesh.

    Son regard furieux s'abattit sur la troupe qui essaya de se faire oublier, l'air de rien. Les gardes lançaient des œillades acerbes et irritées au groupe de guerriers. Ces derniers tentaient de conserver leur sérieux : chaque fois que l'euphorie passait, l'un d'eux pouffait lamentablement entraînant la compagnie dans un fou rire. Alkesh parvint finalement, non sans mal, à les tenir cois.

    Les portes or et argent de la cité s'écartèrent, laissant filtrer la lumière brûlante du jour. Les sonneurs soufflèrent une longue mélodie que l'on n'avait plus entendue depuis des siècles. Les elfes étaient de retour en Enarch ! Un grand ours brun, monté par un fier guerrier nain, précéda le cortège. La légende veut que seul un nain puisse ouvrir le passage sous la montagne. Sept étalons blancs couverts d'un tissu de soie immaculé parsemé de broderies compliquées emboîtèrent le pas, chevauchés par de fines silhouettes masquées d'un drap albé et motifs en dentelles. Trois chevaux noirs comme le jais traversèrent à leur tour la grand' porte.

    À leur tête, Lockhtar, dit le nomade, se dressait fièrement sur sa selle. Il portait une humble tunique vert et brun, délicatement ouvragée à la manière elfique. Un grand arc pendait contre la selle de son destrier. Sa taille et sa corpulence dépassaient de loin celles des autres elfes, sveltes et menus. On aurait pu aisément le confondre avec quelque humain fort trapu. Son visage mêlait la dureté d'un homme sévère et rude à la douceur et la beauté des elfes. De longs cheveux bruns cascadaient dans son dos, retenus par un diadème de cuir fin et tressé de feuilles d'argent. Ses yeux d'un bleu glacial déshabillaient la pièce et s'arrêtèrent sur Ulrich et sa troupe. Il esquissa un mince sourire et détourna son attention vers Alkesh, inclinant légèrement la tête en signe de déférence.

    Sur son flanc gauche avançait Aanor, elfe somptueuse vêtue d'une riche tunique or et sang. Des peintures rouges et blanches ornaient son visage, rappelant un animal féroce. Ses pupilles de chat semblaient dévorer ceux qu'elle contemplait, et son apparence farouche dissuadait les regards francs. Deux grandes épées claquaient contre le flanc de sa monture. Ses bras dénudés étaient recouverts de flammes rouge et noir ainsi que de longues zébrures, cicatrices de combats passés.

    Légèrement en retrait chevauchait Vaughan, le célèbre barde. Ses mains grattaient avec habileté les cordes d'une harpe nacrée, soulevant les cœurs des nains sous les mélodies délicieuses qu'il déployait. Un bandeau cachait son œil droit, le second était, étrangement pour un elfe, d'une couleur brun-jaune. Malgré une longue cicatrice qui barrait son visage de la tempe au menton, il restait beau et agréable à regarder. Ses traits doux et son sourire charmeur inspiraient une sympathie naturelle. Il était richement vêtu de tenues colorées et finement travaillées.

    Vinrent enfin les gardes sylvestres. Ils portaient des tuniques d'herbe et de nylon savamment entrelacés laissant entrevoir chastement leur peau laiteuse. Un grand arc d'if et une courte épée sur le côté complétaient leur équipement. Leurs cheveux blancs ou dorés étaient tressés avec complexité en de longues nattes disciplinées. Des soldats nains à dos de poneys, ou d'ours pour les plus imposants, fermaient la marche.

    La procession s'arrêta devant Alkesh. Lockhtar sauta de son cheval avec une agilité déconcertante. Il avança jusqu'à elle et, barrant sa poitrine de son avant-bras droit à la mode des nains, s'inclina en récitant les paroles d'usage.

— Salut à toi, Alkesh, chef du clan Stark. Tu honores tes ancêtres et tes descendants t'honoreront à leurs tours.

— Salut à toi, Lockhtar, seigneur des forêts et des plaines. Tu honores ton peuple et tes enfants sauront à leur tour te rendre la fierté que tu leur inspires. Me feras-tu l'honneur de partager ma table et ma maison ?

— Tout l'honneur est pour moi.

