Rock Bottom

haedrich

ROCK BOTTOM

PROLOGUE

Ma cravate me serrait. Mes pieds commençaient à me faire mal, et j'avais très chaud à cause de la lumière violente des projecteurs. J'avais hâte que l'émission se termine.

"Dernière question, Monsieur Bordes. Vous nous avez dit que pour écrire vos romans, vous vous êtes inspiré des enquêtes menées durant votre carrière de policier. Pouvez-vous nous dire quelle enquête vous a le plus marqué?"

Je n'eus guère besoin de réfléchir pour répondre:

Eh bien, sans aucune hésitation, je peux vous dire qu'il s'agit de l'affaire du "Rock Bottom". C'est au cours de cette enquête que j'ai rencontré celle qui est aujourd'hui ma femme.

-Pouvez-vous nous en dire plus?

-Cela s'est passé il y a un peu plus de vingt ans. Voici l'histoire.

1

A l'époque, j'étais encore inspecteur de police. Comme presque tous les samedis soirs, j'étais accoudé au zinc du Rock Bottom, un petit bar sympa du quinzième arrondissement situé au fond d'une ruelle calme, où se produisaient de nombreux groupes. Mike Farrell, le patron, était un de mes amis. Son bistrot connaissait un certain succès.

Ce soir-là, malgré l'heure peu tardive, j'avais déjà consommé pas mal de bières, comme à mon habitude. A l'époque, je m'ennivrais fréquemment, j'aimais cette sensation de flottement, comme si j'étais à l'extérieur de moi-même, cela me procurait un sentiment de bien-être qui m'empêchait de voir la laideur du monde et la tristesse de ma propre vie.

J'observais Mike qui se servait une bière, tout en surveillant du coin de l'oeil les musiciens en train d'installer leur instruments sur la scène, au fond du bar.

" Alors, ça s'annonce bien ce concert? " demandai-je

-Oui, fit Mike en enlevant la mousse qui débordait de son bock. Il but une première gorgée de bière brune.

J' observai son cou immense, ses cheveux ras et roux, grisonnant légèrement, son teint pâle et ses yeux verts.

-Au fait, je t'ai jamais demandé...

-Oui?

-T'es irlandais, ou british, toi?

-Pas d'insulte!, dit Mike avant d'avaler une nouvelle gorgée de bière. Il reprit: je suis irlandais. Du Nord, mais je suis pas britannique. Tiens, d'ailleurs, le groupe qui va jouer ce soir est un groupe de rock irlandais, "The Shamrocks" .

Je jetai un coup d'oeil vers la scène où trois jeunes hommes étaient affairés à installer des micros, une batterie, des guitares électriques... à l'époque, je n'y connaissais rien à la musique, et ne jouais moi-même d'aucun instrument; mais je savais apprécier un bon morceau, surtout quand c'était du rock.

-Un nouveau groupe? Je les ai jamais vus.

-Ils commencent à être connus en Irlande et en Angleterre. Là, ils font une tournée en Europe et ils étaient de passage à Paris. J'ai écouté plusieurs de leurs chansons, et, franchement c'est excellent.

-Ah?

-Oui, ils mélangent un peu le folklore irlandais et le bon vieux rock.

-Et ça doit te rappeler ton pays?

Il but encore une gorgée de bière, plus conséquente que les précédentes. Un voile semblait s'être dressé devant son regard, il avait l'air perdu.

-Comment tu t'es retrouvé en France?

-C'est une longue histoire... répondit-il d'un air absent, comme tiré d'un long cauchemar.

-Pardon si j'ai été indiscret.

-Y'a pas de mal, excuse-moi, mais je dois aller vérifier quelque chose.

Il disparut à l'arrière du bistrot. Je terminai ma pinte, et jetai un regard circulaire sur la salle. Petit à petit, le bar commençait à se remplir. Les deux serveuses, Gina -la brune-et Roselyne-la blonde- circulaient entre les tables pour prendre et servir les commandes. Roselyne se rapprocha vers moi d'un air las. C'était une belle fille d'environ vingt-cinq ans, aux cheveux blonds ondulés attachés en une queue de cheval maintenue par un ruban sombre assorti à sa robe.

