Pas facile d’être acteur

Les acteurs ont le don de faire passer sur les traits de leur visage un tas d'émotions que la caméra vient capter en plan serré. A fleur du grain de la peau. L'acteur est un comédien naturel, le comédien est un travail, cinéma et théâtre ne sont pas le même métier.

Une scène va être tournée. Sur le plateau, tout le monde est enfin à son poste. Caméraman, ingénieur du son, assistants souvent assistantes, (c'est mieux pour le café) et les deux acteurs, un homme, une femme attendent figés les consignes du réalisateur.

-         Bien ! S'il vous plait, silence sur le plateau ! on va tourner ! Merci ! Je rappelle brièvement la situation. - Thierry revoit pour la première fois son amour inavoué Lucille. Elle était partie avec Bertrand pour refaire sa vie en Patagonie avec un projet d'agriculture bio de macaronis endogènes. Elle a trompé Bertrand dans une aventure romanesque avec le fantasque Romain qui n'a d'yeux que pour Dieu et se consacre à l'abstinence sentimentale et à un mysticisme breveté transcendantal. Je rappelle également que Sophie a connu Renée dans une escapade avec Mathieu qui s'est fait couper les cheveux et qui a suscité par sa nouvelle apparence, une ressemblance avec Benoit, l'enfant perdu de Martine et Martin et Brigitte qui croit avoir enfanté tout en étant vierge. Garder aussi en Mémoire que Cunégonde a convolé en sixième noce avec Le chanoine André de Bergerie, cousin du duc de Camembert. Bref, tout le monde sait cela par cœur.

-         Mais Camille n'était pas morte, à la dernière prise ?

-         Non, Thierry, rappelle-toi, elle faisait semblant, seulement.

-         Elle le faisait vachement bien, alors, avec une épée, trois dagues et six flèches dans le corps.

-         Ça, c'est ma cuisine à moi. Ce que j'attends de toi dans cette scène, c'est qu'en présence de l'Amour de ta vie, ton visage exprime l'inquiétude de décevoir, la peur de dire ce que tu tais, la joie de retrouver Lucille et la crainte de la décevoir.

-         Ce n'est pas Sylvie l'amour de ma vie ?

-         Non ! Sylvie est l'amour de tes nuits ! Un moyen mnémotechnique pour t'en rappeler Sylvie rime avec nuit.

-         Mais encore mieux avec vie ! Non ?

-         Oui, si tu veux, mais on s'en fout des rimes riches, c'est pourtant simple et clair, non ! Ce que j'attends de toi c'est que tu exprimes l'incompréhension incommensurable de la déception joyeuse des retrouvailles. Ton expression doit être dans cette ambivalence. Tu la sens, tu sens le rôle ?

-         Attend, je me concentre, j'essaie de me glisser dans la peau du personnage. Au fait, je suis qui ? A présent ?

-         Mais toujours Thierry, voyons ! Seulement Thierry a plusieurs facettes, des fois, il se prend pour Martin et il se prend les pieds dans le tapis d'Aladin. C'est clair ?

-         Heum, ouais, mais je fais quoi au juste ?

-         Rien, comme d'hab. t'as qu'à abhorrer un sourire ambigu, ça passe partout.

-         Comme ça !

-         Mais non, bordel ! Ça c'est un sourire de benêt, je ne te demande pas d'être Bourvil, je te demande d'être Macbeth après son régicide et avant qu'il n'entre dans la folie. Ce n'est quand même pas sorcier ? Merde !

-         Oui, oui, je vois comme ça, alors ?

-         Mais pas du tout, là tu exprimes une poule qui vient de découvrir que son œuf était là, bien avant elle. Soit naturel, on a tous ressenti cela, au moins une fois dans sa vie. Tu dois être, ce que tu n'es pas ! facile, non ?

-         Oui, oui, je crois, je fais ça, alors ?

-         Mais non, Bordel ! Et puis, merde ! Tu me fais chier ! Fait ce que tu veux, de toute façon tout le monde s'en fout, plus personne ne regarde ce sitcom à la con. Allez, la lumière est bonne ? Oui ! Le son, ok ? Oui ! alors on y va.   MOTEUR ! Quoi, encore Thierry ?

-         Normalement, on ne dit pas : ACTION ?

Pas facile d'être acteur, pas facile d'être réalisateur, pas facile d'être cinéma, pas facile d'être, pas facile, papa, au secours !