Passion et raison

leeman

hypothèse

La grandeur de l'homme ne me paraît pas résider dans la force qu'il éprouve à modifier le monde, tantôt par le langage, tantôt par sa raison. Car cette force-là ne dépend pas de son être véritable : l'homme n'est pas qu'un logos vivant dans le monde. Il est, et cela est indéniable, car non seulement nous avons conscience que nous sommes, mais ceux qui nous connaissent ont également conscience que nous sommes : notre être s'étend donc au-delà de notre dialogue intérieur. La réflexivité, qui apparaît comme la plus pure évidence philosophique en nous, ne part que de nous pour revenir à son point de départ. La difficulté que nous éprouvons à vivre ne provient pas nécessairement du fait que nous raisonnons ; mais c'est plutôt que nous sommes aussi doués de passion, et que ces passions altèrent chaque individu pour l'éternité. Et à ceux qui douterons que nous sommes, je crois pouvoir concevoir qu'ils oublient la force qui les domine, et qui tantôt les fait se mouvoir, tantôt les fait ressentir la douleur précise de l'existence. La passion qui sans cesse agit en nous ne doit pas être comprise comme faiblesse. Car elle est, à mon sens, ce qui le rend grand. Il n'y a guère que l'affection pour nous faire connaître tout ce que l'ordre du monde ne nous fera jamais connaître. En ce sens, la raison est certes un outil majeur pour tout un chacun qui se voudra au sein du monde, mais la passion est une force qui rend possible un déploiement de tout homme dans le réel le plus vrai. Je dirais du réel qu'il est connaissable par trois façons :
1. qu'il peut être connu, donc vécu, par la raison seule, et que cette modalité de connaissance le prive de la mouvance des choses et de la nuance qui colore le réel. Par cela seulement, l'homme ne vit que de cadres et de rigueurs formelles, supprimant ainsi par la même occasion toute possibilité de se voir animé, donc, vivant. La raison comme unique prisme est une impossibilité à la vie concrète, je veux dire par là évolutive, car elle n'est pas nécessairement productrice d'animations, mais plutôt de spéculations.
2. qu'il peut être connu, donc vécu, par la passion seule, et que cette modalité de connaissance le prive d'une compréhension de la structure des choses, autrement dit du "comment" le monde nous entoure et se voit formé justement autour de nous. En cette acception, il apparaît évident que la raison permet également de trouver un certain équilibre si l'on désire ardemment comprendre les choses selon leur nature et leur écoulement propres. Car ne pas connaître la forme intrinsèque du monde, c'est louper le cadre de l'espace et le cadre du temps qui sans cesse englobent les choses dans leur continuité, et dans notre compréhension d'elles-mêmes qui se veut également continuelle.
3. qu'il peut être connu, donc vécu, par le concours de la raison et de la passion, et que cette modalité de connaissance ne prive l'homme de rien d'autre que ce qui est hors de sa portée, à savoir ce que sa raison ou sa sensibilité ne sont pas aptes à comprendre ou ressentir dans le courant de son existence. En cela, vivre de raison et de passion ne peut mener qu'à une seule chose : la connaissance véritable du monde tel qu'il advient et se déroule ; car bien souvent l'homme se plaint de ne pas comprendre l'ordre des choses, mais c'est bien souvent qu'il ne s'efforce pas de comprendre cet ordre, ou au moins déjà de comprendre qu'il en existe un dans le fond de la nature.
De ces trois façons de connaître, je les développerai certainement plus tard, car je ne peux qu'avouer mon ignorance à leur propos, et je n'ai pu ici que spéculer que les choses nous adviennent de telle ou telle manière, tantôt sous le joug de la raison, tantôt sous celui de la passion, ou sous celui des deux cumulées. Mais ce par quoi il nous faut connaître le réel, il nous faut déjà le vouloir en nous-mêmes, et le vouloir du plus profond de notre être. Penser les choses ce n'est pas encore les connaître, car nous ne faisons que présupposer à leur propos ; mais pour les connaître il nous faut bien le vouloir. Et même s'il advient que parfois l'homme ait des connaissances de manière involontaire, il en fera sans aucun doute bon usage, et se verra heureux d'avoir acquis telle puissance intellectuelle. J'ai beaucoup de mal à croire que la vie ne se résume qu'à la fatigue ou l'absence d'envie. Je suis de ceux qui veulent vivre, et s'affirmer dans sa vie : c'est cela que j'appellerai exister. J'y reviendrai ultérieurement, dans une autre courte réflexion. J'ai plus tôt énoncé que la raison ne fondait pas la grandeur de l'homme ; j'ai donc supposé, par suite et par énumération des manières de connaître, - j'avoue aussi que cette liste est réductrice et qu'il en existe sans aucun doute beaucoup d'autres qui ne concernent pas mon propos présent -, que la passion pouvait être fondatrice de cette grandeur. Mais qu'est-elle réellement ? Il serait bien délicat de la définir aussi brusquement, parce qu'elle recouvre énormément de choses, et qu'elle nous concerne de manière fondamentale. Si par passion nous entendons communément "sentiments", il faut également savoir que la passion relève aussi du rapport direct entre l'homme et les choses : il pâtit, donc, se voit modifié par la présence d'autre chose que lui-même. Pâtir, c'est en ce sens subir ; mais d'une manière qui n'est pas intrinsèquement négative. On pâtit le monde car il nous modifie sans que nous puissions contredire cette modification ; voici ce qu'il nous faut comprendre, je crois, par "subir". L'altération de tout homme par le monde semble être chose commune et véritable, mais lorsqu'il est à mon sens question de passion comme grandeur de