-C'est la folie, ce soir, me dit-elle en souriant. Ses yeux bleus illuminaient son visage.

-Oui, il paraît qu'il y a un bon groupe.

-Oui. Mais je vois que ton verre est vide. Je vais te resservir une Guinness.

-Merci de prendre soin de moi, tu sais ce que j'aime! , lui dis-je en souriant alors qu'elle passait derrière le zinc.

Elle me sourit sans répondre et actionna la tirette à bière. Ma pinte se remplit de mousse brune qui envahissait les parois de verre en faisant un bruit délicat et onctueux. Mike reparut derrière le bar.

"Les musiciens sont prêts, dit-il, on va pouvoir commencer. Ils attendent le signal. Roselyne, tu veux bien?" Elle fit un léger signe de tête et disparut dans les coulisses. Derrière le bar, une petite porte menait à un long couloir sombre qui conduisait vers l'arrière de la scène. Moins d'une minute plus tard, alors que j'avais déjà siroté pratiquement la moitié de ma bière, les lumières principales s'éteignirent, plongeant la salle bondée dans une relative obscurité. Le silence se fit. Les jeunes musiciens montèrent sur scène d'un pas énergique, sous les applaudissements de la foule. Deux d'entres eux portaient une guitare électrique, le troisième avait un instrument un peu plus atypique.

-C'est une petit flûte?, demandai-je à Mike en extirpant une Gauloise de mon paquet ratatiné dans ma poche.

-On appelle ça un "tin whistle", m'expliqua-t-il, c'est un instrument traditionnel.

J'allumai ma cigarette. Le son cristallin du tin whistle se fit entendre, rapidement accompagné de celui, plus intense, plus rageur, des guitares. Le chanteur, un petit roux très maigre à cheveux longs, commença à interpéter la première chanson tout en continuant à jouer de la guitare.

" In the city of Molly Malone

I am wandering on my own... "

Je suivais assez mal les paroles car mes notions d'anglais étaient un peu rouillées. Mais j'appréciais la musique; le son des Shamrocks, bien que très inspiré du folklore celtique, était très entraînant, très rock n' roll. Ils collaient bien avec l'endroit.

Roselyne, revenue des coulisses, s'était accoudée au bar et écoutait avec attention; Gina l'avait rejointe. Les spectateurs semblaient emballés, à chaque chanson les applaudissements crépitaient. Des clients se mirent à danser au pied de la scène, et les commandes affluaient. C'était une bonne soirée pour le Rock Bottom. Moi-même, je me mis à chanter et à taper des mains, me dandinant sur mon tabouret.

A la fin du spectacle, les applaudissements crépitèrent, des gens criaient "bravo !", sifflaient, tapaient du pied, criaient "une autre, une autre! "

"Merci, merci à tous, dit le chanteur. Avant de vous quitter, nous allons vous interpréter une de nos nouvelles chansons, elle s'intitule The Girl In Red."

Mike continuait à essuyer des verres en fumant. Sous les applaudissements, les Shamrocks commencèrent à interpréter leur dernier titre:

"I remember,

The Girl In Red

She was at the party

All were making merry

But all of a sudden everything fell down

And then, they were all gone

Wherever you'll go, I will find you ... "

Je ne comprenais toujours pas les paroles, mais la mélodie était réussie, le rythme énergique. Je me retournai vers Mike. Il avait un drôle d'air: livide, il regardait

fixement vers la scène.

"Mike, ça va?", lui criai-je. Mais il ne répondit pas.

-Chouette chanson, hein?, me dit un type ivre qui passait à côté de moi, me donnant une bourrade sur l'épaule.

-Oui, super!

Je me retournai vers le bar alors que la chanson se terminait. Mike avait disparu. Les applaudissements crépitèrent à nouveau.

-Où est Mike? , demandai-je à Gina

-Je n'en sais rien, fit-elle en haussant les épaules. Il est parti comme une flèche. Il doit être malade, sûrement.

-Sûrement, murmurai-je en contemplant son doux visage .

Certains clients sortaient déjà, d'autres se rassirent pour une dernière consommation.

-Bon, dis-je, je vais y aller moi.

-À plus tard, dit Gina en me faisant la bise. J'ai encore des clients à servir.

-Tu salueras Mike de ma part.

