Paul et Rosalie

Ivan Louis Kehayoff

Paul et Rosalie


Je n’aurais jamais dû finir dans ce bocal, dans cet endroit, dans ce laboratoire d’anatomopathologie. Moi Rosalie !

Voila où la passion peut conduire. J’avais une liaison fusionnelle avec le peintre Paul Dead. Si je puis me permettre, je lui étais intimement liée.

Mais Paul il s’en foutait un peu de mon épanouissement. Il peignait.

Il avait d’abord été médecin avec une prédilection pour les tumeurs et la carcinogénèse. Ensuite, il a pété les plombs. Plutôt que de soigner les cancers de ses patients et ses propres dérives, il s’est mis à peindre leurs tumeurs, en veux-tu en voilà. Paul est le créateur de l’art tumoral. Il expliquait que s’il représentait des carcinomes, des schwannomes, des mélanomes, sarcomes etc… c’était une façon de projeter son regard sur les liens qui existent entre la formation, l’organisation, la dissémination de cellules cancéreuses d’une part et les mécanismes qui régissent notre société d’autre part. Il transposait les étapes bien connues de la carcinogénèse dans tous les domaines de la vie. Pour lui, la mondialisation, le succès des marques, les règles morales étaient perçues comme des phénomènes tumoraux. Il voyait des tumeurs partout.

Pendant ce temps-là je m’émancipais. Car je n’ai pas toujours été ce que je suis devenue.

Ma carrière avait commencé dans le rein droit de Paul, plutôt dans un néphron, pour ne rien vous cacher, dans un tube contourné proximal. Un endroit complètement paumé comme le sont ces ruches hongkongaises de Kowloon où travaillent des millions de tailleurs chinois payés au lance-pierre pour habiller les touristes d’un jour de copies de costards Dior, Chanel ou Armani.

J’avais été formée à la filtration rénale. Je fabriquais de la pisse, enfin  de l’urine que cet homme, Paul, urinait chaque fois qu’une envie pressante le prenait. Car il ne manquait pas d’envies pressantes. Il faut dire qu’il buvait beaucoup. Un jour j’en ai eu franchement marre de faire de l’urine. C’était comme si ma vie n’avait plus de sens, il me fallait autres chose. Mais il fallait une petite stratégie pour changer d’orientation. J’ai suivi des cours du soir et j’ai lu des livres, notamment le bestseller américain « comment devenir tumoral ».

C’était décidé, moi Rosalie, ouvrière qualifiée en filtration glomérulaire, fabricante de pisse et d’autres matières urinaires, j’allais m’initier à autre chose. J’ai eu l’adhésion de quelques collègues du même urinoir. On a vite compris qu’il fallait muter et  perdre un certain nombre de mécanismes de régulation, se différencier, se comporter différemment, acquérir d’autres potentialités.

Pendant ce temps-là, Paul continuait à uriner comme si de rien n’était. Il fréquentait des gens de plus en plus bizarres, comme Pavel Schmidt cet artiste suisse qui avait expliqué à Antoine Perraud (France Culture/Jeux d’archives) pourquoi il faisait exploser des nains de jardins pour ensuite en coller les morceaux sur d’autres statues de jardin représentant David ou Vénus également explosées. Il y avait aussi Benoît C. un chirurgien orthopédique bipolaire qui, de temps en temps, mangeait ses repas de midi en utilisant ses instruments de chirurgie, bistouri, pincette, pince Kocher, trocarts, forets à os, écarteurs de Farabeuf, dissecteur, porte-aiguille etc… Paul avait immortalisé une de ces scènes sur Youtube sous le titre « eat like a surgeon ».

En ce qui me concerne, je générais de plus en plus de pisseuses à mon image. J’enchaînais les orgasmes génétiques selon les règles enseignées par les deux plus grands sexologues de tous les temps, les Anglais, Watson et Crick. Le groupe tumoral que j’avais créé occupait une place significative dans le rein de Paul. Je peux affirmer avec fierté que nous étions de grande taille avec un cytoplasme chargé de glycogène et de lipides et que nos noyaux cellulaires s’étaient hypertrophiés. Ils allaient traverser les quatre grades de Fuhrmann. Le canon de la beauté carcinomateuse étant le grade 4 avec des nucléoles proéminents à chromatine irrégulière et des noyaux très gros de plus de 20 µm multilobés et un peu bizarres pour ne pas dire punks ou gothiques, un peu à la John Galliano. C’était très tendance à ce moment-là dans les reins branchés.

Nous étions pleines de dynamisme, j’avais une vision claire de ce qu’allait être ma gouvernance. Une réussite totale, tout marchait comme sur des roulettes. De l’horlogerie, j’étais sur le point d’essaimer des métastases. Mais Paul est imprévisible ; pour des raisons purement égoïstes il s’est mis en tête de passer un scanner, non pas tellement pour vérifier l’état de sa santé, mais pour l’intégrer dans une installation d’art contemporain avec quelques-unes de ses tumeurs artistiques.

Nous avons été découvertes puis extradées  de son corps par un chirurgien plus ou moins anormal. Ce n’était pas vraiment du consentement mutuel mais la faute existe-t-elle encore dans ce type d’affaire ? Chacun jugera. Quand Paul Dead décrit ce qu’il fait et peint, ceux qui ne comprennent rien à l’art contemporain le prennent pour un excentrique.

Pourquoi ? Comment cela vous est venu ? Quel est le message ? Cela ne vous fait-il pas peur ? Vous ne croyez pas que vous n’allez pas avoir vous-même des tumeurs ou un cancer ? Ah vous en avez déjà ? C’est venu avant ou après ? Cela vous a-t-il inspiré ? Les tumeurs que vous peignez, ce sont les vôtres ?

Mais en dépit de tout cela Paul Dead est en train de réussir au-delà de ses espérances, les connaisseurs trouvent ses œuvres magnifiques et s’arrachent ses tumeurs.

Son seul regret est de ne pas avoir eu le courage de demander à conserver la sienne. Il m’aurait bien transformée en objet artistique.

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