PESTBOOK 3ème partie

oliveir

Nous étions en juillet, il faisait beau et clair jusqu’à 22 heures. Les journées au bureau me semblaient interminables. Peut-être l’âge ? Avant, j’étais concentré et productif au bureau et même après mon retour chez moi. Maintenant, à 17h30, je commençais à tourner en rond, je n’avais plus envie d’entreprendre quelque chose de nouveau, je pensais aux vacances prochaines, à la retraite qui sonnerait  bientôt. Quand je regardais autour de moi, je voyais d’autres salariés non motivés qui faisaient semblant mais qui ne leurraient qu’eux-mêmes. Je serais encore aller les secouer l’année précédente mais maintenant, je laissais courir. J’avais envie de vivre. Je n’avais plus d’objectif, je savais que je ne pourrais plus mener les projets à leur terme alors tout cela m’indifférait quelque peu. Pourtant, il y aurait eu à faire. Tout réorganiser pour que chacun se sente responsable de son travail et libérer les organisateurs de leur tâche de supervision. Tout le monde serait stressé et les moins productifs partiraient d’eux-mêmes. Nous serions plus performants mais à quoi bon ! Il était trop tard.

Cela ne me déplaisait pas de pouvoir enfin m’occuper de moi, de faire des choses pour moi, d’aller où bon me semble. J’avais encore quelques belles années à vivre. Je dois avouer que cela me donnait parfois le vertige. Je ne comprends pas que Patricia soit partie à ce moment-là, nous aurions pu profiter ensemble de quelques belles années. Au prochain arrêt, lorsque je regarderai derrière moi, j’espère pouvoir me dire qu’il n’y a rien à regretter.

Cette année-là, j’ai décidé de passer mes vacances dans la maison dont j’avais hérité de ma tante, il fallait mettre un peu d’ordre et l’organiser de telle sorte que je puisse y vivre selon mes goûts. J’avais invité des amis à y passer quelques jours. Ces visites étaient une distraction pour moi, une façon de vivre plus près de personnes que je voyais par intermittence.

C’était une belle maison perdue dans la verdure, un peu loin de tout mais j’y étais attaché pour y avoir séjourné plusieurs fois dans ma jeunesse. Près de cette maison, il y avait une mare, j’y ai passé des après-midis entiers à traquer les grenouilles et parfois à en martyriser quelques-unes. Ma tante était l’unique sœur de ma mère, elle était célibataire et un peu plus âgée qu’elle. Elle était contente de nous recevoir, nous la sortions un peu de son isolement. Elle nous gâtait comme la grand-mère que nous n’avions pas eue. Elle nous gavait aussi, nous vidions les pots de confiture et mes papilles sont émoustillées au seul souvenir de l’odeur de sa cuisine. L’odeur de la crème aux œufs est pour moi associée au bonheur : il fait chaud, je viens de courir et je vais à la cave chercher la crème aux œufs, je suis saisi par la fraîcheur et les multiples odeurs du lieu. Je remonte le plat encore tiède, il y a des casse-croûte sur la table et nous les trempons dans la crème… Ma tante nous emmenait volontiers au potager cueillir des tomates, des haricots… Pour les enfants de la ville que nous étions, il y avait quelque chose de magique et de merveilleux à pouvoir manger les légumes extraits de la terre par nos propres mains. C’était la plus belle des leçons de chose, une leçon que l’on n’avait pas besoin d’apprendre et qu’on se plaisait à raconter aux copains à la récré. Ma tante élevait aussi quelques canards et nous ouvrions grand les yeux lorsqu’ils partaient à la queue leu-leu derrière leur mère pour barboter dans la mare. Chez elle, nous vivions dans un grand jardin, la vie coulait sans heurts, tout était simple.