J'enfilai mon vieux manteau, m'assurant que je n'avais pas oublié mon paquet de Gauloises, ni mon briquet, vérifiant que mes clés étaient toujours dans la poche.

Le bar avait retrouvé un calme relatif. Il ne restait guère plus d'une dizaine de clients lorsqu'un cri strident déchira l'air saturé de fumée, d'odeur d'alcool et de transpirations. Je me retournai vivement et vis Roselyne, affolée, qui déboulait en courant depuis les coulisses. Elle se jeta dans mes bras en pleurant.

2

Le corps gisait au milieu du couloir. J'avais appelé les collègues, qui ne tarderaient pas à arriver. Même si j'avais une idée du coupable, j'avais ordonné que personne ne sorte, j'avais confiné les musiciens dans leur loge, une petite pièce sans fenêtre qui se trouvait juste derrière la scène.

Je m'approchai du cadavre. C'était un gars d'une quarantaine d'années, aux cheveux longs châtains, qui portait un costume gris clair. Il était recroquevillé sur lui-même. J'écartai délicatement le pan de sa veste, et me rendis compte qu'il avait reçu une balle en plein coeur, pratiquement à bout touchant. Ça sentait encore la poudre.

J'observai rapidement les lieux: il n'y avait que trois issues possibles. Le couloir partait de derrière le bar, et menait jusqu'à la scène. L'assassin n'avait pas pu sortir par la scène, car tout le monde l'aurait vu. Il n'avait pas non plus pu sortir par le bar, pour les mêmes raisons. L'autre possibilité était qu'il se soit enfuit par la porte de derrière, qui était toujours fermée à clé. Et le seul qui possédait la clé, c'était Mike. Mike qui avait disparu.

Roselyne, toujours bouleversée, apparut dans l'encadrement de la porte du bar :

-Franck, ton patron et tes collègues sont là :

-Bien.

Je me relevai et me dirigeai vers le bar. Mon supérieur, le commissaire Pfaff, flanqué de mon collègue, Albert Verdiglione, s'avancèrent vers moi. Pfaff était contrarié.

"Inspecteur, je peux savoir ce que vous fabriquiez dans ce bouge?"

-J'étais avec des amis, dis-je d'une voix sourde. J'éprouvais une irrésistible envie d'abattre mon poing sur sa face sèche. Ses yeux noirs me sondaient avec réprobation.

-Baste, dit-il d'un ton aigre. "Il" est là?

-Oui, dans ce couloir.

-Vos constatations?

Verdiglione, en bon flic, avait déjà sorti son calepin.

-Le meurtre a eu lieu à la fin du concert. Une balle dans le coeur, il a dû mourir sur le coup.

-Y a-t-il un suspect?

-J'hésitai avant de répondre:

-Oui, commissaire. Michael Farrell, le propriétaire du bar. Il a disparu, et il a probablement emporté l'arme. Il s'est enfui par cette porte, qui donne sur la cour.

-Et personne n'a rien entendu?

-Avec la musique et les applaudissements, non.

-Bien, dit Pfaff en jetant un coup d'oeil rapide et dégoûté sur le corps. Nous devons attendre le légiste. Pendant ce temps, nous allons interroger tout le monde.

-On sait qui est la victime ?, demanda Verdiglione à Roselyne, sans ôter de sa bouche le mégot de cigare qui semblait irrémédiablement planté dans son épaisse moustache.

-C'est le manager du groupe, dit-elle.

-Commencez les interrogatoires!, ordonna Pfaff. Mademoiselle, demanda-t-il à Roselyne, pouvez-vous nous préparer du café très fort, je vous prie? Elle acquiésça d'un signe de tête.

La nuit allait être longue.

Le lendemain, assis à mon bureau, je faisais le point, un grand café noir fumant posé près de ma vieille machine IBM que je n'utilisais plus. Je me frottai les yeux.

Verdiglione, vautré sur sa chaise, compulsait indéfiniment les interrogatoires de la veille. Nous partagions un petit bureau spartiate dans les locaux du commissariat. Il posa le dossier, retira son cigare pour exhaler de la fumée, et demanda:

"Est-ce que tu peux me redire tout ça encore une fois? J'ai du mal à y voir clair."

