Pas seulement du sang, aussi de la bière

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« Ça va bien ? »

Les premiers rangs poussent des hurlements hystériques. Le chanteur, sourire tout en dents, gratte un petit riff de sa guitare Fender. Il se rapproche du micro.

« Cette chanson, c’est une histoire marrante, je l’ai écrite pour une fille qui m’a sorti le cœur de la poitrine pour s’en faire un quatre heures. Ça s’appelle « Pour son quatre heures » et c’est pour vous les filles. »

Le chanteur adresse un clin d’œil ravageur à la foule, qui repart d’un nouvel élan strident.

Le batteur esquisse le commencement d’un roulement de tambour quand il s’aperçoit avec agacement que le chanteur reprend la parole, et glisse vers une rythmique d’ascenseur.

« Je sais, vous vous demandez, mais quelle mouche a pu piquer cette fille pour piétiner un cœur appartenant à un corps pareil ? Et je ne vous parle pas du face qui va avec. Et bien moi aussi ça me turlupine, c’est bien pour ça que j’en ai fait une chanson. »

Les autres musiciens lèvent les yeux au ciel.

« Est-ce que vous me trouvez beau les filles ? »

« HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!! »

« Est-ce vous me trouvez cool les filles ? »

« HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII !!!!! »

« Est-ce que vous me trouvez... »

Le claviériste enfonce brutalement la pédale qui contrôle le son de la guitare et déchire les tympans de la salle. Il adresse un regard noir au chanteur. Le chanteur le lui rend bien.

« Mec qu’est-ce que tu fous ? »

Le chanteur exécute une révérence en direction du public.

« Désolé celui-là on l’a pris à l’essai, il vient de Roumanie, on avait pas beaucoup de thune pour payer la main d’œuvre. Lol je rigole, j’aime les tziganes il savent bien rigoler ces voleurs. Allez… »

Le batteur roule enfin les tambours. La paix de l’esprit est absente de son expression faciale.

Le chanteur empoigne son micro avec un twist digne d’Elvis.

« Reginaaaa ! Je t’ai donné mon cœur, tu t’en es fait un quatre. Heures. Maintenant c’est le néant qui est dans ma poitrine, la vie à quoi ça rime ? Sans toi, Regina, ma vie ne marche pas. Plus de cœur, plus de peurs. Je mange des filles pour mon quatre. Heures. Regina, c’est à cause de toi. Regina, t’as eu les yeux plus gros que le ventre, viens dans mon antre, que je te démonte les pneus, avec mon démonte-pneu ! »

Le batteur donne tout ce qu’il a en réserve dans un solo rugissant qui agite toute la gent féminine. Le claviériste va même jusqu’à agiter sa crinière en rythme, et le bassiste s’essaie à sauter en auto-vrille.

Le chanteur fait signe de la main à ses musiciens de continuer l’accompagnement en sourdine et rugit dans le micro « Qui veut un pass backstaaaaage ? ».

Il scanne la foule avec le micro, accompagnant le mouvement d’un balancement du bassin pour le moins suggestif. Le public monte d’un cran dans les octaves et la barrière de sécurité en tremble de plus belle.

Les yeux plissés pour mieux cerner la donzelle, le chanteur arrête son micro sur une des filles du premier rang.

« Toi la petite boulotte en soutif bleu ! Tu es l’élue ! »

« Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!!! »

« Moi aussi je ne saurais comment exprimer mon émotion à ta place. »

Le batteur exprime son dégoût en plissant le nez. Un soutien-gorge bleu décolle depuis le public et finit son vol plané devant les pieds du guitariste. Le chanteur prend une inspiration théâtrale.

« Et maintenant, une petite chanson à la guitare sèche, où vous pourrez admirer mon talent. Oui mes chevilles me font mal en ce moment. »

Il adresse un clin d’œil complice au premier rang et se tourne vers le guitariste.

« Tu me files ta gratte ? »

« Ah non ! »

« Quoi non ? Allez juste pour une chanson, pour le public ! »

« Non tu vas encore la niquer. »

Le chanteur pose sa main sur le micro, et continue à mi-voix.

