Partie 3 Chapitre 4
David Cassol
La compagnie progressait dans les boyaux interminables qui serpentaient au cœur de la roche. Les couloirs bas de plafonds, taillés pour des peaux vertes, goûtaient à cause de l'humidité. Les gobelins des montagnes formaient une race particulièrement vicieuse et détestable. Contrairement à leurs cousins des plaines et des forêts, ces derniers creusaient les cimes et tendaient toutes sortes de pièges et embuscades difficilement décelables. Leur repère semblait désespérément vide : aucune trace de ces viles créatures.
Les tunnels couvraient un large domaine et cette communauté, avant la déchéance et l'oubli, prospérait comme nulle autre. Parfois, ils débouchaient sur de grandes salles : des ossements rongés étaient éparpillés un peu partout dans les coins, des bricoles volées sur les victimes dévorées entassées en de sinistres monticules. Les pillards conservaient sur eux les objets de valeur, ils jetaient le reste sans considération. Le style de vie des gobelins : désordonné, crasseux, brutal. Dans les boyaux reliant chaque pièce, l'odeur de pourriture ne viciait pas entièrement l'air. Dans les tanières, la pestilence devenait insupportable. Sans aération, les gaz de décomposition pouvaient stagner indéfiniment. Ils débouchèrent enfin au cœur du royaume. La grande salle aurait pu paraître fastueuse si les décorations criardes ne se composaient pas de morceaux d'êtres humains et de bêtes. L'art des gobelins restait une énigme pour les autres races, pourtant ces dernières y contribuaient largement, contre leur gré. La troupe arpenta l'antre avec dégoût. Étrangement, l'odeur devenait supportable. La coupole pouvait accueillir plusieurs centaines de peaux vertes. Ce qui avait chassé cette armée demeurait inconnu, et si cela se trouvait au bout du tunnel les voyageurs n'étaient pas pressés de le rencontrer !
Ils approchaient du forum surplombant cette gigantesque pièce quand la coterie se figea. Tous les gobelins n'avaient pas déguerpi ! En haut des marches se dressait un trône grossier sur lequel siégeait une étrange créature famélique. La pauvre chose semblait n'avoir que la peau sur les os. Ses yeux, hagards et blancs, maudissaient la lumière que renvoyaient les torches. Depuis combien de temps n'avait-elle pu entrevoir la lueur du jour ? Il râla une série de mots dans une langue particulièrement horrible. Les nains grognèrent et les elfes se crispèrent.
— Grknar ! Htroptrar ! Hujtfvir ! Sortghuyvn esk lkjurntrib !
— Une saleté de gobelin, souffla Ulrich.
— Il en parle le dialecte en tout cas, confirma Alaric.
— Restez sur vos gardes, il pourrait ne pas être seul ! s'écria Lockhtar.
Les archers prirent position autour de l'autel pendant que Lockhtar, Ulrich et Alaric montaient près du trône, armes à la main. Des cadavres jonchaient les marches. Ils reconnurent des crânes nains et humains. Plus ils progressaient et plus les squelettes de gobelins s'ajoutaient. Sur le siège, au centre de l'estrade, gisait, à peine capable de se relever, ce qui semblait être, autrefois, leur monarque. Ses yeux, révulsés, allaient avec inquiétude de l'elfe aux nains, tantôt haineux, tantôt suppliants. Sa peau était devenue translucide. À chacun de ses mouvements, les os manquaient de percer son derme tant la chair s'était raréfiée. Le roi devait être particulièrement grand et gras au sommet de son règne. Chose étonnante chez cette race, les seigneurs affichaient toujours une stature plus imposante que leurs larbins. Celui-ci atteignait celle d'un homme, un peu plus grand peut-être. Une couronne grossière, ornée de pierres précieuses maladroitement enchâssées, pendait en travers de son front.
— Tant des siens sont morts, mais lui a survécu ! Ceci est une énigme, remarqua Ulrich.