    La suite elfique échangea ses salutations auprès de la reine pendant qu'il saluait Ulrich et sa troupe. L'elfe et le nain se prirent dans les bras, avec force rires et paroles affectueuses. Lockhtar serra les poignets et tapa dans le dos des autres compagnons de son ami restés en retrait.

    Les nains d'Ulrich comptaient de réputés champions en ces temps reculés. Alaric dit l'ancien, le plus vieux de la troupe, portait barbe et cheveux blancs très longs ainsi qu'un marteau à la hanche et un bouclier large. On le considérait comme un des plus valeureux guerriers de cette contrée. Autrefois champion d'un duc du nord, il avait quitté son poste après la mort de son seigneur sous les coups du grand Béhémoth. Il vengea son honneur en abattant le monstre, trop tard malheureusement.

    Gerwulf arborait quant à lui une chevelure rousse et courte. Il ne portait ni barbe ni cotte de maille ou armure quelconque, chose étonnante pour un nain. Il était vêtu d'un simple cuir brun et son visage se figeait sans cesse en une expression rigolarde. Des taches cuivrées constellaient sa peau. On l'appelait communément « gamin ». Il possédait un goût et un talent prononcés pour les pièges et le dressage des animaux. Probablement le meilleur trappeur des environs !

    Benedikt, dit « le grand nain ». On aurait pu aisément le confondre avec un homme de petite taille s'il n'avait pas été si trapu et d'une physionomie épaisse propre à sa race. Ses bras musculeux roulaient sous la maille argentée. Il portait deux solides haches dans le dos ainsi qu'une épée large et une masse à la ceinture. On le considérait comme un des meilleurs maîtres d'armes des montagnes naines et sa blondeur presque platine lui assurait une certaine renommée auprès de la gent féminine.

    Enfin venait Griselda, parente éloignée d'Ulrich. Fort petite, même pour une naine ! Elle ne bénéficiait pas encore d'un surnom, trop jeune et inexpérimentée. Ses talents martiaux lui promettaient un grand avenir. Elle portait une abomination, deux haches à double tranchant partageant une seule anse. Cette arme, réservée aux célèbres maîtres nains, classe de guerriers traditionnels, affirmait sa valeur au combat.

    Ulrich, dit « la Hargne », se tenait rayonnant au milieu de ses hommes, resplendissant dans ses armures et arborant avec fierté son abomination. Des dagues, poignards, piolets, épées et haches pendaient le long d'une ceinture de cuir épaisse. Le groupe échangea quelques propos amicaux, puis la troupe se dirigea vers la demeure d'Ulrich. Les nains, Lockhtar et ses fidèles compagnons prirent place dans un coquet séjour où on leur apporta de quoi se restaurer ainsi que de la bière, des eaux-de-vie, de l'hydromel et des vins épicés ou fruités. Les servants partis, ils se retrouvèrent enfin seuls et à l'abri des oreilles indiscrètes.

— Cela fait bien cinquante ans que nos chemins ne se sont pas croisés, mon ami ! Quel bon vent t'amène dans ces mornes montagnes ? s'écria Ulrich.

— J'ai longtemps voyagé sur les mers ce dernier siècle. Récemment, nous nous sommes échoués sur une île étrange qui ne figure sur aucune carte. Ses habitants l'appellent l'île du crâne, et en effet elle ressemble fort à un crâne humain. En son cœur s'érige un austère sommet peuplé de bêtes féroces. Nous l'escaladâmes pendant que nos compagnons réparaient le navire. Nous avions subi de lourds dégâts suite à une violente tempête. Je reste d'ailleurs persuadé qu'elle n'avait rien de naturel. Quoiqu'il en soit, nous traversâmes quelques périls et Labraid succomba dans un combat contre une wyverne.

    « La bête gardait un temple démoniaque. Aucune vie ne prospérait sur ces terres. Les animaux fuyaient ce lieu et nulle plante ne perçait à travers les dalles noires et blanches qui tapissaient le sol à perte de vue. Nous ne nous décourageâmes pas et fouillâmes l'obscur sanctuaire en quête de réponses. Un homme, ou du moins une silhouette se présenta devant nous. Il était recouvert de draps sombres et son visage masqué laissait entrevoir deux yeux rouges. Ses pupilles semblaient celles d'un lézard. Il était particulièrement grand et j'ignore tout de sa race. Les propos qu'il me tint résonnent encore dans ma tête. »

    « Bonjour à toi, Lockhtar. Je sais qui tu es, je le sais depuis toujours et je t'ai attendu des siècles durant. Je transmets un message immémorial de la part de mon seigneur. L'heure est venue de retrouver le compagnon que t'a affecté ton maître. Tu devras gravir le plus haut des pics et tu rencontreras à nouveau sa parole. J'ai dormi longtemps, mais mon éveil au monde approche ».