« Allez fais pas ton relou putain, je vais juste jouer ! »

Le guitariste pose sa main sur les cordes de la guitare, et continue sur le même ton, l’air boudeur.

« Non ça fait deux fois que tu te la joues Pete Townshend et que tu lattes ma gratte ! Donc va mourir mec ! »

Le chanteur fait volte-face vers la foule et affiche à nouveau un sourire ravageur.

« Désolé public, il semble que notre guitariste ne cédera pas. Ma personnalité « rock’n’roll » lui fait trop peur. »

Entre ses dents, le guitariste marmonne un « Connard. » bien senti.

Les chansons à texte se succèdent, les fans reprennent en chœur les ballades les plus romantiques et lancent ce qu’il reste de sous-vêtements sur les solos endiablés de surf music.

Suivant son cours, le concert électrise et défrise les permanentes, jusqu’à ce que chacun chacune finisse par rentrer chez soi, tout comme le groupe dans sa loge, accompagné d’une voluptueuse jeune fille, marchant seins nus.

***

La porte de la chambre s’arrête soudain de trembler. Le chanteur l’ouvre en grand, laissant s’échapper des bouillonnements de vapeur.

Le teint rougi par l’effort, il rejoint ses musiciens affalés dans les vieux sofas de leur loge commune. Le bassiste lui fait tourner le joint de l’amitié.

Le chanteur en tire péniblement une taffe avant de passer le joint au claviériste. Aucun des musiciens n’éprouve le besoin de s’exprimer. Ils laissent peu à peu un cocon de fumée les envelopper ; des volutes prennent lourdement leur envol.

« Je viens de me la finir. Mais elle est bien huilée pour un second tour. Ça te tente Klaus ? »

Une autre volute danse en tourbillonnant. Klaus, le batteur, se saisit du joint de l’amitié.

« Distingué. »

Le chanteur s’appuie sur l’assise du fauteuil dans l’espoir de s’extraire du sofa, parvient à extirper une partie de son corps avant d’être à nouveau aspiré par le moelleux des coussins.

Dans un effort extraordinaire, il réussit à prendre appui sur un accoudoir et libérer le reste de son corps. Il reprend aplomb et se passe la main dans les cheveux.

« Oui bon le temps que tu arrêtes de faire ta petite chochotte, moi je vais laver mes fluides. »

D’un pas lourd et traînant, il se dirige vers la salle de bains.

Un ange passe. Le bassiste tente à son tour de pousser sa carcasse hors de son carcan molletonné et finit sa tentative par un roulé-boulé sur la moquette.

Avec le chaloupé d'un guépard, il prend la direction de la chambre encore tiède, d'où la fumée commence à retomber.

« Ne me jugez pas. »

Derrière lui, la porte se referme dans un lent grincement.

Restés lovés dans les canapés, les autres membres du groupe soupirent. Le claviériste aspire longuement le joint jusqu'à la racine.

« Pourquoi il me la laisse jamais à moi la meuf ? Non, toujours son gros poto. Toujours les mêmes qui se mangent les tartines. »

Le claviériste écrase le pilon dans la moquette.

« Ouais mec, mais c'est parce qu'ils sont gays. »

« Ah. Oui c'est pas faux. »

Ils se replongent dans le dossier des canapés, l'air hagard, l'oreille aux aguets.

La porte de la chambre se remet à trembler.

Côté salle de bains, les musiciens perçoivent les clameurs suraiguës du chanteur malgré la puissance du jet d'eau.

« Tout ça parce que je lui ai pas prêté ma Carvin. »

Le jet d'eau s'arrête et derrière un écran de fumée apparaît le chanteur, une serviette nouée à la taille.

Il rejoint les musiciens dans les sofas.

« On se fait une petite impro, post concert ? Pour le DVD. »

Les musiciens soupirent en cœur mais ramassent leurs instruments au sol : un clavier pour enfants, un ukulélé et un triangle.

Le guitariste s'arme de sa guitare Carvin et gratte quelques notes. Il se racle la gorge avant de se lancer avec une voix de fausset.