Lockhtar ne lâchait pas le gobelin du regard. Ce dernier tentait de s'en détourner, en vain.
— Maudit elfe, tes sales yeux qui me dévisagent ! De la magie d'elfe ! Ah, mes enfants, s'ils ne m'avaient pas quitté... On le dévorerait ! Oh oui, cette pourriture bouffeuse de salade, on le mangerait et il ne nous prendrait plus de haut comme cela !
— Je doute qu'il les ait simplement exécutés, répondit Lockhtar.
— Il sait, hein, mes larbins. Oh oui, l'horrible seigneur elfe en est persuadé maintenant. On ne peut rien leur cacher à ceux-là, avec leur sale magie répugnante !
— Non, allez... Ne me dis pas qu'ils se sont laissés bouffer ? s'écria Alaric.
— Ça ne leur ressemble pas, se sacrifier comme ça ! répondit Ulrich.
— Il les a bien dévorés, et il savait combien c'était mal. Il a perpétré des atrocités sans nom ! rétorqua Lockhtar.
Le grand gobelin s'agitait furieusement, tentant de rompre l'emprise de l'elfe. Puis, il se calma, ferma les yeux et poussa un long rire insupportable.
— Mon cher nain, ils ne se montraient pas tout à fait volontaires, voyez-vous. J'ai dû user de persuasion ! De sales enfants qui ne pensent qu'à eux ! Mais en ce temps, d'autres serviteurs plus obéissants les obligeaient. Je comprends mieux pourquoi nos prédateurs ne se bousculent pas : la chair des gobelins a très mauvais goût. Pour supporter cela, je préférais les manger vivants : leurs cris, leurs larmes, et leurs regards suppliants rendaient la chose plus divertissante !
Le roi déchu cracha sang et glaires. Il semblait gravement malade.
— C'est à cause du Seigneur ! Il nous a bloqués ici. Pas moyen de sortir ! Ceux qui ont essayé se sont tous fait dévorer. Les enfants auraient dû comprendre qu'il valait mieux être mangés par moi que par le vilain Seigneur dehors. Mais ces petites pestes égoïstes fuyaient de partout. Et le Seigneur les écrasait par plaisir quand il n'avait plus faim. D'ailleurs, je ne crois pas qu'il nous dégustait vraiment. Au pire, un coup de croc pour nous rompre le cou, et il lance nos cadavres. Saleté de bestiole ! Les enfants sont tous partis, il n'en reste plus aucun à dévorer. Nous sommes seuls depuis si longtemps ! Ils nous ont permis de stocker beaucoup de réserves, mais c'est fini, je le sais. Tout de même, je mourrai heureux ! Je suis satisfait parce que les vilains elfes et les immondes nains vont terminer sous sa dent, et alors ils couineront. Le Seigneur adore...
Le gobelin n'eut pas le loisir d'achever sa phrase : la masse d'Ulrich s'abattit sur son crâne mou. Elle s'enfonça comme dans du beurre et détruisit littéralement tout sur sa route. L'intérieur de sa tête dégoulina telle de la mélasse. Son corps ne formait plus qu'un tronc, avec un énorme trou béant au milieu du visage d'où tentait de s'échapper tout ce qui se trouvait auparavant si bien rangé.
La troupe reprit sa route en silence. Les hommes réfléchissaient, anxieux. Le monstre terrifiant hantait les pensées de chacun. Quelle chose avait pu clouer tant de gobelins dans leur tanière ? Qui avait pu massacrer ces créatures tout en gardant un œil sur chacune de leurs sorties secrètes ? Ce Seigneur vivait-il encore dans les parages ? Et si oui, pourquoi ne s'était-il pas manifesté ?
