paternité

Jacques Eyzat

Paternité!

Elle s’appelait Marie Supusis-Bugstone. Ce n’était pas sans risque de faire du stop avec cette brunette de 20 ans sur les routes du Texas. Elle avait le sein sautillant et les hanches méditerranéennes. Certain que les « pick-up » s’arrêtaient uniquement pour elle, à moi ensuite de gérer la montée de sève qu’elle provoquait sur le bien-nommé chauffeur. A moi d’assurer la sempiternelle conversation sur les petits Frenchies qui descendaient découvrir les Cajuns de la Nouvelle Orléans ou écouter du jazz dans Bourbon Street. Tout tenter pour faire dévier le regard de notre conducteur de la dentelle blanche du décolleté vers le ruban sombre de bitume, en présence d’une Winchester invariablement exposée sur le râtelier de la lunette arrière.

Marie, très à l’aise, bavardait beaucoup. Elle évoquait pour la énième fois cette rencontre inévitable et tant désirée avec son père, un GI héros du Débarquement. Elle ne l’avait pas connu, sa mère refusait obstinément de lui en parler, mais elle était convaincue de pouvoir l’identifier aisément grâce à sa blessure de guerre : il était manchot. L’ombre héroïque du père faisait baisser momentanément la  température surchauffée de la cabine. Las, elle rejouait sans cesse la scène dans chaque véhicule : « My father was in the US army…» devant un public favori et conquis. J’en avais ma claque de canaliser les plaisanteries graveleuses, de guetter les manchots dans les stations-service, mais elle était si jolie et imprévisible qu’elle rendait le quotidien magique.

 On comprenait, dès son premier regard, que la vie ne serait jamais assez longue pour faire le tour d’elle. Elle avait la légèreté et la noirceur d’un jeune merle, les éclats d'obsidienne de ses yeux ponctuaient les phrases étranges que prononçait sa bouche boudeuse. Bien qu’immédiatement repérable par ses tenues, elle persistait dans sa cleptomanie et ressortait des magasins avec des choses énormes sous le bras. Interpellée, elle répliquait sur-le-champ dans un drôle de sourire : « Mais enfin, vous voyez bien que j’allais examiner cette guitare à la lumière du jour ». Si l’on oublie ses bêtises et sa quête obsessionnelle du père, elle était irrésistible.

 Cette recherche, ce n’était d’ailleurs pas le but de notre voyage. On avait décidé de tout plaquer un soir d’hiver, pourquoi pas le Mexique, on avait balancé notre démission, visas, billets et on était parti se gaver de couchers de soleil sur les plages du Pacifique,  à Baja de Navidad, ou les vagues, certaines nuits, sont fluorescentes, gravir les marches célestes du temple de Palenque, s’étourdir dans les fêtes païennes des indiens guatémaltèques du lac Atitlan, voir la blanche église de Chichicastelnango, se faire détrousser de nos travellers à St Christobal de Las Cassas, finir la nuit dans les bouges, ronger du maïs bouilli. On s’est goinfré de tout cela, on a perdu dix kilos, notre monnaie, notre estomac, et on est revenu avec nos sacs chargés de rêves. On a refait le parcours en sens inverse, en traversant de nouveau Texas, Louisiane, Mississipi, Caroline du nord à guetter une dernière fois le père héroïque comme dans les dessins d’enfant où il faut chercher le loup dissimulé dans le feuillage. 

Marie ne faisait rien normalement. Bien qu’issue d’une famille bourgeoise, elle vivait modestement de bricolages, rêvait sa vie et réalisait ses fantasmes. Elle rencontra un soir, lors d’une fête, Don, un Irlandais sympathique, alcoolique et ingérable. Ils partirent dès le lendemain en nous laissant à nos conversations oiseuses sur la nécessité du retour aux sources. Le jeune couple passait dans l’instant aux travaux pratiques, quittant la capitale pour la province profonde. Un peu plus tard, Marie donna deux enfants magnifiques à l’Irlandais. A cette époque, ils vivaient dans une grange avec un méchant poêle noir, prolongé d’un tuyau arachnéen, un point d’eau froide sur l’évier et plusieurs dans le toit. De ce terrier sortaient deux petites créatures vêtues de robes blanches impeccables : deux poupées de porcelaine tirées de leur boîte. 

Par la suite, leur recherche de boulot avait pris des allures de road-movie. Direction : le centre de la France. Ils se louèrent dans les fermes pour toutes sortes de tâches, maçonnerie, charpente et, en dernier recours, découpe de bois. Ils squattaient une ruine. Dans une de ces fêtes de village, qui égayaient le quotidien morose, un homme courtisa Marie. Sa grâce la rendait populaire. Elle ne refusa pas ses avances, intriguée par l’allure de l’individu. Profitant de son hésitation, l’homme s’enhardit, benoîtement, puis avec insistance. Quelques instants plus tard, à la sortie du village, il tenta de la violer. La veille, il s’était évadé de l’hôpital psychiatrique de Bergerac. C’était un manchot. C’était son père.

Quelques années plus tard, Marie, devenue veuve - son Irlandais était tombé d’un toit -, épousa un millionnaire dont la Jaguar s’était enlisée dans le chemin boueux qui passait devant sa grange.

 Ils eurent beaucoup de maisons, mais pas d’enfant.

Jacqueseyzat@orange.fr   


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