-Bien. Je vais essayer de faire simple. Hier soir, j'étais au Rock Bottom, comme souvent. Il y avait un nouveau groupe qui jouait, un groupe irlandais qui s'appelle "The Shamrocks" . J'ai discuté un moment avec Mike Farrell, le patron du bar, qui est un ami.

-Et qui est irlandais, lui aussi.

-Exact. Soudain, pendant la dernière chanson, j'ai vu qu'il avait l'air de ne pas aller bien. Peut-être avait-il vu quelque chose ou quelqu'un dans la foule? Mon attention a été détournée par quelqu'un d'autre, et entretemps, Mike avait disparu. Une fois le concert fini, je m'apprêtais à partir lorsque Roselyne, une des serveuses, et venue me prévenir qu'on avait trouvé un corps en coulisse

-Celui de Jim Drake, le manager des Shamrocks.

-Abattu d'une balle. Mike avait disparu de la circulation, ainsi que l'arme du crime. Il a dû s'enfuir par la porte de derrière. C'était le seul à avoir la clé. Et c'était la seule issue. Sa voiture a également disparu.

Verdiglione tira une nouvelle bouffée sur son cigare et expira une fumée malodorante en se grattant la moustache. Il ressemblait à une grosse locomotive à vapeur.

-Pourquoi ton ami aurait-il tué ce mec?

-Aucune idée. Mais le fait qu'ils étaient irlandais tous les deux a peut-être un rapport? -Roure est en train de vérifier ses antécédents.

-Evidemment, on n'a trouvé aucun indice qui pourrait nous aider.

-Qu'est-ce qu'il a bien pu voir de si effrayant?

Je m'allumai une cigarette lorsque Roure entra, une feuille à la main.

-On a peut-être quelque chose!, dit-il.

Je lui tendis mon paquet.

-Non merci, j'ai arrêté. Votre type, là, Farrell. Il a un casier, au Royaume-Uni. Il a fait un peu de taule.

-Tiens?

-Oui. Pour coups et blessures, entre autres. Il y a quelques années, il a fricoté avec l' IRA.

-L' I-quoi?, demanda Verdiglione.

-L' IRA, précisa Roure. Une milice armée qui prône l'indépendance totale de l'Irlande, et qui veut rattacher l'Irlande du Nord à la République d' Irlande.

-Ah, ce nom me disait quelque chose, aussi, marmonna-t-il en tétant son mégot.

-L'IRA a perpétré de nombreux attentats dans les années 1970-1980. C'était une milice terroriste.

-Cela ne nous avance guère, remarqua Verdiglione.

Je ruminai en tirant sur ma cigarette.

-Rien sur Drake?

-Non, aucun casier. Tout ce qu'on sait pour l'instant, c'est que c'est un ancien musicien qui est devenu manager. On cherche toujours des éléments.

J'écrasai la cigarette dans le cendrier débordant, me levai et enfilai mon manteau.

-Qu'est-ce que tu fous?

-J'ai besoin de prendre l'air, je retourne au Rock Bottom.

Dans la salle totalement déserte du Rock Bottom, nos pas résonnaient sinistrement.

"Tu vois, dis-je à Verdiglione, qui m'avait suivi derrière le zinc. Cette porte mène au couloir." J'ouvris ladite porte et actionnai l'interrupteur qui éclaira d'une lumière jaunasse le long corridor sinistre dans lequel nous pénétrâmes.

-Ici, repris-je, à mi-chemin, il y a cette porte en fer, qui donne sur la rue. C'est par là que Mike s'est enfui.

-Certain?

-C'est impossible autrement. Le couloir mène jusqu'à la scène, il ne pouvait pas utiliser les autres issues.

Nous marchâmes jusqu'aux coulisses. Derrière la scène, il n'y avait qu'un hall étroit

avec une porte qui donnait sur la loge des musiciens. C'était une pièce minuscule et sans fenêtre. Un escalier de bois donnait accès à la scène. Nous y montâmes, et écartâmes le grand rideau rouge. Nos talons claquèrent sur les planches. Rien n'avait été rangé ni nettoyé. Les instruments abandonnés traînaient encore ici, muets. Les deux guitares électriques gisaient sur leurs supports, plantées là comme les croix d'un cimetière. Le tin whistle était posé sur une chaise. C'était étrange, sinistre de se retrouver sur cette scène vide, au fond de cette sale sombre et déserte.

