PERNAMBUCO

Isabelle Revenu

- Mesdames, messieurs, levez-vous : la Cour ! Vous pouvez vous asseoir. Affaire suivante : Monsieur Sailor contre monsieur Sailor. Nous écoutons la partie concernée, c'est à dire les deux ... 


 


Ben, je vais faire court justement. Et votre Honneur, j'ai bien l'honneur de plaider non coupable. Y a bien longtemps que je ne sexe plus les hippos, que j'ai cessé de jongler avec des ballons de baudruche. Mon coeur est lourd. Lourd d'absence et de ronces. De moi, vous n'entendrez désormais que des remords mais nul regret. C'est ainsi. La frontière entre les deux, bien que mince, est pourtant claire ( moi qui ne le suis plus depuis .... depuis que mon monde est monde ).


Vous est-il arrivé de temps à autre de penser aux fils ténus qui régissent votre vie ? Je ne fais que cela ces temps-ci. A tel point que ma bouche se ferme, cousue au point de bambou tandis que mon coeur malmené engrange un souvenir à nul autre semblable. Il y a pris racine et chaque jour qui nait le voit grandir un peu plus. Une cicatrice inversée, une brûlure qui ne guérit pas. Une mémoire cellulaire. Je suis impuissant à l'effacer, à gommer ce qu'il exprime. Il y a tant à dire en si peu de mots. Une note lancinante au téorbe, un froissement de soierie safran, une apostrophe au détour d'une terrasse, une enluminure à l'aura dorée, une présence ancrée. Encrée ... Une révélation.


Après une incartade au supermarché et avant ma balade sur les souks, je fume des délices chez Habib, l'idole de la Nef des Fous, celui qui tient salon tranquille à la Mamounia. Il m'installe sur un coussin moiré de pourpre et d'ocre avec ma pipe à eau, me parfume généreusement d'un mélange  d'huile de benjoin noir et d'essence de cédrat rose, m'encense, me soudoie avec un verre de thé à la menthe archisucré et bouillant.  


Entre loukoums et houka, je voyage sur les ailes des " Peut-Etre " mais " Peut-Etre " est un traître, fait mal, rajoute des plaies ouvertes aux cicatrices encore béantes. Je voudrais me vautrer de certitudes, me gaver de Oui et d'assurance. Mais je ne parle pas la langue, il est trop tôt. Alors je décrypte tant bien que mal les silences, les "  ... ", je les décrypte comme ça me va surtout, à ma convenance. Quitte à affronter dans la foulée le désenchantement, l'illusion et tout le bataclan, celui qui me conduit à être présent devant cette Cour.


Je ne suis coupable que d'avoir des rêves. Et je n'en dors plus depuis des semaines. Mon automne qui s'achève laissera bientôt la place à l'hiver. Ne vous fatiguez pas à délibérer. J'emporterai avec moi ce que j'ai en moi. Pas un mur, pas un barreau pour m'en empêcher.


Bon, c'est l'heure. La représentation va commencer et le ci-devant spectacle est terminé pour moi. Je suis astiqueur de chaussures pour clowns maintenant, clowns désuets dont je cire les pompes depuis près d'un mois. J'illumine de ma présence les incartades croquignolesques d'autres rigolos désabusés. Usés. Ratés. 


Le soir après le travail, je sors de ma caravane et au ciel étoilé, je me couche pensif. Je m'endors épuisé au petit matin quand les autres sont déjà à pied d'oeuvre, étourdi de belles images et de pensées prometteuses.


Avant de quitter l'audience et après mon numéro de funambule au soleil couchant sur le O de Pernambuco, un dernier tour de foulards enchantés et de perruches bariolées sur des cycles minuscules. Je passerai en toute fin entre les rangs de l'admirable public avec mon drôle de chapeau pointu pour une substantielle obole. Obole avec deux zoos. Ceux que j'ai quittés avec un pincement au coeur.


Encore un mot : Quand je saluerai bien bas l'honorable assistance, par pitié, n'applaudissez pas, cela ferait trembler mes bases.


Ladies and Gentlemen n'oubliez jamais que the Show Must Go On.


Et moi de m'aime. 


 


 


 


 

  • Belles saveurs d'Orient dépaysantes ! On a l'impression de voyager un peu partout, poussés par une curiosité d'enfant, car chaque paragraphe a un style différent ! Le premier apostrophe des personnages, le deuxième apostrophe des lecteurs, le troisième nous fait voyager dans tout un tas d'images précises d'Orien, et on finit par une autre langue qu'est l'anglais. Par ce savant mélange le sortilège est réussi : je suis envoûté !

    · Il y a environ 10 ans ·
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    Pierre Magne Comandu

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