« Regina, non ne pleure pas ! »

Le claviériste pianote une ritournelle sur son clavier pour enfants. « Wohouhohouho ! »

« Tu vaux mieux que ça ! »

« Wohouhohouho ! »

« Même après la douche, il sent le putois ! »

« Wohouho... »

Le chanteur fait une fausse note.

« Nan mais ça va les mecs. En plus j'ai mis du Axe c'est n'importe quoi. »

« Ça c'est ce que tu crois ! »

« Wohouhohouho ! »

« On perd pas l'odorat ! »

« Wohouhohouho ! »

« Super drôle, je me fends la poire, je me roule par terre. Bon maintenant que vous vous êtes bien foutus de ma gueule, je pourrais faire vibrer ta Carvin ? »

« Crève la gueule ouverte ! »

« Wohouhohouho ! »

« VOUS FAITES CHIER. »

Il se lève et tente de s'emparer de force de l'instrument de toutes les convoitises, mais le guitariste n'est pas prêt à céder et se cramponne à son bien.

« Oh tu fais quoi là ? »

« C'est bon on se détend ! »

« Allez pas d'embrouille les gars. »

« Tu comptes me la rembourser après l'avoir pulvérisée ? »

« Mais je vais pas la casser merde ! Donne-moi ça ! »

« Non c'est à moi ! »

« Bordel les mecs, on dirait la maternelle. »

« J'en ai rien à branler ! Pas touche ! »

« Lâche ! »

« C'est toi, lâche ! »

« Dégage putain ! »

« Bon moi je vais me chercher une bière. »

« Mais arrête tu vas la casser à tirer dessus ! »

« T'as qu'à lâcher ça irait mieux ! »

« J'ai dit NON, tu comprends pas NON ? »

« Je vous en ramène une ? »

« Pourquoi t'es un connard comme ça ? »

« Ok je sors. »

« Et toi, pourquoi t'es un sac à merde ? »

« Moi je t'aurais prêté ma guitare ! »

« Putain tu viens de niquer une corde ! Je vais te buter ! »

« Aaaaaaah ! » 

 « Oh ! »

Le claviériste réapparaît de derrière le muret qui délimite le du coin cuisine, décapsulant sa bière.

« C'est bien les enfants... OH ! »

Il laisse échapper sa bière qui s'écrase au sol, éclaboussant de mousse la moquette et une partie du sofa. Son regard s'éternise sur le chanteur, le visage bleui par la corde de guitare enserrée autour de son cou.

« Merde. »

« Putain. »

« MERDE ! »

« Tu reprendras un peu de thé ? »

« Oui sans sucre s'il te plaît. »

Klaus le batteur ressert du thé dans la tasse presque vide de la groupie, étendue sur le lit, appuyée sur son coude.

La chambrette dans laquelle ils se reposent ressemble à s’y méprendre à la tanière d’un chat sauvage, remplie des plumes des coussins éventrés, les murs lacérés au papier peint pendouillant.

« Y a des petites tensions entre vous, non ? »

« Non... on se chamaille souvent, mais un petit oinj plus tard et ça repart. »

Le batteur s'allonge à ses côtés, les bras repliés derrière la tête.

« C'est vrai que Martin a un égo qui remplit toute la pièce mais bon. »

« Martin c'est le chanteur ? »

« Oui. Je vois que vous n’avez pas beaucoup discuté. »

La groupie sourit malicieusement. Elle en est à son cinquième tour de cuillère dans son thé sans sucre. Le batteur repose sa tasse sur la table de chevet.

« Des fois j'ai envie de lui enfoncer mes baguettes dans les yeux. Mais il est gentil dans le fond. J'ai aussi pensé à le noyer dans le jacuzzi de l'hôtel l'autre jour. Ou à l'étrangler avec une corde de guitare. Mais je crois que c'est comme ça dans tous les groupes. »

La groupie acquiesce et avale enfin une gorgée de thé.