l'homme, il s'agit principalement de la grandeur affective qu'il est apte à ressentir. Il faut avouer que nous sommes des êtres de raison, mais cette raison est insuffisante, car nous recherchons constamment à éprouver quelque chose, et ça n'est pas le cerveau qui rend possible ce "quelque chose". Les choses que nous subissons nous affectent dans une certaine mesure, et, parfois, il arrive que cette affection nous dérange ou nous convient : c'est de cette étape que naissent les sentiments. Puisqu'en effet tantôt nous éprouvons de la joie à la vue de telle chose ou telle personne, tantôt éprouvons de la tristesse à cette même vue, la réception engendre un sentiment de plaisir ou de dégoût, qui influera sur toute notre individualité et notre psychologie. En ce sens, il est à comprendre que les choses par lesquelles nous pâtissons sont les objets de nos passions. Je ne crois cependant pas avoir expliqué en quoi cette passion pouvait fonder la grandeur propre à l'homme. Mais cela n'est pas si difficile : car par quoi la création des choses se fait-elle en réalité ? Par l'exaltation d'un ressenti, donc à partir d'un rapport entre soi-même et les choses que nous avons subies. J'en viens donc à parler de la possibilité de l'art, qui à mon sens vise principalement à traduire une passion qui nous est propre. Mais ma raison est encore hésitante lorsqu'il s'agit de concevoir s'il faut établir une certaine axiologie des passions, c'est-à-dire construire une valuation de celles-ci au sujet de l'art, en vue de savoir quelle passion permettrait de créer la plus puissante œuvre, ou s'il faut au contraire ne pas en établir une, et ne pas comparer les passions, car in fine chacune d'entre elles est unique et précieuse dans ce qu'elle signifie pour nous. Nous ne recevons jamais les choses de la même façon, et c'est précisément pour cette raison que l'art est bien plus terrible lorsqu'il est porté très haut par la force affective du sentiment humain, et que cette même force, provenant d'un ailleurs, nous submerge et nous déracine de notre quotidienneté. Par cela, comprenons que nous vivons chaque passion différemment, et cette diversité doit être comprise comme une immense richesse, qui se veut source de la volonté ou de la détresse humaine. La passion fait donc la grandeur de l'homme, car elle est ce moteur infini et inépuisable qui pousse à la création. Et, dans l'homme qui compose, plus la passion éprouvée est puissante et réelle, plus, dans l'œuvre créée, la puissance affective de celui-ci sera expansive sinon destructrice : sa force aura pour effet d'ébranler la volonté de celui qui reçoit, de celui qui admire. Car l'artiste, véhiculant sa propre vision des choses et du monde, compose par ce que Nietzsche a très bien nommé "volonté de puissance". C'est par cette volonté qu'on cherche à s'affirmer, et si une œuvre nous trouble si densément, c'est que la volonté de son créateur a su ébranler la nôtre, et que ces deux volontés entrent, d'une part, en conflit, d'autre part, en adéquation. L'art est d'une richesse profonde, et je ne croirai jamais que l'art est impossible, car sans cesse nous avons entre nos mains et en notre esprit beaucoup de matériaux et de vécus affectifs pour composer encore et toujours. Nous sommes des êtres de raison, certes, mais aussi des êtres de passion, et cette affectivité rend possible une affirmation de soi dans le courant véritable des choses. Lorsqu'il m'est donné de composer, qu'il s'agisse de mots ou de sons, je ne cesse de vouloir traduire la couleur de l'humeur qui gît en moi. Et si certains considéreront que cela n'a que pour simple effet de réifier cette passion si puissante et si vivace présente en nous, il ne faut pas voir l'art comme un tel processus, mais plutôt comme une façon de mieux comprendre ce qui nous habite et parfois nous hante, car au moins celui qui compose fait l'effort de rendre concrètes ces choses par exaltations, tandis que ceux qui favorisent telle conception négative peuvent se cacher derrière l'indicible et l'ineffable. Mais, à mon sens, cette excuse est synonyme de lâcheté, car la plupart des personnes s'efforcent de mettre des mots sur leurs émois, peu importe la manière dont cela est fait, lorsqu'il s'agit des choses qui nous lient à autrui, tel que l'amour ; on ressent cet amour sans avoir aucun mal à dire : "je t'aime", du moins pour ceux chez qui exprimer ses sentiments n'est pas un problème. Il n'est pas la même chose de se cacher derrière l'ineffable que de savoir exprimer ce que l'on ressent, mais ne pas le vouloir ou le pouvoir, par quelconque trouble passé, psychologique. Ainsi, la grandeur de l'homme ne se définit pas par la raison, mais surtout par sa capacité à traduire et à imposer sa volonté aux autres, non pas comme un tyran, mais comme un homme masquant ses vérités affectives au sein de ses créations ; vérités qui sont capables de changer, à tout jamais, notre propre conception du monde et des choses du monde. Cette communication, qu'elle soit volontaire ou non, ne me paraît jamais très éloignée de la passion qu'on exalte par la composition, quelle que soit sa nature. Sans cette passion, il ne serait jamais possible de voir autre chose que ce que nous voyons, car sans passion il n'y aurait même pas de quoi exprimer le vécu dans le langage. Les mots n'auraient point de tonalités, point de force ou de consistance ; en bref, ils n'auraient aucune couleur et ne seraient que fades : car, finalement, que faisons-nous par/avec les mots ? Nous leur donnons la couleur de notre intériorité, parce que nous ne désirons qu'une chose : qu'autrui comprenne la profondeur affective subjectivement éprouvée.

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