Partie 3 Chapitre 6

David Cassol

    Les rebelles s'étaient calmés. Friedrik monta sur une petite estrade. Il donna un discours bref afin d'annoncer la chute du klanmeister. Les citadins saluèrent la libération avec enthousiasme, en revanche sa mort reçut un accueil très négatif. Le jeune nain déclara également qu'il cédait son siège à son oncle, plus sage et plus aguerri. La foule se dispersa, en silence. L'ambiance était morne. Certes, la ville était libérée du tyran qui avait pactisé avec le diable, mais le démon reviendrait. Les derniers badauds quittaient la place lorsque les cloches sonnèrent. Un mouvement de panique s'empara des habitants.

— Que se passe-t-il ? cria Lockhtar dans la confusion.

— Le Seigneur, il arrive ! On ne l'attendait pas avant quatre mois !

    Ils avaient à peine réussi à rassembler quelques combattants qu'un bruit lourd résonna, accompagné d'un souffle rauque. La compagnie remonta les ruelles de la ville vers le nord pour visualiser l'ennemi. Lorsqu'ils débouchèrent sur la grand'place, chacun se figea devant ce spectacle fabuleux et terrible. Un dragon rouge et noir d'une envergure gigantesque survolait les abords de la cité. Il mesurait deux fois la taille du palais ; aucune légende n'évoquait de tels monstres ! Son corps musculeux était couvert de runes magiques flamboyantes. Sa gueule crachait le feu à travers une rangée de crocs longs comme des hommes de haute stature. Sa queue fouettait l'air, et chaque battement de ses immenses ailes tonnait en un sinistre vacarme. Les guerriers figés, paralysés par la terreur de cette bête apocalyptique, contemplaient la fin du monde, dépités. Le Seigneur fonça vers eux et se posa dans un fracas de poussière et de cris. Son gosier émit un grognement assourdissant, tel un rire d'Outre-Monde. Il approcha son long museau des aventuriers.

— Je connais vos dernières actions. Cela me contrarie énormément ! J'ai dépensé beaucoup de temps et d'énergie pour en arriver là. Vous m'avez ôté une de mes principales nourritures de ce siècle. Vos chairs ne devraient pas me rassasier, mais je prendrai plaisir à vous digérer lentement, sans même vous croquer, ou alors juste un peu pour vous tenir éveillés.

    La Bête expulsa un grognement profond. Des relents de soufre se dégageaient de sa bouche lorsqu'il parlait. Odeur insupportable. Il scruta attentivement les guerriers alignés devant lui comme un bourreau se délecte devant le visage apeuré de sa victime. Il effectua un mouvement vif qui décontenança les troupes. Les nains et les elfes se jetèrent à plat ventre. Il aurait pu piétiner ou chiquer n'importe lequel d'entre eux. Lockhtar se tenait droit face à la bête, le regard empli d'une haine noire.

— Mais qui vois-je ? En voici une surprise ! Alors, mon enfant, comment vas-tu depuis tout ce temps ? Je ne t'ai pas oublié, sache-le. La tristesse et la haine que tu me voues depuis ces milliers d'années me comblent d'une satisfaction pour le moins extatique. Voici la plus riche nourriture qu'un dragon puisse espérer ! Une éternité de délectation !

— Ghtruoplkmnetg utyrhd ghutyejccbh ! prononça lentement Lockhtar. Le dragon ouvrit grand ses paupières, étonné d'entendre cette incantation. Puis il entra dans une rage incontrôlable. Ses yeux rougirent et il hurla.

— Le temps est venu de me séparer de toi, petit elfe ! Comment as-tu osé trouver mon nom ? Comment un être si misérable pourrait-il le prononcer ?

    Le dragon rugissait de colère. Il balança sa tête, son cou, sa queue partout autour de lui, emportant des bâtiments entiers. Il arracha de gigantesques morceaux de roche et les lança au loin dans la cité. Au milieu de la panique, Ulrich profita d'un moment où le monstre s'immobilisa pour sauter sur une de ses pattes et planter son abomination. La hache rebondit sans le moindre effet et le dragon le propulsa loin. Ulrich s'écrasa contre un bâtiment et s'affala sur le sol.