« Tu penses que j'ai mes chances avec le guitariste ? »

« Ouais carrément, il aime bien les filles confortables comme toi. »

« Je ne m'étais jamais considérée sous cet angle. On regarde La ligne verte ? »

« La ligne verte ? C’est pas le film où un black se fait exécuter alors qu’il a rien fait et à un moment y a une référence à Frankenstein ? »

« Avec Sam Rockwell. »

« Tu veux regarder ça ? En plus il a les dents pourries ce mec. »

« Il est trop beau. »

« Tu te cognes vraiment n’importe quoi. »

« Heureusement pour toi. »

« Connasse. »

« Tu veux voir autre chose ? »

« Ghostbusters. »

« Oh mais tout le monde l’a vu mille fois ce film. Et puis alors Bill Murray est vraiment trop misogyne dans ce film. »

« Toi tu es féministe ? »

« J’aime pas cette intonation. Tu n’as pas à me juger. »

« Ah non mais moi j’ai rien dit. »

« Tu as pensé tellement fort que j’ai cru avoir gagné le pouvoir de télépathie et je m’apprêtais à appeler Xavier mentalement pour qu’il m’intègre dans son équipe. »

« J’aime pas quand les groupies sont sarcastiques. »

« J’aime pas quand les rockeurs n’en ont qu’une demi-molle. »

« OK je crois qu’on a fait le tour de cette discussion. Je vais me chercher une bière. Apprécie bien ta tisane. »

Le batteur se lève avec la grâce d’un panda et ouvre la porte d’un geste théâtral, le menton bien levé en signe de défi. Il ne voit pas ses compagnons de route qui se sont figés à sa vue.

Le claviériste portant les bras du chanteur et le guitariste ses jambes, restent pétrifiés la mâchoire tombante, tandis que le batteur se dirige vers le coin cuisine sans un regard pour eux.

La porte du réfrigérateur s’ouvre, on entend le batteur farfouiller, décapsuler sa bière avec les dents, et revenir devant la porte de la chambre.

Il boit une longue goulée, attend un petit moment, fait son rot.

Soudain il se retourne et aperçoit les musiciens qui n’ont pas bougé d’un centimètre. Le claviériste ferme les yeux en espérant que le batteur ne l’ait pas vu et le guitariste relâche son maintien, faisant brutalement s’écraser les jambes du chanteur.

Stupéfait, le batteur observe la scène, la bière toujours à la main.

Le froid du verre lui transperce le cerveau et l’humidité de la bière se mêle à la sueur de son effroi. Bientôt il ne sent plus aucun de ses muscles et ses doigts laissent s’échapper la bouteille, dans une chute qui paraît durer une éternité. Elle s’éclate enfin au sol, projetant des centaines d’éclats de verre de toutes tailles. La toile ainsi dispersée évoque une œuvre d’art contemporain. Le tesson roule jusqu’à son camarade tombé au front et logé contre le muret de la cuisine. Les quelques tâches de bière salissant le mur se marient fort bien avec le jaune coquille d’œuf du papier peint. La mousse ainsi que le liquide s’épanouissent sur la moquette. Les bulles continuent d’y clapoter gentiment, et le batteur a toujours la bouche ouverte.

Il regarde sa main, désormais vide, puis sa bière, désormais vide, puis l’autre bière, appartenant à une personne inconnue et disparue dans des conditions tout aussi mystérieuses.

Il regarde le claviériste qui maintenant lui tourne le dos, en espérant toujours être devenu invisible.

Il regarde le guitariste, le cul par terre, qui le fixe avec incrédulité, l’air de s’excuser.

Il regarde le chanteur, les yeux exorbités, le coin de bave au coin des lèvres, qui lui rappelle la mousse de la bière elle aussi décédée quelques secondes plus tôt, la corde de guitare encore enroulée autour de son cou, la serviette de bain partie en balade sur ses genoux.

« Mais putain les mecs… »

La groupie surgit derrière lui.

« Qu’est-ce qui… HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII ! »

La gifle vole si vite qu’elle arrête net son hurlement strident. La groupie jette des regards choqués à son agresseur avant de reprendre son souffle.

Le claviériste est dos à elle, se balançant doucement d’avant en arrière.