Encore une longue journée de marche avant d'atteindre la sortie. Une série de boyaux semblait remonter. Finalement, ils débouchèrent dans une petite grotte qui semblait se situer près du sommet. Le froid glacial s'infiltrait partout malgré les épais vêtements. Le soleil leur brûlait les yeux. Après avoir passé tant de temps dans ces lugubres et dégoûtantes tanières, le vent mordant les soulageait presque. Chacun respirait à grandes goulées, bénissant ce bon air pur enfin retrouvé. Un sentier entretenu longeait la grotte et se dirigeait vers le nord. La compagnie le suivit. Chacun restait sur ses gardes après les paroles du roi gobelin, mais ils ne rencontrèrent aucun danger. Le temps s'écoula ; chacun se décontracta, se persuadant que cette pauvre bestiole était devenue complètement folle. Peut-être le monstre, après avoir dévasté la colonie, était-il parti sans jamais revenir ? Peut-être la créature démente avait-elle inventé ce mythe pour justifier une guerre contre les nains qui aurait mal tourné pour eux ? Les avis allaient bon train et tous apportaient des arguments. Lorsque la nuit tomba, tous étaient convaincus désormais que les citoyens de Gipfelstadt s'étaient occupés de cette colonie gobeline avec beaucoup de zèle.
Ils aperçurent une lumière au loin. Cela ressemblait fortement à une chandelle laissée pour guider les voyageurs vers un avant-poste ou une cité. Les nains reprirent du courage à l'idée de dormir dans un bon lit et de boire de la délicieuse bière fraîche. Même les elfes semblaient désireux de rejoindre la ville au plus vite. Ulrich éleva la voix au milieu du brouhaha d'excitation.
— Mes frères, calmez-vous ! Nous resterons à la porte pour cette nuit. Nous ignorons quel accueil nous sera réservé. Avant de solliciter leur hospitalité, nous avons des droits à faire valoir. Je ne tiens pas à entrer dans cette cité dans l'obscurité et avec une requête. Nous devons débarquer en force et en plein jour afin de faire toute la lumière sur les événements.
Les nains grognèrent.
— Ulrich à raison, s'écria Lockhtar. Qui plus est, cette chandelle se situe bien plus loin qu'il n'y paraît. Nous ne pouvons progresser dans le noir sans courir de grands dangers. Patienter un jour ne changera plus rien à ce stade. La prudence conseille une halte. Je veux également que nous disposions de toutes nos ressources avant d'entrer dans la cité. Nous ne savons pas ce qui nous y attend et les signes funestes récoltés sur notre route ne présagent rien de bon.
Tous acceptèrent ces discours raisonnables, mais certains nains continuaient à râler. Ce n'était pas très grave. Se plaindre était plus un mode de vie qu'une alerte de proche rébellion. Lorsque les nains ne geignent plus du tout : méfiez-vous d'une mutinerie !
Le lendemain, les nains se montraient surexcités, prêts à lever le camp sans même déjeuner.
— Nous n'aurions peut-être pas dû venir jusqu'ici. Je crains que nous entraînions nos compagnons dans une aventure incertaine, souffla Lockhtar.
— Nous devions nous y rendre tôt ou tard. Quand tu as choisi cet itinéraire, rien ne présageait des signes aussi mauvais. Tu ne te doutais pas que la situation s'avérerait si périlleuse. Je sais : les mots du roi gobelin te tourmentent. J'ai remarqué combien ses paroles t'ont touché, répondit Ulrich.
— Ce Seigneur...
— N'est qu'une fable. S'il a existé, il s'est envolé depuis longtemps. Dans le cas contraire, il nous aurait déjà attaqués. Je suis persuadé que cette ordure nous a menti pour que nous fassions demi-tour et mourrions dans le froid, ou pire nous terrions dans ses sous-terrains infâmes. Ils ne font que détruire, tu le sais mieux que quiconque.
— Et les animaux Ulrich ? Comment l'expliques-tu ? Et ces gobelins, qui les a chassés ?