Cette maison était une ancienne bergerie, des ouvertures avaient été percées pour laisser entrer la lumière et se mettre au goût du XIX siècle. Elle avait été creusée dans le sol, la vision du jardin était surprenante, nous voyions les choses différemment car le sol de la maison était plus bas que terre. La cuisine était la pièce principale, celle où l’on mangeait tous les jours, elle était vaste. Il y avait deux grandes chaises paillées prés du poêle installé dans la cheminée, ma tante se tenait toujours dans sa cuisine quand elle était seule. L’autre pièce au rez-de-chaussée était constamment plongée dans l’obscurité. Ma mère et ma tante aéraient largement cette pièce à notre arrivée avant d’y installer deux lits de camps pour mon frère et moi mais l’odeur imprégnait les murs de cette pièce toujours close. Sur les panneaux de bois du buffet, deux animaux sculptés dans la masse, un lièvre et un chien, s’épiaient à l’arrêt. Je les ai tant caressés que je pourrais les reconnaître au seul toucher. Tout était vieillot dans cette maison, on sentait que la ville était loin, les soubresauts du monde ne troublaient pas le tic-tac de l’horloge. L’évier en pierre noire avait dû être installé en même temps que l’abreuvoir de la bergerie, il dégageait une odeur que ma mère détestait. La table était recouverte d’une toile cirée et l’on mangeait assis sur des bancs. Ma mère reprochait à sa sœur de vivre au milieu des meubles de leurs parents. Moi, j’aimais cet évier et sur le banc nous pouvions chahuter. Dans cette maison, nous appartenions à un autre monde, un monde plus serein, plus stable… C’est un bonheur que cette maison soit restée en l’état. Les pierres sont creusées par le temps, le plancher craque sous mes pas, les portes grincent et le vent siffle entre les ardoises disjointes. Ma mère disait que les hivers devaient être longs dans cette maison. Pour moi cela ne signifiait pas rien, nous y vivions l’été, on jouait aux cartes sur la meule de pierre. Ma tante nous passait les assiettes par la fenêtre pour mettre la table, c’était génial, on n’avait pas besoin de faire le tour par la porte d’entrée. La voute ombragée d’un noyer était la plus belle salle à manger du monde.

J’étais attaché à cette maison. Patricia et moi y sommes venus plusieurs fois avec Jean. Ma tante était contente de nous accueillir, j’ai eu la chance de prendre des photos de Jean derrière les canards près de la mare. Mais ma tante a vieilli, Jean a grandi, Patricia préférait bronzer sur la plage, Jean aimait aussi faire des châteaux de sable. Nous passions parfois une semaine chez Mireille et parfois quelques week-ends prolongés. Ma belle-mère s’étonnait de nos séjours dans cet endroit si isolé.

Ce petit monde était immuable, il semblait être protégé à l’écart des autoroutes et si loin des villes… Le hameau était le seul lieu habité dans l’immensité de l’horizon, rien ne semblait justifier sa présence ici plutôt qu’ailleurs. Bien-sûr, les jeunes préféraient la ville et quand ils revenaient fleurir les tombes, les maisons étaient confiées à l’agence immobilière avant d’être cédées à des étrangers fatigués du bruit de la ville. Les volets étaient souvent clos, les chiens n’aboyaient plus, on ne voyait plus les camionnettes du boucher et du boulanger, les boîtes aux lettres étaient regroupées sur la route départementale.

 La maison de ma tante n’avait pas changé. La mode avait changé, elle était à la marche, il y avait de plus en plus de randonneurs sur les chemins et sur celui de St Jacques de Compostelle. La résurrection du chemin de Compostelle était le second miracle de Saint Jacques. Ces lieux déserts reprenaient vie après l’hiver, quelques promeneurs au printemps, en été de vraies caravanes se suivaient sur les sentiers. Des refuges avaient été ouverts ici et là pour accueillir des groupes parfois nombreux. Un semblant d’activité animait le parcours.

J’étais content de retourner sur ce lieu de mon enfance, mon programme était de ne rien faire, de me laisser-aller, de peindre, de jardiner, de lire, de me promener aussi, me raconter des histoires, m’occuper de moi, le bonheur... Je voulais être à l’écoute de moi-même… La maisonnette était isolée, ce n’était pas pour me déplaire.

 Elle ne se situait pas sur les chemins de Saint Jacques mais sur une variante. Des randonneurs empruntaient ce sentier mais c’étaient des flâneurs, ceux qui avaient le temps. J’ai appris à les reconnaitre, ils étaient moins organisés, ils marchaient en petits groupes et parfois des solitaires cheminaient sur cette route à l’écart de l’axe principal. Ils étaient moins bien équipés, ils portaient des couleurs moins voyantes et leurs sacs avaient vécu.