Le guitariste s’éclaircit la gorge.

« On réfléchit encore à vrai dire. »

« Mais il est… mort ? »

« J’en suis assez convaincu. »

Le batteur et la groupie tombent accroupis dans un même mouvement, le visage épousant leurs mains plaquées sur lui, secouant la tête en signe de dénégation.

La groupie relève la tête en premier.

« C’est un accident ? Ou seulement à moitié ? »

« Il voulait ma guitare… »

Le guitariste paraît embarrassé de son aveu. La groupie replonge son visage dans ses mains.

Le batteur relève à son tour la tête, l’air décidé.

« C’est quoi le plan ? Pas appeler la police apparemment. »

Le visage de la groupie refait surface.

« Vous avez appelé les secours ? »

« Ben… non c’est vrai… »

« Mon dieu. C’est trop tard pour les appeler ? Oui non j’ai rien dit, d’accord. »

Le batteur prend appui sur ses cuisses et se redresse.

« On a qu’à creuser dans le mur et le planquer dedans. C’est ce qu’ils font dans les films. »

« C’est ce qu’ils découvrent dans les experts, c’est pas ce qu’ils font dans les films. »

« En plus il nous reste du béton non ? Tu sais de la dernière fois ? »

Le batteur adresse un regard lourd de sous-entendus au guitariste, qui opine du chef.

« J’ai l’impression que c’est con comme idée. »

« C’était quoi ton idée quand tu le déplaçais avec Marcel ? »

Marcel se tourne sur le côté, et continue de tanguer, cette fois face à la fenêtre du coin cuisine.

« Le mettre dans le placard, en attendant une autre idée. »

« Oui c’était con aussi, donc viens pas dire qui a des idées con. »

Le batteur marche jusqu’au fond de la pièce, et s’arrête devant le placard dans lequel le guitariste comptait planquer un cadavre. Il se penche et attrape sur une étagère une vieille pioche rouillée. Il la fait sauter et revenir dans sa main puis la fait tournoyer autour de sa tête.

« Vous avez une pioche dans votre loge. »

« Oui on y pense pas mais c’est super utile en réalité. »

Le batteur enlève les planches servant d’étagères et les pose sur le sofa. Il reprend la pioche et entame une première série de coups à l’intérieur du placard. Il s’arrête quelques secondes pour s’éponger le front.

« Au lieu de rester là comme des cons, je pourrais avoir une bière peut-être ? »

Le guitariste se tourne machinalement vers la groupie.

« Sale sexiste ! »

« Tu te bats pour les droits des femmes toi ? »

Le batteur reprend sa pioche en main.

« Ha ! Qu’est-ce que je disais ? »

Il tabasse à nouveau le mur de toutes ses forces. La groupie ouvre la bouche pour répondre à ces attaques mais elle est interrompue par la sonnerie d’un téléphone portable, qui chante le générique de Ghostbusters.

« WHO YOU’RE GONNA CALL ? »

« C’est celui de qui ? »

« De tu sais qui je crois. »

« Klaus ? »

« Non le mort au milieu de la pièce. »

« C’est de l’ironie ? »

« Non vraiment c’est celui du mort qui est au milieu de la pièce. »

Le guitariste se traîne jusqu’à la petite table, et regarde ce qui s’affiche sur l’écran.

« Il vient de recevoir un texto du manager. Il arrive dans cinq minutes. »

« Oh putain on aura jamais le temps de finir de l’emmurer ! »

La groupie s’assoit en tailleur et relève la tête.

« Pourquoi vous le jetez pas simplement par la fenêtre ? »

« Parce que c’est encore plus con que de vouloir l’emmurer ? »

« Il est peut-être suicidaire. »

« Lui ? Jamais, putain il a pas encore serré toutes ses groupies, il aurait jamais voulu se suicider. »

« Vous êtes sûrs qu’il n’avait pas l’air un peu tristoune ces derniers temps ? »

La groupie appuie son regard. Le guitariste plisse les yeux, fronce les sourcils.