Nous redescendîmes, traversâmes la salle et retournâmes près du zinc. Mon collègue me suivait sans dire un mot.

-J'étais assis là, et je n'ai absolument rien remarqué d'anormal. Mike était comme d'habitude.

Au fur et à mesure que je parlais, je m'efforçais de me remémorer la soirée.

-Il est chouette, ce bar, dit Verdiglione.

-Restons concentrés,tu veux bien?

Il grogna une réponse que je n'entendis pas. Je fermai les yeux pour mieux visualiser les évènements de l'autre soir. Je repris mon monologue:

-Tout se passait normalement, jusqu'à la dernière chanson. Lorsque le chanteur a commencé à interpréter le tout dernier morceau. Quand j'ai vu Mike, il était livide.

Je rouvris les yeux.

-Conclusion?, demanda Verdiglione

Je n'en sais rien. Je ne comprends toujours pas ce qu'il a pu voir de si effrayant.

Il mit à sa bouche un nouveau cigare, l'alluma, puis lâcha:

- Et si c'était quelque chose qu'il avait entendu?

3

Michael Griffin, le chanteur des Shamrocks, me tendit la feuille où étaient imprimées les paroles de The Girl In Red, en me dévisageant d'un air surpris.

"Je sais que cela peut vous paraître bizarre, dis-je, mais je vous remercie, cela va sûrement nous aider à faire avancer l'enquête"

-Je ne comprends pas bien, répondit-il en français, avec un fort accent, mais si cela peut aider vous, c'est bien.

-Encore une petite question: qui a écrit cette chanson?

-C'était Jim. Il avait écrit et fait beaucoup de chansons à nous.

-Je vous remercie, ce sera tout.

Nous prîmes congé. Nous montâmes dans notre véhicule de fonction, Verdiglione démarra et me demanda:

-Par qui tu vas faire traduire ça?

-La femme à Roure, elle est prof d'anglais.

Pendant le trajet jusqu'au commissariat, je lus les paroles de la chanson:

THE GIRL IN RED

"I remember,

The Girl In Red

She was at the party

All were making merry

But all of a sudden everything fell down

And then, they were all gone

Wherever you'll go, I will find you

Chorus:

And she didn't know why,

She didn't understand

I couldn't see her anymore

And now I cry and cry

I can't stand

It anymore

Wherever you'll go, I 'll find you ... "

Le lendemain, je lisais et relisais la feuille où Jacqueline Roure avait noté la traduction des paroles :

"Je me rappelle,

La fille en rouge

Elle était à la fête

Tout le monde s'amusait

Mais soudain tout est tombé (ou s'est écroulé)

Et après, ils étaient tous partis (partis = morts? )

Où que tu ailles, je te trouverai

refrain:

Et elle ne savait pas pourquoi

Elle ne comprenait pas

Je ne pouvais plus la voir

Et maintenant je pleure, et je pleure

Je ne peux plus le supporter

... "

-Si j'ai bien compris, dis-je en passant la feuille à Verdiglione, le personnage de l'histoire est une fille en rouge à qui il est arrivé quelque chose. Accident, meurtre, ce n'est pas très clair.

-Et cette phrase qui est répétée tout le temps: "où que tu ailles, je te retrouverai", ça peut être interprété comme une menace, ou une mise en garde, non?

-Oui, ça peut avoir un double sens.

-Tu en penses quoi?, demanda-t-il en reposant la feuille sur mon bureau.

-Je n'en sais rien, dis-je, laissant traîner mes yeux sur ces paroles dont le sens nous échappait. Le meurtre a sûrement un lien avec ce qui est dit dans cette chanson, mais c'est tellement confus...

-Le mystère s'épaissit...

-Jim Drake aurait voulu avertir Mike verbalement, avant de l'assassiner ? Non, tout ça est trop tordu...

-Ça n'a pas de sens, grogna Albert dans sa moustache. Ça voudrait dire que Mike et Drake se connaissaient avant?

-Mike jouait de la guitare, Drake aussi: peut-être ont-ils fait partie du même groupe, autrefois?

