Partie 3 Chapitre 3

David Cassol

    L'aurore éclairait l'horizon d'une douce couleur rosée. Les elfes préparaient un grand feu pendant que les nains repliaient les tentes et rangeaient dans les sacs leur matériel. Le soleil pointait ses premiers rayons et l'air frais du matin piquait les aventuriers. Gerwulf s'était réveillé tôt pour relever ses pièges et collets. Le camp était presque levé lorsqu'il revint triomphant, chargé de proies imprudentes.

— La tempête a abattu une large partie des troupeaux sur ce pan de la montagne. Les petites bestioles, elles, ont survécu à l'abri dans leur trou. Ma chasse nous aidera davantage que la vôtre ! s'exclama-t-il joyeusement à l'adresse des elfes.

    On disposa des marmites sur le foyer. Certains dépeçaient les maigres proies matinales, d'autres coupaient en dés des légumes et des fruits. Un ragoût à l'odeur puissante et pleine de promesses enchantait leurs narines. Le soleil brillait, aveuglant, et réchauffait leur peau. La viande, principalement du lapin, se révéla tendre et juteuse. Assommés par la perte de leurs compagnons, le repas et le beau temps mirent un peu de baume au cœur. Un formidable sentiment de vie criait au fond d'eux. Chacun mangeait en silence, pensif, appréciant la brise légère caressant leurs visages, ébouriffant leurs cheveux. Les regards se fondaient dans le lointain, scrutant la beauté des montagnes, un panorama qui rappelait la fragilité et l'inconstance des petits êtres qui foulent la terre, persuadés d'en être devenus les maîtres. Cette grandeur, cette force naturelle que dégageaient ces géants de pierre les réconfortait. Ils se sentaient en harmonie avec cette puissance colossale.

    Ils levèrent le camp et marchèrent vers le nord. La compagnie dissuadait les bêtes de s'attaquer à eux, mais ils se méfiaient des bandits ou des abominations qui rôdent parfois dans les vastes étendues sauvages. Leur nombre interdisait la discrétion : ils avançaient armes apparentes, parés contre tout danger. Les elfes exploraient la piste, cueillant de quoi subvenir à leurs besoins quand ils ne relevaient pas la trace de quelques créatures. Gerwulf fut d'un grand secours à mesure qu'ils montaient en altitude. La chasse en haute montagne se révélait laborieuse et peu productive contrairement à la méthode du trappeur. Chaque matin, il ramenait suffisamment de petits animaux pour combler l'appétit de la troupe. Malgré le froid, ils progressaient à une allure constante. L'hiver venait et ils n'avaient pas encore rejoint les sommets du nord. Les monts devinrent de plus en plus élevés et leurs cimes enneigées. La roche brique et marron typique du pays des nains céda la place à une couleur plus sombre.

    Lockhtar planifiait une halte dans une ancienne cité nichée haut dans un pic frontalier des régions barbares. On avait perdu le contact avec cette tribu maintes années auparavant. Ils avaient interrompu l'envoi des caravanes marchandes dans un premier temps et acceptaient difficilement les itinérants. Puis, ils cessèrent d'entretenir leurs chemins. Inquiète de ne plus recevoir de nouvelles de la colonie, la reine mandata un contingent de soldats. Ces derniers n'atteignirent jamais le village à cause des intempéries, et d'une route dangereuse et pleine d'embûches. L'elfe espérait que rien de dramatique ne soit arrivé à cette ancienne cité florissante, sinon ils trouveraient probablement dans les décombres de quoi s'équiper pour affronter le dur climat du Nord. Certains des nains n'aimaient pas cet itinéraire. Ils considéreraient Raureifstadt comme un lieu maudit, ou hanté selon les versions. Ceux qui menèrent des expéditions vers ce lieu n'en revinrent jamais.

— Je pense que le maître de la cité est simplement devenu fou ou idiot. Il aura certainement rempli de mensonges la tête des bons nains afin de les empêcher de partir et de commercer avec l'extérieur. Je doute que ces derniers représentent une menace. Pour une obscure raison, ils ont choisi de se séparer du monde. Ce clan appartient à la reine, et le temps est venu de le rappeler à leur chef. Un seul clan a quitté la Couronne, et nous savons tous ce qui en a résulté ! lâcha sombrement Ulrich.