    « Le prêtre et le temple se sont évanouis. Nous nous tenions sur une surface rocailleuse parfaitement plane. Plus de dalles ni d'homme en draps. Les animaux et la végétation ne semblaient pas vouloir reconquérir leur territoire pour autant. Cette phrase nul autre que nous ne l'a entendue. »

— « Restez vigilants jusqu'à ce qu'à nouveau je m'éveille au monde ». Ce n'est pas une coïncidence. Serait-ce le signal que nous attendons depuis si longtemps ?

    La voix d'Ulrich s'éteint, mêlée d'espoir et de consternation. Tous gardaient le silence. Nul en dehors d'Ulrich et Lockhtar ne comprenait ces allusions, mais le ton grave qu'ils employaient ne leur ressemblait pas. L'affaire semblait de la plus haute importance.

— Nous suivrons l'indication et nous rendrons sur ce pic. Les réponses et d'autres questions viendront, conclut Lockhtar.

    Alaric s'ébroua. Il tortillait sa barbe, mal à l'aise d'attirer sur lui tous les regards de l'assemblée dans cette atmosphère pesante.

— Mes seigneurs, je pense savoir de quel sommet parle le prophète. Voyez-vous, du temps de ma jeunesse, j'étais quelque peu, disons, excessif. Et les montagnes ici, bien que dangereuses et escarpées, sont une promenade de santé comparées aux pics du nord. Durant l'épreuve du passage, je décidai de m'y rendre afin d'accomplir mon rite. Bien plus jeunes que nos anciens monts, le vent et la pluie n'ont pas encore élimé leurs sommets. Ils se dressent fiers et pointus vers le ciel à des hauteurs difficilement imaginables. Un peuple d'hommes vit en ces lieux hostiles et je les ai rencontrés. À vrai dire, ils sont plutôt venus à moi. Sans eux, je serais probablement mort de froid et de faim.

    Alaric se tortillait avec beaucoup de gêne, désormais. Le rite du passage était très codifié et toute aide reçue invalidait l'épreuve. Les yeux des autres nains s'écarquillaient de pis en pis à mesure que l'ancien débitait son discours. Ulrich et les elfes ne semblaient cependant pas perturbés par ses paroles.

— Bref, ils me conduisirent dans leur village et me soignèrent. À mon réveil, ils m'expliquèrent que la montagne que je me dédiais à escalader serait mon tombeau si je m'entêtais, car il n'existait pas un pic plus haut sur tout Maarune ! Les légendes racontent qu'en son sommet vit la déesse Malshken, Celle-qui-sait, auteur de la destinée du monde, mère des divins et gardienne des savoirs. Depuis cette cime, elle distingue ce que l'avenir réserve aux mortels et immortels. Ils m'interdirent de me rendre à nouveau sur ces sentiers sans guide. Toute tentative de conquérir la montagne sans eux se révélerait suicidaire. Croyez-moi, ce peuple est bien plus sage qu'on ne le soupçonnerait à première vue. Je les remerciai et m'attaquai à une entreprise moins audacieuse, ma fougue s'étant dissipée face au ridicule dans lequel cette situation m'avait plongé ! Jamais je n'oublierai ces montagnes, et j'aimerais vous y guider. Le voyage reste particulièrement périlleux de nos jours, bien plus que de mon temps. Sur place, nous devrons convaincre un de ces hommes de nous ouvrir le chemin. Nul ne sait combien parviendront au sommet en vie, et encore moins combien reviendront de cette expédition.

— C'est pourquoi nous irons seuls, coupa Lockhtar. Cette histoire n'engage qu'Ulrich et moi. Notre promesse ne vous lie pas. Alaric nous guidera jusqu'à cette montagne et en ce village nous attendra. Nous partons dans trois jours, le temps d'achever nos préparatifs et prendre du repos.