— La peste ? Ça réglerait le problème des bêtes et des peaux vertes. Ou une guerre civile. Lassés de servir d'apéritif pour leur roi, ils se seraient soulevés. Fuyant leur citadelle, sans autorité, ils auraient abattu et gâché les proies. Gouvernés par un chef, ils agissent déjà n'importe comment, sans c'est pire que l'anarchie ! Ce ne serait pas la première fois que nous les voyions courir à leur propre perte. Je suis surpris qu'une colonie ait pris une telle ampleur tant ces pauvres créatures n'ont rien dans le crâne.
— Tu as raison, mais j'ai un mauvais pressentiment qui ne me quitte plus depuis quelques jours, un peu avant d'entrer dans la grotte. Reste sur tes gardes. De toutes les façons, nous ne pouvons plus rebrousser chemin ; autant aller jusqu'au bout et nous aviserons.
La compagnie leva le camp et suivit le sentier menant à la chandelle. La piste confirmait des passages réguliers. Vers midi, on aperçut la cité, à une heure de distance selon toute apparence. La colonie était assez réduite. Dix mille âmes résidaient à Raureifstadt, peut-être moins. C'était un modeste clan, mais il détenait de grandes richesses grâce à des mines particulièrement productives. On ne notait rien d'anormal ni d'inquiétant. Les cheminées des petites habitations de pierre crachaient leur fumée. Les murs se dressaient intacts et toujours entretenus. Lorsque la compagnie arriva à proximité des portes de la ville, quatre gardes montés sur des animaux de la famille des boucs approchèrent au trot.
— Holà ! Quel est le motif de votre visite, étrangers ? cria le soldat de tête.
— Je suis Lockhtar, humble émissaire des forêts de Timbal. Mes amis et moi-même voyageons vers les royaumes barbares et nous souhaiterions faire escale dans votre bonne cité, répondit courtoisement Lockhtar.
L'elfe insista néanmoins sur les termes « émissaire » et « escale ». Le garde sembla désappointé, comprenant l'allusion à demi-mot, mais se reprit. Les soldats se révélèrent tous très distingués et aimables.
— Très bien, Monseigneur...
— Émissaire, le coupa Lockhtar.
— Oui, émissaire, excusez-moi. Hé bien, nous devons vous conduire au klanmeister. Il est le seul à pouvoir vous accorder son hospitalité.
La compagnie demeura silencieuse. Les villageois qu'ils croisaient se montrèrent méfiants, pas de parole ou de regard chaleureux. Ils se sentaient comme des lépreux ou des prisonniers qu'on menait à l'échafaud. On lisait la désapprobation dans les yeux des habitants qui rebroussaient chemin ou fermaient leur porte sur leur passage. Les gardes semblaient particulièrement nerveux, et la tension monta à son comble lorsqu'un jeune garçon portant un signe cabalistique rouge sur une toge noire s'approcha de la troupe. Les soldats sortirent les haches au clair et l'intimèrent de se tenir à l'écart.
— Vous n'auriez pas dû venir étrangers ! Vous n'êtes pas les bienvenus ici ! Repartez immédiatement avant que le malheur ne s'abatte sur vous ! vociféra le forcené.
— Depuis quand un nain est-il un étranger à Raureifstadt ? s'exclama Ulrich, courroucé.
Il s'avança hors de la compagnie, fixant de ses yeux sombres le jeune agitateur encapuchonné.
— Vous n'êtes plus dans le royaume nain, ignorant ! Continuez à vous comporter ainsi et vous ne passerez pas la nuit !
— Cesse donc là, Friedrik. La paix si tu ne veux pas visiter à nouveau les cachots du gouverneur !
Friedrik ne prêta pas la moindre attention au garde. Il fixait avec dédain Ulrich.
— Raureifstadt, depuis aussi loin que je m'en souvienne, a toujours fait partie de la couronne naine. Je ne me rappelle pas que la reine ait renié ses droits sur ce domaine et sur ce clan, rétorqua Ulrich.