    Cet acte, stupidement héroïque, attisa le courage des soldats rassemblés autour de la place. Des cris de guerre retentirent et une vingtaine d'hommes en arme, nains et elfes, chargèrent le démon. Lockhtar empoigna son arc et décocha plusieurs flèches. Les attaques contre la bête semblaient inefficaces. Elle repoussa et écrasa certains de ses assaillants. Les tirs de Lockhtar la perturbaient. Elle tentait de les esquiver et cela changea cet affrontement désespéré en chance pour eux. Le Seigneur prenait son envol lorsqu'une salve de traits, briques, et objets en tout genre le frappa en pleine tête. Les soldats de la garde rejoignaient le champ de bataille. Les rebelles et les citadins se battaient également. Les habitants décidèrent de mourir en se défendant plutôt qu'en fuyant.

    Le dragon rata son décollage, mais s'éleva suffisamment haut pour apercevoir que les artères menant à la grand-place débordaient de nains en armes. Tous affluaient dans sa direction. Il jeta un regard de colère vers Lockhtar. Ce dernier entrevit quelque chose qui lui redonna espoir. Dans les grands yeux du reptile résidait une émotion qu'il ne se serait jamais attendu à lire chez ce monstre : l'incertitude. Ses flèches redoublèrent d'intensité et certaines semblaient le piquer. Le dragon criait de frustration plus que de douleur. Il balaya les hommes qui l'encerclaient. Il attrapa des nains avec sa gueule ou ses pattes et les projeta en direction de Lockhtar. L'elfe se déplaçait avec agilité et rapidité, évitant les projectiles vivants et tirant ses traits sur la bête. Le dragon se frayait un chemin sanglant vers l'elfe qui courait et sautait à travers bâtiments, colonnes, terrasses et cadavres.

    Lockhtar avait vu juste : il détenait un pouvoir sur la Bête grâce à son nom. En toute logique, le dragon pourrait se débarrasser de lui avec facilité : un coup de pattes, de crocs, une salve de feu. Pourtant, le Seigneur ne l'affrontait pas directement. Peu importe le nombre de guerriers assemblés, aucune armée ne possédait un semblant de chance contre une abomination de cet ordre, mais Lockhtar changeait la donne. Son emprise sur le démon pouvait modifier le dénouement de cet affrontement.

    Le Seigneur tenta à nouveau de prendre son envol. Une détonation sourde retentit. Il eut le souffle coupé et râla de douleur avant de s'écraser sur le parvis. Un coup d'artillerie sévère en plein poitrail ! Certaines de ses écailles chutèrent au sol. Il renâcla et secoua la tête, incrédule. Il se releva péniblement. D'autres détonations, moins fortes. Il aperçut de petites lueurs apparaître succinctement au son des coups de feu. Il décollait lorsqu'un gigantesque filet de mailles noires s'accrocha à ses pattes. Lockhtar continuait de faire pleuvoir des flèches enflammées sur son museau. Des caches s'ouvraient dans le sol de la grand-place et des nains en jaillissaient. Le dragon cracha un jet de feu bleuté et des complaintes montèrent des tunnels. Une seconde explosion assourdissante retentit : le Seigneur reçut l'impact en plein visage. Il s'affala sur l'arrière-train, sonné. Plusieurs de ses dents s'écrasèrent à ses pieds, brisées. Un sang vert coulait de sa bouche blessée. Des nains chargèrent la Bête et frappèrent en vain sa peau de roche.

    Le démon vociféra de douleur et de frustration. Il se releva d'un bond en hurlant, arracha le filet qui l'entravait et projeta les soldats en battant sa queue et ses ailes. Il prit son envol et fonça vers le point lumineux qui avait provoqué sa chute. Il s'agrippa au sommet du bâtiment comme une gargouille sur son socle et creusa un trou dans le toit avec son museau. Puis, il souffla un feu qui rejaillit par les fenêtres. Des cris moururent aussi vite qu'ils apparurent et une explosion gigantesque retentit. Le Seigneur fut repoussé et s'écrasa contre un grand édifice qui se brisa sous son poids. Lockhtar tirait toujours ses flèches. Il ramassait des carquois et des munitions sur les terrasses d'où sortaient d'innombrables nains. Aussi futile lui semblaient ses attaques, il restait persuadé que son action impactait la bataille. À défaut de lui faire des dégâts, il le distrayait, permettant aux artilleries de se positionner et de le blesser. La cité était une véritable forteresse pleine de tunnels. Des trappes s'ouvraient des sols et vomissaient des nuées de guerriers en colère. Les rebelles comme le klanmeister s'étaient préparés à ce combat titanesque depuis de longues années ; la ville toute entière était aménagée pour ce combat hypothétique, et chacun savait quel rôle endosser.

