Passager

petiteplume

Ciel grisâtre dans l'immensité duquel volent des formations d'oiseaux, dont les cris se répercutent dans le silence. Ville grisâtre dans l'étroitesse de laquelle s'entassent des hommes, et des voitures dont les klaxons font écho aux autres klaxons. Homme en gris qui marche sur un sol gris, sous un ciel gris, et ruminant des pensées grises. Voiture qui s'arrête à son niveau.

« Eh, vous voulez monter ? »

L'homme tourne la tête. C'est un taxi. Une voiture dont le rouge détonne avec la grisaille de la ville. L'homme refuse d'un signe de tête.

« Vraiment ? Allez, je peux vous emmener où vous voulez !
- C'est ce que font tous les taxis... soupire l'homme.
- Oh, vraiment ? poursuit le conducteur. Mais est-ce qu'un taxi ordinaire propose ses services aux passants ?
- Non, Monsieur, répond sèchement le passant. Les taxis ordinaires laissent les honnêtes gens tranquilles.
- Eh bien moi, je ne veux pas vous laisser tranquille. Vous m'avez l'air de quelqu'un d'intéressant. Allez, montez ! »

L'homme est agacé par ce drôle de conducteur. Mais après tout, il sera plus vite chez lui ainsi. Ses journées de travail sont fatigantes, spécialement à l'approche de l'hiver. Et toute cette insistance, si elle l'agace, lui donne envie de se laisser tenter par ce taxi peu ordinaire. Il ouvre la portière arrière et s'engouffre dans le véhicule.

« Ça fera vingt euros ! » annonce le conducteur.

Il ne faudrait pas exagérer. L'homme veut ressortir du taxi. Mais les portières ont été verrouillées.

« Mon taxi vous emmène où vous voulez. Ce n'est quand même pas ici que vous voulez vous trouver ?
- J'en ai assez de vos sottises ! peste l'homme. Laissez-moi sortir !
- C'est que, voyez-vous, il est de mon devoir de vous emmener où vous voulez aller. Vous abandonner serait une grave faute professionnelle. Allons, allons, un peu de compassion pour un pauvre chauffeur de taxi qui ne fait que rendre service ! Tout ce que je vous demande, c'est de me laisser vous conduire à bon port et de me payer.
- Maintenant ? Ne paye-t-on pas la course après être arrivé ? » s'étonne le client, dont l'agacement s'est atténué pour laisser de la place à une pointe de curiosité.

Décidément, ce conducteur de taxi est un drôle de personnage.

« Ne vous ai-je pas déjà dit que vous n'étiez pas dans un taxi ordinaire ? Allons, Passager, donnez-moi vingt euros, et je vous jure solennellement que vous serez conduits là où vos désirs veulent que je vous porte. »

L'homme sort en grommelant son portefeuille de la poche de sa veste. Il en retire un billet bleuté qu'il dépose dans la main tendue en arrière du conducteur.

« Maintenant, ordonne-t-il en attachant sa ceinture, conduisez-moi au 68, Boulevard des Fantassins.
- Vous êtes vraiment un drôle de passager, vous savez ? Je vous propose de vous emmener où vous voulez, absolument n'importe où, et vous choisissez un endroit ennuyeux ! Mais enfin, c'est d'accord... »

Le taxi se met en marche. L'homme a une conduite douce et maîtrisée. On dirait qu'il contrôle chaque millimètre qu'il parcourt. Le passager se cale un peu plus confortablement sur son siège. Il ferme les yeux, inspire profondément, relâche ses épaules. Les vitres du taxi l'empêchent d'entendre les bruits de la ville. Seule la radio émet un grésillement somme toute assez désagréable, mais auquel l'habitude rend sourd. Peut-être l'homme a-t-il, en fin de compte, bien fait d'accepter l'offre de ce drôle de chauffeur de taxi. Il lui semble qu'il ne s'est pas détendu ainsi depuis une éternité.
Le taxi cesse de bouger, l'homme ouvre les yeux, découvre qu'il est arrivé devant chez lui.

« Nous y voici ! lance d'un ton jovial le conducteur du taxi. 68, Boulevard des Fantassins. »

Le passager, presque à contrecœur, tend la main vers la poignée de la portière. Mais celle-ci refuse de s'ouvrir.

« Je vous l'ai déjà dit, Passager, reprend le conducteur. Je dois vous emmener où vous voulez. Si le taxi ne s'ouvre pas, c'est que nous ne sommes pas au bon endroit.
- Mais enfin, qu'est-ce que c'est que ces sottises ? s'énerve à nouveau le passager. Là où je veux être, c'est ici, chez moi !
- Non, Passager. Vous confondez ce que vous voulez et ce que vous dicte votre bon sens. Il vous semble normal qu'après votre dure journée de labeur, vous devez rentrer chez vous, dans cet appartement moisi que vous appelez "chez vous" mais où vous vous sentez comme un étranger, parce que des papiers que vous avez signés affirment que vous êtes chez vous. Mais peut-être n'est-ce pas là où vous voulez aller. »

Le Passager croise les bras, renfrogné.

« Réfléchissez, continue le conducteur. Et souvenez-vous : je peux vous conduire n'importe où.
- N'importe où, hein ? Très bien. Dans ce cas, emmenez-moi à New York, voir ma fille ! lance le passager sur un air de défi.
- Vos désirs sont des ordres, Passager. » accepte le conducteur d'un ton très calme.

Et il redémarre la voiture le plus naturellement du monde, sous le regard étonné du passager. Encore une fois, la douceur de la conduite du chauffeur berce le passager, qui ferme les yeux et somnole...