— Peu importe, ce ne sont plus ses affaires. Nous avons bouté ses soldats et nous la chasserions également si jamais elle s'aventurait jusqu'ici !
Ulrich dégaina son abomination et bondit pour découper le jeune homme. Ce dernier n'esquissa pas un geste de frayeur. Il resta immobile, un sourire narquois collé sur le visage. Deux gardes le rattrapèrent de justesse avant que le fil de sa hache ne s'abatte sur le crâne du provocateur. Ulrich explosait. Les membres de sa coterie s'en étaient mêlés également et tentaient de le retenir et de le calmer.
— J'insulte la reine si cela me chante, maître nain. Je n'encours pas de sanction. Que dîtes-vous de cela ?
Ses yeux semblaient déments maintenant, teintés d'un inquiétant fanatisme. Alaric s'approcha. Les gardes firent mine de s'interposer, mais il les rassura d'un geste de la main.
— Mon garçon, as-tu la moindre idée de la portée de tes propos ?
— Peu m'importe les discours d'un vieux fou, ou de deux ! cracha-t-il.
— Je mérite bien cette rebuffade, oui. Cela dit, sais-tu au moins à qui tu t'adressais ? Pour ton information, tu as insulté Ulrich en personne.
Alaric tourna alors les talons, laissant le jeune nain stupéfait par la nouvelle. Il sembla perdre contenance, puis se renfrogna et partit en invectivant les voyageurs.
— Excusez-nous, Seigneur. Nous ne vous avions pas reconnu ! s'exclama un des gardes, gêné. Et veuillez pardonner Friedrik également ; il a perdu l'esprit depuis la mort de sa mère ; il débite des discours qui n'ont pas de sens, vous savez. Nous avons bon espoir que cela lui passe. Ce n'est pas un mauvais gars dans le fond.
— Pourtant ses propos semblent coller avec la version officielle. Tout indique que la sécession de cette cité auprès de la couronne se vérifie ! répondit Ulrich froidement.
— Cela relève du klanmeister. Il vous expliquera mieux que nous les raisons de notre silence.
Plus la compagnie progressait dans la ville, plus les gens devenaient avenants. La nouvelle de l'arrivée d'Ulrich les devançait. Les citoyens s'attroupaient à l'extérieur de leur maison et sur le bord de la route pour observer le défilé. Beaucoup pointaient Ulrich du doigt en se chuchotant des choses au creux de l'oreille, enthousiastes. On les applaudissait et de jeunes naines vinrent même déposer quelques baisers aux hommes de la cohorte.
Au palais, on les accueillit comme des ambassadeurs. On guida les compagnons dans une grande salle où ils purent se détendre, manger et boire. Pendant ce temps, Ulrich et Lockhtar furent conviés à se nettoyer, revêtir de nouveaux habits et se diriger vers un petit boudoir. On les installa sur une banquette confortable recouverte d'une riche étoffe. L'opulence magnifiait chaque pièce. Puis, une servante les mena dans un salon où trônait un vieux nain à la chevelure blanche. Assis en tailleur, il fumait grâce à un drôle d'instrument constitué d'une jarre et d'une longue pipette. Il leur adressa son plus grand sourire.
— Seigneur Lockhtar, Seigneur Ulrich ! Vos hauts faits vous précèdent et je suis honoré de vous accueillir en ma demeure. Je vous prie de prendre un siège.
Ulrich et Lockhtar s'installèrent chacun sur un coussin. On leur servit du thé et du café ainsi que des confiseries et des pâtisseries.
— On m'a rapporté que vous aviez fait connaissance avec la confrérie des sangs pourpres. Je suis navré de vous imposer cela. Ils ne se comportent pas trop mal d'habitude.
— Klanmeister ! Les propos qu'ils ont tenus relèvent de la haute trahison : de mon point de vue, ils disent vrai. Que se passe-t-il ici ? demanda Ulrich furieux.
