Pas d'alerte Amber pour Antoine

Alain Le Clerc

Un choix..

Antoine avait disparu, même s'il était invisible. La mère de l'adolescent dévisageait l'assiette de Shawarma qui stagnait devant une chaise vide. Elle osa finalement ouvrir la porte de sa chambre vers 18h30. Elle trouva l'interrupteur à tâtons. Un flot malsain d'adrénaline parcourut son corps quand elle aperçut les étranges décorations qui garnissaient les quatre murs de la chambre de son fils.  

-          Daniel ! Viens voir ça !

Le quadragénaire hésita avant de se lever de sa chaise.

-              Daniel ! Il faut que tu voies ça !

Il franchit le seuil de la porte de la petite chambre. La femme paniquée lui pointa les murs. Il y avait des photos placardées partout.  La même image à répétition.  Le couple resta planté au milieu de la chambre, sans dire un mot.

 

***

 

                Yvette se sentait constamment en déséquilibre entre la fiction et la réalité.  Elle perdait sa raison un souvenir à la fois.  L'an dernier, un médecin lui avait livré un diagnostic glauque sur un ton monocorde. La dégénérescence fut si rapide qu'elle étonna les médecins traitants. Elle habitait maintenant dans un CHSLD dans l'aile des patients en perte d'autonomie.

-              Vous avez retrouvé votre brosse à cheveux, madame Côté  ?

L'infirmière avait répété deux fois. Yvette hocha la tête par politesse.

-              Vous savez si André va venir aujourd'hui? demanda la vieille dame.

L'infirmière plaça les mains sur ses hanches.

-              Voyons Yvette ! André... Votre mari ? Vraiment ?

-              Il est arrivé quelque chose à André ? 

-              Yvette, c'est l'heure de manger maintenant. Je reviens chercher votre plateau dans une demi-heure.

L'infirmière alluma le téléviseur, fit demi-tour et sortit de la chambre.  La vieille dame fronça les sourcils, puis souleva le plateau transparent qui cachait son repas. Du poulet en petits cubes, du riz blanc, et des petits pois. On lui avait aussi apporté un jus d'orange et un petit bol de gruau. À la télé, l'animateur du bulletin de nouvelles semblait affligé, la même expression qu'il arborait pour parler d'un accident grave ou pour annoncer une journée de pluie.

 

***

 

Les deux parents d'Antoine tentaient d'ignorer la panique qui les envahissait.

-              Il a déposé son sac d'école avant de partir.

-              Pour aller où?  

-              Comment veux-tu que je le sache ? 

La même image insensée placardée à des centaines de reprises.

-              Il n'a pas laissé de note.

La femme soupira.

-              Je ne comprends pas.

En petit et en gros formats, en couleur et en noir et blanc. Partout.

-              C'est un adolescent.

La femme ouvrit le garde-robe, un tas de vêtements jonchaient le sol.

-              Je ne crois pas qu'il ait apporté de vêtements.

La même image sur les quatre murs : Des sourires. Des sourires qui semblaient les narguer à l'infini.

***

L'adolescent entra par la porte principale et montra sa badge au gardien.

-              Salut, Antoine, ça va ?

Le quotidien d'Antoine.  Les gens avaient toujours un léger mouvement de recul en apercevant son visage. Distance et malaise. Même pour le gardien qui le connaissait depuis plusieurs mois.

-              Oui ça va, merci.

-              L'entretien ce n'est pas le vendredi habituellement ? demanda l'agent avant de lui lancer la carte d'accès et le trousseau de clefs du CHSLD.

L'adolescent les attrapa et espéra que le bruit des clefs allait masquer celui de son cœur battant sur sa cage thoracique. L'agent vérifia l'horaire de l'entretien ménager et ajouta le nom du jeune homme sur la liste.

-              Antoine ? demanda l'agent.

-              Euh. Quoi ?

-              N'oublie pas de me remettre la carte et les clefs en sortant.

L'ascenseur pris une vie a se rendre au quatrième étage.

 

***

-              Je ne sais pas, dit-elle a un interlocuteur invisible, il est généralement tout seul a la maison entre 16h30 et 18h.

-              Qu'est-ce qu'il dit ?

La femme posa sa main sur le combiné

-              Il me demande s'il pourrait s'agir d'une fugue.

-              Tu leur as dit pour les photos ?

Elle tendit le téléphone à son mari.

-              Tu veux leur parler à ma place ?

L'homme leva les mains. Il perdait le contrôle sur tout. La femme tourna le dos et rapprocha le combiné de son oreille .

-              Non monsieur, Antoine n'a pas vraiment d'amis...  

Comment leur expliquer sans sombrer dans le pathos. Antoine n'avait pas d'amis par ce qu'il était différent. Ce n'était pas un monstre horrifiant aux tentacules visqueux. Il était né avec une rare malformation maxillo-faciale.  ''Un cas sur six millions seulement''. Il avait subi plusieurs chirurgies approximatives pour tenter de la résorber. Antoine était un enfant qui ne pouvait pas sourire. ''Un cas sur six millions'' ... Il n'était pas un monstre, mais un malaise qu'il fallait constamment justifier.