« Ahhhh. Si, je pense même qu’il était jaloux de mes talents de guitariste. »

« Qu’il en avait marre d’être écrasé par notre charisme. »

« Les garçons… faut que ça reste plausible. »

« Donc je me suis cassé le cul pour rien ? »

« On a plus le temps de l’emmurer ! »

La groupie se lève et se dirige vers la fenêtre à guillotine de la cuisine qu’elle ouvre au maximum, c’est-à-dire à moitié, et se penche au-dehors pour observer la rue.

« Tu fais quoi ? »

La moitié de son corps revient à l’intérieur de la pièce.

« Je regarde si y a personne pour pas faire comme dans Amélie Poulain et tuer quelqu’un en balançant notre poids mort. »

« Quelle belle analyse. Un poids mort, ça lui correspond parfaitement. »

« Marcel ? »

« Non mais il est comme ça depuis tout à l’heure, cherche pas. Je crois qu’on fait face à dix ans de thérapie avec lui. »

« Ting ! »

« C’est pas la sonnerie de l’ascenseur qu’on vient d’entendre ? »

Le guitariste jette un regard angoissé au batteur qui jette un regard angoissé à la groupie, qui pousse un soupir blasé.

« Ben bougez-vous là ! »

Le guitariste récupère les jambes du chanteur, et adresse un coup de tête au batteur. Le batteur s’approche du corps, hésite une seconde. Des pas résonnent dans le couloir.

Le batteur empoigne les bras du chanteur et les deux musiciens se hâtent vers la fenêtre en faisant rebondir le macchabée contre le sol.

« Faut le mettre debout maintenant. »

Le guitariste et le batteur réussissent tant bien que mal à remettre sur pied le chanteur, et l’aident à poser mollement ses jambes sur le rebord de la fenêtre.

« Faudrait pas l’asseoir ? »

« Si t’as raison, il va pas glisser comme une loutre par la fenêtre. »

« Ce serait bien son style. »

« Chut. »

La groupie enserre la taille du chanteur pour le faire tenir droit. Elle appuie sur sa tête pour la faire passer de l’autre côté de la vitre.

« Tu fais quoi là ? »

« C’est pour qu’il tombe pas les jambes en avant. »

« Oui mais cette position est obscène. »

« Tu faisais pas autant ta mijaurée tout à l’heure ! »

Le guitariste soupire. Il se tourne vers la porte de la loge.

« C’était pas lui faut croire. »

Il se laisse tomber sur son séant. La groupie se laisse glisser le long du mur. Le batteur lorgne le frigo. La groupie lorgne le frigo. Le guitariste lorgne le batteur, puis la groupie.

« Sérieusement ? »

« J’ai à peine bu une gorgée avec cette histoire. »

La groupie regarde sa montre.

« Et il me semble qu’il n’arrive pas avant 3 minutes. »

Elle enjambe le chanteur décédé, les cadavres des bouteilles de bière, et en deux enjambées supplémentaires atteint le frigo entrouvert.

« Ça rabat pas la cuvette des chiottes, et ça referme pas non plus la porte du frigo, dites-moi. »

Les musiciens ne font pas de commentaires.

« Marcel ? Tu voudras une bière ? »

La non-réponse de Marcel ne fait qu’appesantir l’ambiance déjà pénible.

« Soit dit en passant, faudra s’occuper de Marcel, parce que là il est pas montrable. »

La groupie farfouille dans le fond du frigo, et en ressort avec deux bières.

« Il en reste plus que deux. »

« Bon Klaus, j’ai envie de dire que tu n’avais pas qu’à gâcher la tienne sur la moquette. »

« Tu voulais même pas de bière dès le départ ! »

La groupie décapsule une bière et en avale la moitié d’une traite.

« Je propose que vous vous battiez pour la dernière bière, c’est bien le moment. »

« Si on s’entretue et que tu restes seule avec Marcel, tu seras pas dans la merde. »

« Bon… faites moitié moitié alors. Y a des verres ici ? »

« Ting ! »

« Putain ! Là c’est lui ! »

Les trois accolytes reprennent leur position de départ.