    Lockhtar se leva, l'air sombre et sévère. Des grognements de désaccord circulaient, mais nul ne protesta. Son regard scruta chacun des compagnons rassemblés. Le silence planait. Voici le pouvoir de l'ancienne race des elfes avant qu'il ne se dilue au fil des siècles dans le sang des plus jeunes.


    Accoudé sur une balustrade surplombant la cité, Lockhtar scrutait Enarch : ses vertigineuses bâtisses à toit rond décorées de frises, les immenses piliers qui soutenaient haut la colossale voûte, les fresques du plafond oubliées depuis longtemps. Des nains arpentaient les artères de la ville, bruyants mais si vivants ! Au nord, on apercevait les colonnes de mineurs rentrant de leur travail dans les profondeurs. Au sud, des enfants jouaient à la guerre avec des bouts de bois en guise de masses ou d'épées et des seaux en fer pour seul casque.

    L'elfe aimait cette cité bien avant que les nains ne s'y installent. Il en conservait des souvenirs impérissables. Il se rappelait son émerveillement devant les trésors perdus d'Enarch, et les formidables créatures qui la peuplaient. Les temps se troublaient, les rumeurs d'une guerre terrible se manifestaient en tous lieux. Le monde avait tant changé ! Cette histoire remontait à des millénaires. Parfois, il se demandait s'il n'avait point rêvé tout cela. Souvent, il doutait de sa mémoire. La plupart de ses souvenirs étaient recouverts d'un épais brouillard, comme des songes insaisissables. Ils s'effritaient, dévorés par le temps qui s'écoule. Dans quelques millénaires, tout cela serait bel et bien effacé de son esprit. Il songeait à ses parents. Il ne les avait pas oubliés, mais leurs visages ne se rappelaient plus à lui depuis une éternité. Il avait eu la chance de les garder en mémoire bien plus longtemps qu'on aurait pu l'espérer. À quoi bon vivre s'il perdait tout souvenir de son passé, de son histoire, de ses promesses, des êtres qu'il avait aimés et des combats qu'il avait menés ?

    L'immortalité. Il maudissait parfois ce don divin, enviant les humains et leur vie si brève. Ces derniers étaient passionnés, courant après leur trépas, une fin si proche qu'ils avaient à peine vécu. L'identité d'un homme se révélait bien plus solide que celle d'un elfe. Les immortels changeaient tant en plusieurs millénaires ! Il n'était plus cet enfant qui visitait cette cité en compagnie de son maître, ce jeune combattant fougueux qui luttait contre des hordes d'ennemis plus puissants les uns que les autres, ce sage seigneur qui aidait à reconstruire après le chaos provoqué par les guerres divines, cet aventurier qui explorait les moindres recoins de ce monde en quête de réponses. Il avait incarné d'innombrables personnalités durant sa vie. Il se sentait comme plusieurs.

    Les hommes ne disposaient pas de ce temps pour se métamorphoser : ils semblaient tous très différents les uns des autres, encore si proches de leur essence d'enfant même sur leur lit de mort. Malgré leur courte durée de vie, ils n'hésitaient pas à braver le destin en une tragédie épique, remarquable et poétique. Il aimait les humains ! Ils reflétaient tout ce qu'il chérissait. Les elfes méprisaient les mortels : ils leur rappelaient leur enfance et ces derniers ne pouvaient qu'apprendre, mais rien enseigner. Terrible erreur. Ils se révélaient vifs et imprévisibles. Une fougue et un grain de folie propre à leur espèce les habitaient. L'avenir de Maarune résidait dans leurs mains. Les vieilles races déclinaient et les hommes s'appropriaient toujours plus de terres. Les elfes arrogants se cachaient dans leurs forêts, oubliant qu'ils avaient eux aussi été la « jeune » race. Malgré toutes les épreuves qu'il avait traversées, les millénaires à arpenter Maarune, il savait ne pas approcher l'infinie sagesse des êtres qui peuplèrent Enarch en ces temps immémoriaux.

