Perséphone : Les conversations d'un monde (2)

Mathilde En Soir


Paris,  le 9 mai


       La semaine suivant l'appel en détresse de Zacchary, je me rendis chez sa fille, comme convenu. J'ai été déstabilisé par sa lettre, par les mots qu'il utilisait pour décrire le chaos dans son esprit. Il y a tant de rancœurs en lui, d'idées sombres ... Son silence pendant un certain temps ne m'a pas fait reculer, au contraire. Ma conscience professionnelle me l'indique, mon cœur me l'ordonne, je dois l'aider. Le jour venu, me voici à l'entrée de cette immense bâtisse. Je ne sais pas vraiment si je vais me retrouver nez à nez avec sa fille. Peut-être qu'il a contacté un de ses bras droits pour me prêter main forte. Après tout, je ne suis pas sûr de réussir. Je sonne à la porte. Personne. Je retente, avant de m'apercevoir que celle-ci est entrouverte. Je tends ma main vers l'interstice et pénètre à l'intérieur de la maison. La pièce est baignée dans la lumière.

J'aperçois au bout du salon un immense escalier en verre complètement rénové. Je ne reconnais rien, la dernière fois que je suis venu ici, c'était pour le mariage.  Aucun signe de vie, et pourtant je sens comme une présence. A moins que ce ne soit les visages graves et dignes des personnages peints sur les tableaux accrochés au mur. Il y en de toute sorte, de toute dimension, exécutés apparemment par des artistes amateurs. Ce sont des scènes antiques qui sont représentées, allant des mythes d'Œdipe à ceux de Thésée. Zacchary n'a jamais eu un quelconque attrait pour la peinture. Il préfère les lignes pures des sculptures, les matériaux nobles comme le verre. Il m'a toujours dit que le folklore et tous ses mythes n'étaient qu'une fantaisie ridicule destinée à ridiculiser les hommes. Rien de plus qu'une farce et qu'il valait mieux bâtir des industries pour combler n'importe quel besoin. Ce devait être feu Hans qui peignait et qui offrait ses toiles à sa femme. C'était sa demeure.

Soudain, cette impression dérangeante d'être épié survint à nouveau. Je me retourne et avant d'avoir eu le temps d'ouvrir la bouche, je croise le regard d'une jeune femme. Ca doit être elle, Perséphone, je ne la reconnais pas. Ca fait si longtemps. Elle descend les escaliers et je découvre sa jambe dénudée. Elle porte une simple robe blanche en lin fendue sur le côté, les cheveux relevés en chignon. Elle s'approche et me regarde d'un air amusé, puis elle me décoche un cinglant : « Vous êtes qui ? ».

Je n'arrive pas à savoir si elle est hautaine pour feindre l'indifférence ou si elle me toise du regard par défi. Elle semble se contenir.

-« Bonjour, je me nomme Amyas Weber, je suis un ami de votre père. »

-« De mon père ? »

-« Oui, je suis désolé d'être entré ainsi mais la porte était ouverte… »

-« Elle était fermée, pourtant. Enfin, je ne connais pas les habitudes de la maison ! »

-« C'est-à-dire ? »

-« Je n'habite pas ici. »

-« Comment, mais cette maison, j'y suis déjà venu, lors de votre mariage … »

-« Je ne me suis jamais mariée, quelle drôle d'idée ! »

-« Je suis perdu, vous êtes bien Perséphone ? » 

-« Ah non, moi c'est Ana. »

-« Je cherche la fille de Zacchary, où sont les domestiques ? Où est-elle ? Mon arrivée avait été normalement prévue. »

-« Les domestiques partent des fois, il ne faut pas chercher à comprendre. Et quand ils le veulent, ils reviennent, ça fonctionne ainsi. »

-« Zacchary ne m'a pas dit que cette demeure pouvait être intégralement vide. Pouvez-vous me dire où se trouve Perséphone, et qui êtes-vous pour elle ? »

-« Une question à la fois ! Je m'appelle Ana, je suis une amie de Perséphone, rien de plus. Je suis venue aujourd'hui parce qu'elle me l'a demandé. Je peux comprendre, ce qu'elle traverse est pénible … Elle est partie se promener en ville, elle ne va pas tarder. »

-« En ville ? Je croyais qu'elle ne sortait pas de chez elle. »

-« Cela lui arrive, d'après ce qu'elle m'a dit, comme pour les domestiques. A mon tour de poser des questions, vous êtes un ami aussi ? »

-« De son père. Celui-ci étant absent, il m'a demandé de veiller sur elle. »