— Comment les rallier à nouveau, maître Ulrich ? S'ils ont renié leurs obligations, vos paroles demeureront futiles, répondit un des elfes de la garde.

— Un nain ne peut bafouer un serment. Ils ont certainement déniché un bon prétexte qui leur a permis de déroger à la règle. Je m'en vais leur rappeler la honte que leur traîtrise m'inspire ! bougonna Ulrich.

    Il serrait fort sa grande hache.

— Je ne me prétends pas expert en nains, mais je connais bien des hommes et des elfes. Je loue votre sens de l'honneur, mais n'est-ce pas naïf de croire que vos confrères le partagent, ceux qui depuis longtemps ont déserté votre camp ? Ils ne sont pas vous, et selon toute apparence ils paraissent bien moindres.

    Les nains s'arrêtèrent comme un seul homme. Plusieurs d'entre eux semblaient prêts à en découdre. Ulrich se décrispa et éclata de rire. Les autres firent de même et remplirent la forêt de leur voix rauque et profonde. Les elfes, hébétés et incrédules, demeuraient perplexes. Le peuple elfique était réputé lunatique et imprévisible, mais même ces êtres compliqués ne parvenaient pas à appréhender la situation. Lockhtar souriait, comme complice d'une farce privée dont ses compagnons ne comprenaient pas les règles. Lorsqu'ils se calmèrent enfin, Alaric s'approcha du jeune garde et posa sa lourde et large main sur son épaule.

— Nous ne nous moquons pas de vous, seigneur elfe, seulement de vos préjugés à notre égard. Pour comparer le peuple des nains aux elfes et aux hommes, vous nous connaissez particulièrement mal ! Nous respirons, nous saignons comme vous, mais nous ne sommes pas faits de chair. Nous avons été extraits d'une même roche. Vous êtes probablement très différents les uns des autres, nous ne partageons pas cette caractéristique. Peu importe combien l'eau ou le vent éroderont un caillou, il restera toujours un caillou ! C'est ce qui nous vaut notre réputation de personnes opiniâtres, têtues et bornées.

— Pas plus qu'ils n'entendent nos histoires, nous sommes bien incapables de comprendre les leurs, conclut Lockhtar. Laissons les nains aux nains et avançons. Quoi que nous trouvions là-bas, je doute que nous risquions nos vies.

    Trois jours plus tard, ils passèrent un col enneigé. À travers le brouillard, la dent du dragon trônait majestueusement au-dessus d'une nappe de nuages. Ce pic ressemblait à une longue incisive acérée. La chaîne de montagnes du pays des nains s'étirait péniblement vers les cieux telle une vieille excroissance érodée par les âges. Elle ne ressemblait pas du tout à ces montagnes nordiques jeunes et élancées qui creusaient les nuées. Dans le Nord, les monts grimpaient à des altitudes vertigineuses. Leur roche noire se couvrait d'un manteau blanc en toute saison : il neigeait perpétuellement. Le paysage, magnifique et puissant, inspirait sérénité et recueillement. Chacun devant cette prouesse de la nature se sentait empreint d'un respect religieux.

    Ils installèrent un campement afin de se restaurer et de profiter de la vue. Vaughan entama une mélodie mélancolique à laquelle Aanor prêta son corps. Elle virevoltait en un ballet aérien. Ses pieds légers effleuraient la neige par petites touches précises comme si elle traçait une figure compliquée sur le sol. Ses déhanchements habiles jouaient avec les peintures sur son torse et ses bras pour former des dessins étranges et artistiques. Les rainures de couleurs se mouvaient, des centaines de couleuvres rouges, noires et blanches parcouraient et ondulaient en suivant le contour de ses muscles fins. Quelques elfes joignirent leur voix à celle du barde. Les nains vidaient des chopes de bière, silencieusement, et profitaient du spectacle.


    L'escalade de la dent du dragon se révéla lente et fastidieuse. Plus aucune route entretenue ne grimpait vers le sommet. Le groupe emprunta les rares chemins des bêtes.

— Aucune piste d'animaux dans ces montagnes. Cela n'est pas normal, s'inquiéta Lockhtar.

— Ce n'est pas là un climat très propice à la vie, maître Lockhtar ! lança Alaric.