Le klanmeister aspira une grande bouffée de fumée et vida sa coupelle d'eau-de-vie. Il parut très mal à l'aise, presque fébrile.
— J'aurais tant aimé que vous n'assistiez pas à cela... Écoutez, j'assume la responsabilité de tout. J'aurais dû mettre un terme à leurs activités bien plus tôt ! Au début, ils ne nuisaient à personne. Ils apportaient même beaucoup à la communauté. Mais le temps passant, ils ont acquis la population à leur compte et grappillé de plus en plus de pouvoir. Ils dispensent leurs discours sécessionnistes auprès du peuple et je me retrouve impuissant. Quelques gardes me sont restés fidèles, eux disposent de forces bien plus conséquentes. J'ai de la chance qu'ils ne m'aient pas chassé d'ici. Tant que je n'entreprends pas de mesures directes à leur égard, ils me laissent en paix. C'est une honte... Prisonnier de ma propre cité ! J'aurais tant voulu que vous ne voyiez jamais ça...
— Klanmeister ! Reprenez-vous ! Cessez de vous apitoyer ! Ressaisissez-vous ! La reine vous a confié la direction de votre clan. Vous devez reconquérir votre place. Nous pourrions vous aider.
— Vous ne comprenez pas. Je me suis révolté, et ils ont enlevé ma femme et mon fils. Si je les combats, le sang de mon peuple coulera dans les rues. Leurs forces nous dépassent. Même vous n'y changeriez rien.
— Et ce mur dressé en bas de la montagne ? questionna Lockhtar.
— Nous avons fermé tous les accès qui reliaient la cité au royaume des nains pour éviter que de pauvres innocents ne soient capturés. C'est pour vous protéger que nous l'avons bâti.
— Ôtez-moi d'un doute, ils ont emprisonné des otages ? demanda Lockhtar.
— Malheureusement, oui. Itinérants et opposants ont été tués. Grâce à quelques hommes fidèles, nous avons construit ce mur pour nous isoler du monde.
— Quitter la cité ne sera pas facile, conclut Lockhtar.
— En effet. Vous les avez entendus : ils ne respectent rien. Ils rassemblent leurs forces en ce moment parce qu'ils savent que vous combattrez.
Lockhtar et Ulrich se levèrent d'un bond, saisissant l'urgence du danger qui les guettait. Le monde sembla s'embrumer et basculer. Ils se rassirent tant bien que mal, contemplant avec effroi leur coupole.
— Qu'avez-vous mis dans nos verres ? s'écria Ulrich outré.
— Qu'allez-vous faire de nous ? demanda Lockhtar.
— Je ne peux pas les laisser vous prendre, mais je ne peux vous autoriser à les tuer non plus. Notre sang coule dans leurs veines et je refuse d'assister à un autre massacre. Je suis désolé, mais je ne peux plus rien pour vos hommes. Ils dorment déjà d'un profond sommeil.
— Traître ! Ulrich tenta vainement de se redresser. Le plafond vrillait.
— Écoutez, ils ne respectent rien, mais ce n'est pas mon cas. J'ai foi dans les anciennes coutumes et mon cœur restera toujours fidèle à la reine... et au roi. Je dispose d'hommes intègres : ils vous guideront en-dehors de la cité, vers le pays des barbares. Nous vous fournirons vivres et provisions. Ne revenez pas, je vous en prie. Je ne veux pas mettre en péril la vie de mes gardes pour rien. De toutes les façons, vous ne trouveriez que la mort en rebroussant chemin. Vos amis sont perdus, acceptez-le. Un jour, j'espère que j'aurais l'honneur de ramener mon peuple à la raison. Alors la reine pourra à nouveau nous compter parmi...
La voix du klanmeister s'estompait, lointaine. Son visage disparut. Un voile noir s'abattit sur nos deux aventuriers.