« Nous y voici, Passager ! annonce le conducteur. New York, devant l'appartement de votre fille ! »

La voix du conducteur réveille le passager, qui ouvre des yeux écarquillés. Il regarde autour de lui : tout est écrit en anglais, au loin se dressent les tours de Manhattan. Et, surtout, l'appartement devant lequel est stationné le taxi est exactement comme sur la photo que lui a envoyée sa fille.

« Comment... » commence le passager.

Mais les questions se bousculent dans sa tête. Comment nous avez-vous emmenés à New York ? Comment connaissiez-vous l'adresse de ma fille ? Comment avons-nous passé la douane ?
Le passager tend la main vers la portière, et cette fois, elle accepte de s'ouvrir. Il pose un pied sur le sol new-yorkais.

« Une minute ! hésite le passager. Vous n'allez pas partir, hein ? Vous m'attendez ?
- Bien sûr, Passager, confirme le conducteur avec un mouvement de tête encourageant. Je suis à votre entière disposition. »

L'homme descend. Il monte les quelques escaliers qui le séparent de sa fille.
Son doigt s'approche de la sonnette mais reste suspendu devant. Comment va-t-il lui expliquer sa présence ? On ne s'invite pas chez les gens à l'improviste, encore moins quand vous habitez à des milliers de kilomètres de distance. Et que va-t-il lui dire ? Il redescend. Au bas de l'immeuble, le taxi est toujours là, jaune. N'était-il pas rouge ? Peu importe, seuls comptent les sièges confortables qui l'attendent à l'intérieur.
Le passager monte dans le véhicule.

« Eh bien, Passager, vous avez fait vite ! Ne vouliez-vous pas voir votre fille ?
- C'est... compliqué. Parfois, on ne peut simplement pas faire ce qu'on veut. Emmenez-moi ailleurs.
- C'est entendu, Passager. Où désirez-vous aller ?
- Eh bien... hésite le passager. Quand j'étais enfant, j'avais un rêve. Bon, ce n'était qu'un rêve de gosse, mais... Faire le tour du monde, vous pouvez ?
- Rien n'est moins simple, Passager ! attachez votre ceinture, nous nous mettons en route dès maintenant. »

Le taxi redémarre, et bientôt, le passager est détendu... Cette fois-ci, cependant, il ne s'endort pas. Il a envie d'en savoir plus sur ce drôle de conducteur, et est curieux de voir à quoi ressemble un tour du monde en taxi. La radio émet toujours son grésillement désagréable.

« Vous êtes un vrai as du volant ! lance le passager pour entamer la conversation. Pourquoi être devenu simple chauffeur de taxi ?
- Je vous l'ai déjà dit, Passager. Je ne suis pas un simple chauffeur de taxi. Aucun chauffeur au monde n'apprécie son métier autant que je le fais.
- Mais comment gagnez-vous votre vie ? Vingt euros par client, c'est ridicule...
- Le plus beau des paiements, pour moi, est le sourire d'un passager que j'ai conduit à bon port. »

Le conducteur parle sur un ton plus froid qu'à l'accoutumée. Peut-être ne veut-il pas être dérangé au volant. Le passager se tait. Bientôt, le paysage défile de plus en plus vite devant les fenêtres. Il atteint bientôt une telle vitesse qu'il en devient flou. Un peu plus tôt, le passager aurait hurlé, hurlé de terreur, hurlé au conducteur de respecter les limitations de vitesse. Mais il fait à présent confiance au chauffeur de taxi. Il regarde par-dessus l'épaule du conducteur ce qu'affiche le compteur de vitesse. Zéro kilomètres par heure. Mais bien sûr.
Le taxi entre dans l'eau. Le passager peut voir un paysage sous-marin par la vitre, juste avant que le taxi ne remonte à la surface et ne mue en bateau. Mais plus rien ne peut étonner le passager.

Et, comme promis, le chauffeur lui fait faire le tour du monde. Ils s'arrêtent dans chaque pays, le passager descend parfois pour aller acheter des souvenirs, mais le conducteur refuse de quitter son taxi. Le taxi change parfois de forme selon les environnements qu'ils ont à traverser. Et le tour du monde est fait.

« Et maintenant, Passager, où désirez-vous aller ?
- Emmenez-moi dans un endroit imaginaire. »

Le passager ne sait même pas pourquoi il a répondu cela. Les mots sont sortis de sa bouche avant même qu'il ait eu le temps de les penser. Peut-être est-ce là qu'il désire vraiment aller ? Un endroit imaginaire ? Un endroit où il puisse rêver ?

« Vos désirs sont des ordres, Passager. » sourit le conducteur.

Alors le taxi extraordinaire peut même se rendre dans l'imagination des hommes. Quel drôle de véhicule. Comme à son habitude, le passager s'endort et s'en remet au conducteur et à sa radio qui grésille toujours plus fort.
Cette fois, ce ne sont ni l'arrêt du véhicule ni la voix du conducteur qui le réveillent. Mais la chaleur. Une chaleur intense, insoutenable.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? » s'écrie le passager en se réveillant en sursaut.

Autour de lui, à l'extérieur du taxi, des personnes souffrent. Le passager ne peut voir le ciel. L'endroit est teinté de rouge. Et, alors que la chaleur fait fondre les vitres du véhicule, il comprend. Horrifié, il comprend. La voiture, à l'approche d'un fleuve, se mue en barque. Le conducteur saisit une rame et commence à guider la barque à travers les eaux sombres. Charon, passeur des enfers, a transporté un nouveau passager.

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