— Je connais bien cette région : certaines espèces y prolifèrent, or je n'en détecte aucune trace. Soit elles savent masquer leur présence, soit elles ont simplement déserté les parages, ce qui me semble plus probable.

— Craignez-vous que nos rations s'épuisent ? demanda un des elfes.

— Non. De petits mammifères vivent probablement encore en ces lieux. Je m'inquiète de ce que ces animaux ont fui. Cela ne ressemble à rien de naturel. La faune a été décimée et ce qui a massacré ou effrayé ces bêtes n'appartient pas au cycle de la vie.

— À quoi pensez-vous ? demanda un garde soucieux.

— Probablement aux nains de la montagne. Peut-être ont-ils chassé au-delà des quantités raisonnables. C'est un phénomène qu'on observe souvent dans les territoires humains. Mieux vaut rester sur nos gardes. Nous ignorons encore à quels dangers nous serons confrontés.

    La troupe se déplaçait le plus discrètement possible. Les paroles de Lockhtar avaient frappé le cœur de tous et chacun se souvenait des morts laissés derrière eux. Dans ces étendues sauvages, les mythes reprenaient leur droit et nul ne savait ce qu'on rencontrerait au détour d'un virage. Le quatrième jour, le groupe se retrouva bloqué face à un véritable mur de glace. Ils avaient grimpé haut et le mal des montagnes frappait les elfes. Ils approchaient de la cité, à peine deux heures de marche. La compagnie retourna vers une caverne qu'ils avaient croisée un peu plus tôt, dilapidant une bonne partie de la journée. Ils mangeaient silencieusement. Rebrousser chemin impliquait un détour qui consumerait pour le moins deux semaines : ils étaient si près ! L'ambiance, maussade, pesait sur leur moral.

— Nous perdrions bien trop de temps à revenir sur nos pas, lança Lockhtar. Les pisteurs vont se disperser cette après-midi et inventorier les ressources disponibles près de cet endroit. Si nous disposons de quoi subsister, nous établirons notre camp dans cette grotte.

— Et ensuite ? Que proposez-vous ? Creuser le mur de glace ? demanda un nain, incrédule.

— Si c'est nécessaire, oui : votre peuple possède un don pour l'excavation et le minage. Je préférerais trouver ou créer une piste qui nous permettrait d'atteindre la cité. Ne nous projetons pas plus avant tant que nous n'avons pas contrôlé la viabilité de notre campement. Mieux vaut s'installer deux ou trois semaines en sécurité afin d'aménager un chemin sûr plutôt que de les dépenser à rebrousser chemin. Quoiqu'il en soit, nous sommes tous épuisés et nécessitons du repos.

— Cela me brise le cœur de l'admettre, mais je me sens bien incapable d'entreprendre une escalade similaire à celle que nous venons d'achever maintenant, dans un sens ou dans l'autre. Cela signerait ma mort assurément ! grogna Benedikt.

    Tous acquiescèrent en silence. L'ascension avait consumé les forces des grimpeurs. La reconnaissance du terrain alentour s'effectua rapidement. Les éclaireurs notèrent un grand nombre de traces de petites bêtes et une végétation suffisante pour nourrir le groupe pendant quelque temps. Gerwulf n'avait pas chômé en piégeant une large zone, et ramenait quelques proies pour un dîner apprécié de tous. Les nains égayèrent de leurs chansons et de leurs poèmes la froide et sombre grotte.

    L'ascension avait épuisé les elfes. La plupart d'entre eux marchaient avec difficulté. Deux des éclaireurs manquaient à l'appel au retour de l'exploration et des nains accompagnés d'Ulrich partirent à leur recherche. Heureusement, ils étaient parvenus à se rapprocher suffisamment du camp de base pour être trouvés. Ils souffraient énormément, se plaignant de maux de tête et de frissons, du chaud puis du froid. Leurs compagnons les veillèrent la nuit durant, inquiets. Le simple fait de circuler en altitude représente un danger. Le mal des montagnes prenait plusieurs formes, le plus souvent anodines. Mais parfois, il pouvait abattre un homme en très peu de temps. Le lendemain matin, les deux rescapés se sentaient mieux. Les autres malades continuaient d'avoir la nausée, mais leur vie ne semblait pas en danger. Les nains relevèrent les elfes à l'extérieur vu que la grande majorité de ces derniers restaient alités, incapables de se mouvoir.