-Dans ce cas, pourquoi Mike ne l'a pas reconnu tout de suite? Puisqu'il était le manager du groupe, il a bien fallu qu'il signe un accord, des contrats pour que le groupe puisse jouer au Rock Bottom? Et surtout, pourquoi aurait-il voulu le tuer?

-On patauge...

Nous étions dans une impasse. Je tournai légèrement la tête vers la droite, et je fus aveuglé par un projecteur. Je mis instinctivement ma main devant mon visage pour me protéger les yeux. Le publice était totalement silencieux.

"Et donc, vous avez finalement pu résoudre cette passionnante affaire?"

La voix fluette du présentateur m'extirpa de mes souvenirs. Je me sentais confusément fatigué, comme sortant d'un mauvais rêve.

-Non, dis-je. L'enquête a piétiné pendant des mois. Nous n'avons rien pu trouver de concluant sur Drake ni sur Farrell. Ce dernier n'a jamais refait surface.

-L'affaire a été classée?

-En effet. Personne n'a jamais su ce qu'il s'était passé ce soir-là.

-Eh bien en tout cas, merci Franck Bordes, cette histoire était passionnante, on rappelle que vous êtes venu nous voir à l'occasion de la sortie de votre dernier roman...

Je n'étais déjà plus là. Mes pensées s'évadaient vers l'année 1994 et la salle bondée du Rock Bottom. Les caméras s'éteignirent, le public commença à s'éclipser, et je me levai en saluant vaguement d'un signe de la main. Je sortis du plateau perdu dans mes pensées. Contrairement à ce que je venais d'affirmer face à la caméra, il y avait une personne qui connaissait toute l'histoire du meurtre du Rock Bottom. Cette personne, c'était moi.

4

Je reconnus immédiatement sa voix rauque. Il m'avait accosté dans le hall de l'immeuble de France Télévisions. Il n'avait guère changé: toujours la même dégaine monolithique. Ses cheveux étaient plus clairs, et plus clairsemés, sa moustache avait blanchi et il lui manquait son éternel cigare.

"Verdiglione! Eh ben ça alors, qu'est-ce que tu fous là, Albert?"

-Ben, j'ai vu que tu passais dans l'émission, alors je me suis dit que j'allais venir te féliciter. J'étais dans le public!

Nous nous serrâmes vigoureusement la main.

-Tu ne fumes plus? Je n'ai pas vu ton cigare.

-Non, dit-il, mon médecin me l'interdit. Et toi?

-Moi aussi, mon médecin m'a interdit de fumer.

-J'ai lu ton bouquin, tu sais, c'est vachement bien.

-Merci. La retraite, ça se passe bien?

-Ça se passe bien, avec Thérèse on profite de notre maison en Seine-et-Marne, de nos petits-enfants. Et toi, ça a l'air d'aller? Comment va la petite famille?

-Ça va, merci.

Son sourire s'effaça, et son regard se fit plus intense:

-Ton histoire, sur l'affaire du Rock Bottom, ça m'a rappelé des souvenirs

-En effet, c'est une histoire pas banale, hein?

Il me dévisagea avec un sourire malicieux.

-Et une histoire dont personne n'a jamais su le fin mot...

Il continuait à me dévisager. Je baissai la voix:

-Sauf Mike Farrell...

-Mike Farrell... et toi...

Je faillis sourire. Je repris:

-Si tu ne fais rien, ça te dit de passer boire un verre à la maison? Nous serons seuls, Gina est chez sa mère et les enfants sont à une soirée.

-Tu m'expliqueras enfin toute l'histoire?

Promis.

Il était presque vingt heures lorsque nous arrivâmes chez moi. Je fis installer Albert dans le canapé du salon et nous servis deux Scotch avec des glaçons.

-Encore heureux que mon médecin ne m'ait pas interdit l'alcool !

-Je laisse la bouteille sortie, dis-je en souriant.

Je vins m'asseoir à côté de lui. Nous trinquâmes et bûmes une première gorgée de Scotch.

-Bien, dis-je, je crois qu'à présent, le moment est venu de tout t'expliquer

-En effet, répondit-il en se grattant la moustache. Rassure-toi, il y a prescription. J'ai juste envie de savoir.