    Hier, il aimait Enarch pour la magie qu'elle représentait dans un esprit avide de connaissances. Aujourd'hui, la cité le rappelait à l'humilité. Il avait marché aux côtés des dieux, combattu les sombres démons venus d'Outre-Monde, vu naître la race des hommes, les avait éduqués et aidés à prospérer telle la florissante civilisation qu'ils formaient à présent. Tout cela ne changeait rien à l'infini savoir devant lui ! Des êtres d'une sagesse et d'une puissance effroyable existaient partout dans la galaxie et elle ne se résumait même pas à une poussière d'étoiles dans le cosmos, une âme insignifiante dans le grand jeu des titans. Il partait de nouveau à l'aventure, peut-être la dernière. Il craignait de mourir demain dans ces montagnes, ou sur le chemin que leur indiquerait l'oracle. Il se sentait fragile, en vie : c'est ce que ressentaient les hommes. Peut-être était-ce pour cette sensation qu'il voyageait sans cesse ? Ce sentiment de péril, la proximité de la fin, nul ne devrait s'en éloigner.


    Ulrich entretenait ses armes et armures dans son atelier quand Wagner, son serviteur, entra. Seul Ulrich fréquentait cette pièce. Il entreposait son attirail, ses objets glanés durant de vieilles épopées. Il n'avait jamais fait un bon travailleur, ni à la mine ni à la forge. Il n'était pas non plus un penseur ou un poète. Il n'entendait pas grand-chose à la politique ou à la religion. Ulrich était né pour manier les haches et les hommes sur le champ de bataille. C'était là son seul talent, mais il l'avait reçu en abondance. Il n'aimait pas simplement se battre, il vouait une passion à tous ces objets qu'il comprenait intimement. Il ignorait comment forger une lame, assembler une cotte de mailles, mais il connaissait leur identité profonde. En posant la main sur une épée, il sentait son équilibre, la puissance mortelle qu'elle mettait à son service, son potentiel de sauvagerie. Il possédait une haute lucidité quant à la dangerosité des êtres animés et inanimés. Chacune des armes présentes dans son atelier chantait pour lui une mélodie particulière. Il ne se décidait pas sur les conseils de quelque maître. Il choisissait chacune d'elles au contact de la peau contre le bois et le fer. Il parlait avec elles un langage bien plus intime que le simple artisanat. Elles étaient des joyaux à donner la mort, lui un artiste à son service. Il n'éprouvait aucun plaisir à tuer : il aimait le combat et non sa finalité. Ulrich fusilla du regard son majordome. Son expression farouche et inquiétante le quitta peu à peu, comme s'il revenait à la vie normale.

— Que veux-tu, Wagner ?

    Le ton restait doux et sans animosité, mais le serviteur tressaillit tout de même.

— Son Altesse vient d'arriver, Monseigneur. Dois-je la faire patienter dans le salon ?

    Wagner semblait complètement désarçonné par la visite soudaine de la reine des nains dans cette humble demeure. Il se repassait tous les codes dus au rang de la convive surprise et savait pertinemment que la maisonnée n'était capable d'en respecter aucun.

— La faire attendre ? En voilà une drôle d'idée ! Elle pourrait bien finir par m'en vouloir ! s'écria gaiement Ulrich.

— En effet ! Merci, Wagner, vous pouvez vous retirer.

    Le serviteur s'inclina devant Alkesh et se carapata aussi vite que la politesse le lui permit. Elle referma la porte du petit établi, un vague sourire mêlé d'épuisement et de contentement.

— Un traître doublé d'un lâche ! grogna Ulrich.

    Il faisait mine d'être fâché, alimentant le rire de son invitée. Elle s'assit près de lui sur un tabouret.

— Prends garde, le tonneau est bordé de graisse et tu pourrais salir tes robes !

— Je m'en fiche, s'exclama-t-elle, impérieuse. Cela fait bien longtemps que nous n'avons pas discuté seul à seul, dans cette petite pièce, n'est-ce pas ?

    Elle le fixait, une expression indéchiffrable sur le visage. Elle avait rapproché sa tête très près de lui, un peu trop pour qu'il se sente à l'aise. Si belle encore ! pensa Ulrich. Il l'oubliait parfois à cause de son statut et de ses atours royaux. Cette proximité, cette intimité : elle redevenait elle-même. Il la reconnaissait, son visage juvénile, sa peau fraîche et douce. Passé. Il se triturait les doigts, gêné. Il remarqua en jetant un œil à la dérobée que les coins de sa bouche s'étiraient en un sourire malicieux. Elle prenait un malin plaisir à le mettre en difficulté ! Les dames aiment quand leurs charmes agissent.