    Les éclaireurs fouillèrent les alentours et trouvèrent un chemin sûr plus au sud. Ils montèrent une petite expédition pour explorer la profonde goulotte qui s'enfonçait dans la montagne. Quelques jours plus tard, ils revinrent penauds. La route débouchait sur une crevasse infranchissable. Un soldat ne s'était pas réveillé après une nuit de trop passée dans le froid. Il ne restait plus que le grand mur de glace à creuser.

    Les nains s'organisèrent en groupes de travail. Malheureusement, ils étaient des guerriers, pas vraiment des ouvriers. Leurs connaissances demeuraient très limitées. Un des gardes avait assisté un contremaître dans sa jeunesse, et dirigea le chantier. Ils attaquèrent sans relâche la paroi glacée, en vain. Le rempart semblait dur comme de la pierre et les outils s'usèrent ou se brisèrent rapidement. La troupe avait creusé une belle avancée à la base de la palissade naturelle, mais chaque nuit elle se comblait à nouveau. Le moral chutait dans les rangs.

    Ulrich revenait du mur et s'assit lourdement près du feu, près de Lockhtar.

— Encore une journée perdue, mon ami. Nous n'arriverons jamais au bout de cette tâche !

— Ne dis pas ça, Ulrich. Le courage de nos hommes s'amenuise, s'ils t'entendent c'en est fini ! Autant rebrousser chemin immédiatement.

— Mais c'est la vérité ! Ils n'ont pas besoin de mes piètres talents d'excavateur pour s'en rendre compte. Nous avons épuisé tous nos piolets et pioches. La situation est pire que lorsque nous sommes arrivés. Admettons notre échec : nous ne passerons pas cette montagne !

— Au moins, nous sommes bien installés. Quelle grotte ! Une Enarch en modèle réduit ! s'esclaffa Vaughan en ricanant.

    Ulrich n'apprécia pas le trait d'esprit. Lockhtar se releva d'un bond, comme piqué par un serpent. Il semblait choqué.

— Chef, je plaisantais, ne prenez pas mes mots au sérieux, lança le barde.

    Lockhtar scrutait les parois, en riant. La compagnie s'agita. Il parcourait la grotte de long en large en se frappant la tête : il tâtait les murs, le sol, les plafonds. Puis il éclata d'un rire dément. Ulrich s'approcha, prudemment.

— Lockhtar, calme-toi ! Tu effraies tout le monde ! marmonna-t-il, une main fermement accrochée à son gourdin.

— Tu ne comprends pas Ulrich ? Cette grotte, c'est exactement ce que nous voulons ! Les animaux ne sont pas les seuls à manquer à l'appel : aucun signe de vie des gobelins ! Depuis tout ce temps, nous aurions dû au moins en repérer des traces !

— Réalises-tu à quel point ton discours déraille ?

    Lockhtar prit un air grave et se tourna vers Ulrich, l'air sévère.

— Cette grotte est artificielle ! Regarde comme les murs et les plafonds paraissent complètement lisses. Trop parfaits, comme taillés de la main d'un être intelligent. La nature ne sculpte pas la pierre de cette façon. Nous n'avons même pas songé à inspecter ce refuge, trop concentrés sur l'extérieur. Quelqu'un l'a aménagé et creusé. Si on ne peut pas passer dehors, traversons dedans ! La porte se cache quelque part, tout près de nous.

   Les nains s'égaillèrent. Ils cherchaient activement un mécanisme dans les parois ou dans le sol.

— Je les soupçonne d'être davantage ravis de trouver des gobelins à dessouder qu'un chemin pour la cité ! glissa Vaughan à Aanor en riant.

— Promettez une peau verte à un nain et il pourrait revenir d'entre les morts ! Leur haine farouche pour ces bestioles vaut l'amour qu'ils portent à la bière ! répondit Aanor.

    La pièce pullulait de petites personnes qui s'activaient comme des fourmis avec une énergie décuplée. Ils découvrirent rapidement l'entrée des cavernes. Lorsqu'on savait quoi chercher, c'était beaucoup plus simple ! Chacun se sentit stupide d'avoir dormi si longtemps près d'une porte sans même s'en douter. C'est ainsi que le premier jour de l'hiver ils pénétraient dans les mines des gobelins.

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