-Alors ... par où commencer?...

-Commence par la fois où Mike est venu te voir pour tout te raconter...

-D'accord... C' était plusieurs mois après le meurtre. A cette époque, j' habitais encore mon appartement de la rue Saint-Antoine. Un soir, tard, alors que je somnolais devant la télé, quelqu'un frappe à la porte: c'était Mike... Il avait perdu au moins dix kilos et s'était laissé pousser la barbe.

-Pourquoi était-il revenu?

-Il tenait à ce que je sache toute l'histoire. Bref, je l'ai fait entrer, et là, il m'a tout raconté. Je me souviens encore de ses mots, comme si c'était hier. Il m'a dit: " Franck, tu sais ce que veut dire, en anglais, l'expression "to hit rock bottom" ? Ça veut dire "toucher le fond". C'est ce que j'avais fait, là-bas, à Belfast. J'avais touché le fond. C'est pour ça que j'avais donné ce nom à mon bar... "

-Tiens donc...

-Oui. Il y avait un jeu de mots avec "rock". Ensuite, il m'expliqua : à la fin des années quatre-vingt, Mike Farrell, comme tu le sais, faisait partie de l' IRA. Un soir, il a posé une bombe dans un pub de Hagan's Corner, un quartier pauvre de Belfast. Il y a eu une quinzaine de victimes, parmi lesquelles presque tous les membres d' un groupe de rock appelé "The Ulster Company", qui jouait là-bas . Sauf le leader du groupe, qui était malade ce soir-là . Il s'appelait...

-Jim Drake?

-En effet. Les trois autres membres de son groupe ont péri dans l'explosion.

-Y avait-il une femme, dans le groupe ?, demanda Albert.

-Oui. Laura James, âgée de vingt-cinq ans. C 'était la fiancée de Jim Drake.

-La fameuse "fille en rouge" !

-Oui. Farrell, regrettant son acte, a déserté le pays. Il a bourlingué un peu partout en Europe avant d'atterrir à Paris. Il a racheté un vieux bistrot qu'il a totalement réaménagé. Le rock était sa passion. Je ne sais pas comment, mais Drake avait fini par retrouver Farrell. Et il a voulu se venger. Les paroles de la chanson étaient un avertissement pour Mike. Dès qu'il l'a entendue, il a compris. Alors qu'il s'enfuyait, Drake l'attendait dans le couloir avec un revolver. Les deux hommes se sont battus et Mike a fini par avoir le dessus. Paniqué, il s'est enfui.

Albert avait terminé son verre, et son regard se perdait sur le mur.

-Tu parles d'un histoire de fous! , souffla-t-il.

-Oui...

-Je peux ravoir un verre de Scotch?

ÉPILOGUE

Vers vingt-et-une heures, Albert et moi étions toujours avachis dans le canapé. Nous avions vidé la bouteille de Scotch. Dans la cheminée, un vaillant feu de bois crépitait.

-Et donc, reprit-il, Mike s'est à nouveau enfui, et tu n'as pas pu le rattraper?

-Disons... qu'il m'avait assomé pour ne pas que je puisse l'empêcher ou le suivre. Je ne l'ai plus jamais revu.

-Hum... au fond, tu l'aimais bien, Mike?

-Oui. C'est sans doute pour ça que Gina et moi avons racheté son bar...

Mes genoux craquèrent lorsque je me levai.

-Tu sais que les Shamrocks existent toujours?

-Ah bon?

Oui, ils ont sorti plusieurs albums, depuis vingt ans. Tiens, je crois bien que j'ai ici le trente-trois tours qu'ils ont enregistré peu après l'affaire du "Rock Bottom" . Ah, le voilà... j'extirpai de ma collection de vinyles une large pochette représentant une femme sans visage vêtue d'une robe rouge.

-The Girl In Red... soupira Albert en lisant le titre.

Je sortis le disque de sa pochette, le plaçai sur ma platine; j'actionnai le bras du tourne-disque, et déposai délicatement le saphir qui, dans un léger craquement, commença à parcourir les noirs sillons de vinyle. Des riffs enragés jaillirent des haut-parleurs. La première chanson de l'album s'intitulait Rock Bottom.

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