    Le dragon plongea vers Lockhtar. Près de le happer, il recula sous le choc d'un nouveau tir. D'énormes machines avaient été tractées, des canons dont seuls les ingénieurs de Raureifstadt maîtrisaient les secrets. Les dieux corrompus les avaient amenées dans ce monde lors des antiques guerres divines. Elles étaient composées de grands tubes d'acier couverts de runes, crachant des pièces rondes généralement de plomb en une stridente détonation. Un des boulets atteint le dragon en plein poitrail, le repoussant loin au milieu de la place sous le choc. Le monstre hurla de douleur. Son corps suintait un sang verdâtre et le dernier projectile semblait lui avoir brisé quelques côtes. Un cri de joie guerrier retentit dans la cité. Les défenseurs reprenaient courage et tiraient de plus belle sur le titan. Sur les toits, d'autres petites détonations éclataient. Les nains embusqués maniaient des armes similaires à l'antique canon, mais beaucoup plus réduites et moins dévastatrices. Les hommes à pied chargeaient inlassablement. Lockhtar arrivait à court de munitions lorsqu'un des ingénieurs des tubes d'acier lui fit signe. Il traînait avec lui un chariot rempli de flèches, de carreaux et de poudre. Lockhtar se saisit d'un carquois neuf, déposa le sien et repartit à l'assaut de la Bête. Chaque trait touchait sa cible, déstabilisait ce formidable adversaire, et laissait le temps aux artilleurs de recharger et manœuvrer.

    Le dragon encaissa un nouveau boulet dans le visage. Il y avait perdu plusieurs crocs et un torrent de sang coulait de sa bouche tuméfiée. Il demeurait assis, hébété au milieu de la place. Des nains partout autour et sur lui tentaient de le taillader. Un cri retentit, interminable. Friedrik avait grimpé sur le toit d'un bâtiment surplombant les affrontements et guettait le moment propice pour bondir sur le serpent, sa grande hache en main. Il atteignit la gueule du dragon sans que celui-ci le remarque et planta sa lame dans l'œil sombre, gigantesque et vitreux. Un immense jet noir fusa et un cri inhumain retentit. Il se redressa subitement, frappa d'un bruit sourd le corps de Friedrik et le propulsa haut et loin. Il prit un envol bas, furieux, et piqua vers les pièces d'artillerie.

    Lockhtar visa l'œil valide, mais la Bête dévia la flèche avec une bourrasque. L'elfe sauta par-dessus un parapet pour atteindre un point de vue dégagé. Les canons allumaient des feux partout dans la cité. Le dragon assaillit les artificiers et les démembra. Lockhtar regarda le balcon incendié et aperçut l'ingénieur qui l'avait appelé plus tôt. Ce dernier acquiesça, souriant, résigné. Il enflamma une de ses flèches et tira vers le chariot à munitions. Le trait sembla voler durant une éternité. Le Seigneur se retourna et s'apprêtait à décoller. Lockhtar cria son nom une nouvelle fois. Le dragon se figea et observa l'elfe, incrédule. Puis, le monde s'arrêta. Une déflagration inouïe éclata dans la cité. Une boule de feu énorme monta jusqu'aux cieux, engouffrant la bête colossale, soufflant les bâtiments comme des fétus de paille, calcinant et projetant les nains comme de misérables grains de poussière. L'explosion retentit à des dizaines de kilomètres.

    Lorsque la fumée se dissipa, les quelques survivants revenus sur la place contemplèrent à travers les cendres virevoltantes un spectacle unique : l'immense carcasse du Seigneur siégeait, solitaire, au milieu d'un cratère. Ruines désintégrées et corps carbonisés. Ceux qui restaient tombèrent à genoux et pleurèrent. Le monde venait de disparaître dans un nuage de sang et de flammes. Seules subsistaient larmes et poussières.

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