— Tu ne devrais pas venir ici, Alkesh ! s'ébroua le vieux nain.

— Je ne devrais pas ? Vraiment ? Et qui m'en empêcherait ?

    Elle revêtit cet air terrifiant et sombre. Une reine et une femme de grand caractère ! Elle s'apaisa et semblait tout à coup fatiguée.

— En acceptant cette charge, je ne me doutais pas que ce serait si compliqué. Je me sens lasse de tout cela, j'aimerais tant retourner à notre vie simple ! Je rêve d'être à nouveau ta jeune élève dans cet atelier. Tu te rappelles ce temps-là n'est-ce pas ? Te souviens-tu de cette journée où les mineurs avaient ouvert une veine de lave ? Il faisait si chaud et sec. Et...

— Oui, je n'ai pas oublié, la coupa brutalement Ulrich.

    Il s'était levé, elle aussi.

— Écoute, nous avons accompli notre devoir. Difficile et ingrat, certes. Se ressasser ce que nous avons perdu n'améliorera pas les choses. Le passé reste derrière nous.

— Vraiment ? Elle laissa la question en suspens, sans le lâcher des yeux. Il savait bien tout ce que signifiait ce « vraiment ».

— Tu comprends ce que je veux dire...

— Non, je ne saisis pas ! cria-t-elle.

    Il recula d'un pas, surpris. Le teint de la reine avait viré à l'écarlate. Elle se tenait debout les poings serrés, une veine battait sa tempe.

— Je ne sais pas Ulrich. J'ignorais ce que ça impliquerait à l'époque, combien ce serait difficile ! J'avais besoin de toi. Tu l'as choisi, tu m'as sacrifiée pour lui ! Il est parti depuis tant de temps ! Il ne reviendra jamais et tu t'entêtes à l'attendre. Tu ne lui dois pas l'offrande de ta vie !

— J'ai prêté serment ! hurla-t-il.

    Sa voix résonna dans la caverne, puissante et terrifiante. Alkesh bondit de frayeur.

— Un serment à un Titan, crois-tu que cela puisse s'effacer ? Et je ne le regrette pas, jamais. Pour l'avenir de ce monde, et ce n'est pas encore fini. L'ennemi piétine toujours à nos portes ! Ces millénaires d'accalmie vous ont tous endormis. Nous ne sommes pas en paix, jamais ! En trêve tout au plus. Lors de la dernière guerre, notre peuple n'était qu'un enfant et d'autres, si puissants et sages qu'ils te terrifieraient, furent balayés comme de vulgaires insectes. L'espoir de vaincre aujourd'hui devient ridicule. Mais aussi infime soit-il, je refuse de tomber sans combattre.

— Mais que protèges-tu Ulrich ? Est-ce la vie que tu veux défendre ? Seul ? Ce ne sera jamais fini, je le sais très bien, même si beaucoup l'ont oublié et pensent que ce sont des superstitions stupides et dépassées. Mais tu ne vis pas, et moi non plus.

— J'aimerais tellement Alkesh, tu peux me croire. Si je pouvais transmettre mon fardeau à quelqu'un d'autre, serais-je encore digne de te posséder ?

    Elle s'approcha de lui, il détourna la tête, s'apprêtant à la repousser.

— Je sais que tu pars demain. Tu ne reviendras peut-être pas. Quel mal y a-t-il ?

— Tu as suffisamment de prétendants pour remplir les douves du palais. Pourquoi les femmes s'entêtent-elles toujours à désirer ce qu'elles ne peuvent obtenir ?

— Parce que tu me possèdes depuis le premier jour où tu as touché ma peau, et nul n'a pu s'en vanter depuis. Toi et moi vivrons pour l'éternité, contrairement aux autres représentants de notre peuple. Je t'appartiens aujourd'hui et à jamais. Laisse-moi rester près de toi cette nuit.

    Elle se blottit contre lui. Ulrich la saisit en une étreinte brutale et passionnée. Ils s'abandonnèrent l'un à l'autre, en des rires et des pleurs depuis longtemps perdus.

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