-              Il me demande s'il a des idées suicidaires.

***

Chambre 422. Il jeta un coup d'œil à travers la porte entrouverte. Un lit défait, une table de chevet rempli d'objets hétéroclites, une chaise berçante vide. Antoine poussa la porte.

-              Grand-maman ?

Au début il croyait s'être trompé de chambre. La dernière fois qu'il avait vu sa grand-mère, elle était maquillée et bien peignée. Il avait devant lui une vieille dame ébouriffée au teint grisâtre qui mangeait  difficilement son repas.

-              Grand-maman ? C'est moi, Antoine.

Elle releva la tête, le regard absent.  L'adolescent s'approcha. Yvette fronça les sourcils.

-              André ? André, tu es venu me chercher ?

***

 

Ils avaient appelé a l'école secondaire où leur fils étudiait, mais avait tourné en rond avec le répondeur aux centaines d'options.

-              T'as essayé au CHSLD ? Peut-être qu'il est allé au travail et qu'on s'inquiète pour rien.

La femme composa le numéro.

***

Antoine habilla sa grand-mère aussi rapidement que possible. Il jeta un coup d'œil au couloir et emprunta un fauteuil roulant dans le corridor. Il avait assis sa grand-mère dans le fauteuil et se dirigeait vers l'ascenseur de service qui menait vers l'arrière du CHSLD. Il avait la carte d'accès pour sortir discrètement par la porte arrière ou se trouvait le conteneur a déchets.  

***

Le gardien décrocha.

-              CHLSD Candiac bonsoir ?

La femme parlait si rapidement qu'il la fit répéter.

-              Mon fils, Antoine, il s'est présenté au travail ce soir ?

-              Oui madame, il est entré il y a une quinzaine de minutes...

-              Parfait ! Merci ! Je peux lui parler, c'est urgent....

L'agent soupira, interrogea l'ordinateur du contrôle d'accès par carte.

-              Il était encore au quatrième étage il y a quelques minutes  ...

-              Le quatrième ? C'est l'étage de sa grand-mère. Vous pouvez allez vérifier si..

-              Vous avez essayé de le rejoindre sur son cellulaire ?

Elle soupira.

-              Il n'a pas apporté son cellulaire avec lui. Vous me rappelez aussitôt que vous le trouvez ? 

-              C'est promis madame Coté.

L'agent raccrocha et se leva en s'attardant aux moniteurs des caméras de surveillance. Il aperçut Antoine qui poussait la fauteuil roulant dans le stationnement arrière. Il reconnut la patiente emmitouflée dans la chaise. Le couple hétéroclite s'éloignait de la porte arrière et disparut derrière le conteneur a déchets.

-              Shit !

L'agent composa le 911.

***

Yvette fut d'abord très agitée. Antoine lui parlait sans cesse pour la rassurer.  Il avait tout prévu. Il s'était éloigné du CHSLD et avait longé une ruelle. Il s'était ensuite dirigé vers la rue Parc et avait hélé un taxi qu'il paierait avec de l'argent comptant dissimulé dans sa poche de pantalon cargo. Le chauffeur s'offrit pour aider la vieille dame à monter dans sa voiture. Direction : le belvédère du Mont-Royal.

***

-              Tu penses qu'il veut en finir ?

Daniel haussa les épaules.

-              Je ne crois pas. Mentit-il.

-              Moi non plus. Dit-elle, complètement paniquée.

 

***

-              C'est ici que tu m'as embrassé la première fois, André.

La ville de Montréal leur sembla à la fois petite et immense.  Yvette se tourna vers son petit-fils.

-              Pourquoi tu ne viens plus me voir  ? Je m'ennuie toute seule.

Antoine la dévisagea.

-              Moi aussi je m'ennuie de toi grand-maman.

Elle planta ses yeux dans les siens. Antoine perçut une fine lueur. Yvette caressa la joue de l'adolescent. Ses yeux brillèrent comme les lumières de la ville.

-              Antoine ? Que fais-tu ici mon beau garçon ?

Elle sourit.

Le sourire d'Yvette pansa des milliers de petites blessures.  Pour un moment, il n'était plus Antoine, le monstre ordinaire qu'on tenait à distance et elle n'était plus la vieille folle vivant dans une soupe de souvenirs disparates. Il était ses souvenirs, elle était la possibilité du bien-être.

La lueur se dissipa. Yvette reprit son monologue incohérent. Les lumières des gyrophares s'ajoutaient sur les arbres déjà colorés du Mont-Royal. Tout allait bientôt se terminer. Il ne reverrait jamais plus le sourire de sa grand-mère. Même si la route promettait d'être cahoteuse, Antoine se sentait armé  pour commencer à se fabriquer des souvenirs heureux. Même si son masque grossier le rendait invisible au cœur des autres.

 

               

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  • Très émouvant. Je viens de voir un film (français) qui se nomme "la dernière leçon", pas un grand film, mais c'était dans le cadre d'une conférence de l'asso ADMD (Association du Droit à Mourir dans la Dignité. Voilà, c'est e sujet… merci pour ce texte

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    nyckie-alause

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