-« Vous allez l'air attentionné, j'espère que vous l'aiderez. Après, vous pourrez m'aider ? »

-« Pardon ? Je ne vous suis pas … »

-« Vous pensez aimer les filles comme Perséphone ? Moi, j'aime les hommes comme vous … Vous semblez mêler force et fragilité … Quelle excitation ! J'aime l'inconnu … l'intimité d'un couple …»

-« Mademoiselle, je ne sais pas si vous êtes ce que vous prétendez être, mais ce qui est sûr, c'est que je n'aime pas votre petit jeu pseudo-érotique. C'est vous que vous trompez. »

-« Très bien, je vais vous laisser. Vous direz à Perséphone que je reviendrai ? »

-« Comme vous voulez. »

-« J'ajouterai une petite chose, si un jour on couche ensemble, ne vous en voulez pas, la vie est une guerre permanente, et cette maison en est le centre névralgique. Il faut se faire plaisir … »

Elle quitte précipitamment la demeure après m'avoir déposé un baiser appuyé sur la joue. Je suis très perplexe. Zacchary n'est certainement pas au courant des sorties fréquentes des domestiques, de celles de sa fille. Pourtant il est venu vivre avec elle. Et cette fille, Ana, qui tente de me séduire grossièrement … Je commence à me demander sur quel bateau j'ai embarqué.

-« Qui est là ? »

Je ne me souviens pas de ce qui s'est exactement déroulé ensuite. J'ai attendu une vingtaine de minutes avant d'entendre une voix lointaine. Des images défilent devant mes yeux espacés de lumières blanches éblouissantes, puis je ressens un vide, un inconfort spirituel. Je culpabilise, j'ai peur de perdre cette expression statique que j'arbore depuis ces quelques mots échangés.

-« Je croyais qu'Ana allait rester … Je suppose que vous ne savez pas où elle est. »

-« Elle est partie, elle reviendra, d'après ce qu'elle m'a dit. »

-« Ce n'est pas grave, j'ai envie d'un gin. Vous en voulez un ? »

Elle me tend un verre, m'adressant le tout premier regard depuis le début de notre conversation.

-« Vous pouvez déposer vos affaires dans la chambre d'ami, au premier étage, c'est la première porte à gauche. Vous n'êtes pas un grand bavard pour un psychiatre. Ou alors, c'est à moi de parler. »

-« Comment savez-vous ? … »

-« Je le devine. Avec votre jolie mallette en cuir de vache, vos jolies chaussures vernies et votre air d'homme cherchant à masquer un certain désarroi. »

-« Votre père vous a entretenu au sujet de ma visite ? »

-« Plus tard. Contentez-vous plutôt de poser vos questions ponctuées de voyeurisme. Vous êtes bien tombé, j'ai envie de discuter. »

Tout en s'efforçant de maintenir un semblant de discussion, elle s'allonge sur le divan en face de moi. Je n'avais pas remarqué qu'elle était pieds nus. Sa chevelure bouclée couleur châtain épousait le sol, certaines de ses mèches retombant sur ses épaules dénudées. Le motif fleuri de son kimono s'accordait à merveille avec le détail du divan. Exercice périlleux qu'est celui pour un médecin de tendre l'oreille vers une personne qu'on a l'impression de connaître depuis toujours. Je tente d'émettre un son après m'être raclé la gorge.

-« Très bien, comment vous portez-vous ? »

-« Aujourd'hui ? Comme tous les jours qui passent »

-« Pouvez-vous me dire à quoi vous pensez ? Si vous ressentez de la fatigue, du désespoir, de la haine … »

-« Je ne sais pas. Je suis fatiguée comme chacun des domestiques, le désespoir m'est souvent étranger. La haine, ça fait longtemps qu'elle fait partie intégrante de mon âme. »

-« Ce que vous traversez est difficile, un long chemin vous attend et vous devez le traverser, à votre rythme. »

-« C'est quoi, votre rythme à vous ? »

-« Mon rythme ? »

Elle tourne la tête et me fixe.

-« Ce qui vous motive à vous lever, à vous préparer. J'entends toujours cette histoire de rythme depuis le décès d'Hans et pourtant personne ne sait répondre à cette question. Je ne demande pas tant, juste qu'on m'apporte une réponse. Ca vous étonne, n'est-ce pas ? Vous vous attendiez à tomber sur une patiente désespérée, effondrée. Pour l'instant, je ne le suis pas. Venez, je vais vous montrer quelque chose. »

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