« Klaus, va t’occuper de Marcel tu seras gentil ! »

« Tu entends quoi par « t’occuper » ? »

« J’ai pas dit de le buter, si c’est la question que tu te poses ! »

La groupie remonte le buste du chanteur jusqu’à ce qu’il soit en partie à l’extérieur tandis que le guitariste le soutient par les hanches.

« Ok d’abord je lui pousse dans le dos, et toi ensuite les fesses. Attends ! »

La groupie passe la tête devant celle du chanteur pour jeter un coup d’œil en bas.

« C’est bon, la voie est libre. Prêt ? »

« Je pense qu’on est très cons, mais allons-y ! »

La groupie appuie sur le dos du chanteur, envoyant valser sa tête vers ses genoux. Le guitariste réagit par un grand coup de main sur le postérieur du chanteur, redressant le corps avant d’être expulsé à l’air libre, tel un écureuil volant, les bras ballants en plus.

Quelques étages plus bas, une grosse femme blonde exténuée traverse la rue avec son gros fils blond hyperactif, qui n’a de cesse de fuir la bonne poigne de sa mère. Elle ramène avec force son enfant sur le trottoir lorsqu’un chanteur fin mort s’écrase violemment quelques mètres devant eux.

La mère plaque immédiatement ses mains sur les yeux du garçon.

« Oh mon dieu quelle horreur ! Reste ici ! »

Le garçonnet s’échappe de la faible poigne de sa mère tremblotante et s’élance avec curiosité vers le corps fracassé sur le bitume.

Il se jette à genoux à quelques centimètres de la tête du chanteur et la scrute en détail. La moitié de son visage qui a pris contact avec le goudron est pulvérisée, comme si une petite grenade avait explosé dans sa joue droite. A la place de l’œil, il ne voit qu’une plaie béante pleine de chair noire, à cause de la crasse de la route. Son nez aussi est rongé jusqu’à l’os ; en fait il a une tête de mort à la place du visage. Une de ses dents ne tient plus qu’à un filament de gencive. Il ne peut résister et achève la lutte de la canine qu’il prend pour mettre dans sa poche.

D’une forte poussée, il fait rouler le corps sur le dos, mais il a à peine le temps de constater que le chanteur est tout nu et tout aplati et à peine le temps de fixer cette image puissamment perturbante dans son esprit, que sa mère lui empoigne le bras et l’entraîne loin de cette scène.

« Mais qui m’a donné un fils pareil ? On peut savoir ce que tu as mis dans ta poche ? Arrête d’aller toucher n’importe quoi à la fin ! »

Roulé en boule près du sofa, Marcel a assisté à toute la scène.

« AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !!!!!!! »

« On s’en sort jamais c’est pas possible ! »

« Faites-le taire mais faites-le taire ! »

Le guitariste se précipite sur Marcel et lui bâillonne la bouche en écrasant son torse sur le claviériste.

« MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM !!!! »

« Mais tu vas le tuer, arrête ! »

Le batteur accourt et pousse le guitariste. Il attrape Marcel et le traîne jusque dans la salle de bains, repousse ses jambes bien à l’intérieur et ferme la porte derrière lui.

« Maintenant tu te calmes Marcel, c’est pas le moment ! »

Il donne un coup de poing dans la porte pour appuyer son propos. Marcel arrête immédiatement de crier. Le batteur pousse un soupir de soulagement.

« Je me ferai bien encore un joint. »

La poignée de porte tourne et on entend le déclic de la serrure.

La groupie, le guitariste et le batteur se figent comme des lapins pris dans les feux d’une voiture.

La porte s’ouvre pour laisser place au manager, tout sourire, les bras grands ouverts tendus vers l’assistance.

« Alors il est où le héros du soir ? »

La groupie lance un regard inquisiteur au batteur, mais le batteur a l’air simplement niais.

« Il a sauté… »

« AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !!!!!!!! »

« C’est Marcel qui hurle comme ça ? Faut arrêter de se droguer avec n’importe quoi les poulettes ! Et il a sauté qui ? »

« Le rebord de la fenêtre. »

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