C’est sur la terrasse de cette maison que je passais le plus clair de mon temps. Le matin, le jardinet était ensoleillé et je me tenais volontiers à l’ombre du noyer. Certains promeneurs respectaient le silence du lieu, d’autres me souhaitaient un joyeux bonjour. Plus tard dans la journée, quelques-uns me demandaient de l’eau pour remplir leur gourde, ils en profitaient pour se reposer et nous discutions un instant. Une ou deux fois par semaine, un solitaire mangeait son casse-croûte sur la meule de pierre, je lui offrais le café. Devant cette maison passaient des randonneurs venus de tous les horizons, des promeneurs du dimanche mais aussi des baroudeurs patentés. Poussés par la curiosité, ils venaient voir nos paysages de la même façon que nos compatriotes traversaient le monde pour découvrir d’autres cieux. J’ai vu des photographes mitrailler mon jardinet, certains m’ont demandé l’autorisation de me prendre en photo en train d’écosser des haricots, un couple de japonais s’est installé sur ma balançoire pendant qu’un de leurs amis immortalisait l’évènement. Ils ont été interloqués quand je leur ai montré ma photo prise devant une pagode à Tokyo. Ils m’ont demandé si c’était bien moi, avec mon sac au dos, mon appareil photo… Ils étaient surpris qu’un homme vivant dans un endroit aussi reculé puisse s’exprimer en anglais et soit animé de la même curiosité qu’eux. Je n’avais pas vraiment l’allure d’un voyageur avec mon chapeau de paille sur la tête en train d’écosser mes haricots. Ils avaient du mal à m’imaginer dans le hall d’un aéroport. Cela semblait les décevoir aussi. 

Le hameau devait être pittoresque, des randonneurs faisaient une variante pour venir respirer sa quiétude. Un randonneur m’a révélé la présence de photos du hameau dans le gîte précédent. Le propriétaire recensait sur un panneau les plus belles balades pour inciter les randonneurs à s’aventurer hors des grands axes. Parfois des peintres plantaient leur chevalet ici ou là et entreprenaient de fixer sur leur toile l’esprit du lieu.

J’avais invité Franck, un collègue du garage à passer quelques jours dans la maison de Mireille. Cette maison n’était pas encore la mienne. Les meubles, la vaisselle… étaient ceux de Mireille. Je ne voulais pas bouleverser trop vite l’harmonie du logis, peut-être par respect pour ma tante, peut-être pour revivre mon enfance… Un mois, c’était peu pour s’approprier un lieu mais c’est long pour celui qui n’a pas un goût prononcé pour la vie en vase clos, il me fallait un peu de diversion, je ne connaissais pas mes voisins. Pour eux, j’étais le neveu de Mireille, quelques-uns, parmi les plus âgés se souvenaient de moi, ils m’avaient rencontré chez Mireille lorsque je portais des culottes courtes.

Franck arriva en début de semaine avec son épouse. Ils revenaient de la côte basque. Ils avaient navigué dans la foule du bord de mer et semblaient surpris par le calme verdoyant de la nature. Franck était un de mes plus anciens collègues de travail, pour lui aussi la retraite allait bientôt sonner. J’aimais bien ce personnage, j’appréciais le professionnel, il était animé par une vraie passion pour son métier. Il s’occupait de la logistique dans le garage et du recrutement des mécanos. Il avait eu aussi à gérer l’évolution des techniques, ce n’était pas toujours facile de savoir si nous étions ou non capables de réparer ces voitures de plus en plus électroniques, le constructeur nous inondait de nouvelles documentations techniques que Franck se plaignait de ne pas avoir le temps de les lire.

Nous mangions ensemble de temps en temps, j’appréciais sa conversation. Nous parlions des problèmes du garage, nous évitions ainsi le cloisonnement de nos activités. Nous aimions nous entretenir du monde, il analysait l’actualité de façon originale. Il avait un faible pour l’économie, il boursicotait aussi… Nous avions pris l’habitude de manger ensemble un midi tous les quinze jours. Nous suivions ainsi ce qui se passait au garage dans un autre département que celui dans lequel nous officions. Ce jour-là, il s’habillait ce jour-là un peu mieux qu’à l’ordinaire. Franck détestait le laisser-aller, il avait besoin de se promener dans son costume, il attachait de l’importance à son allure, il n’était pas du genre avachi. Franck était le maître des pièces détachées, du planning… il savait parler à ses collaborateurs et s’exprimer dans le jargon de l’atelier. Mais il savait remettre chacun à sa place et on entendait sa forte voix lorsque les choses ne tournaient pas comme il le voulait. Si un client avait à se plaindre du service, il examinait sa plainte avec rigueur mais si elle n’était pas justifiée, il savait rester ferme jusqu’au bout. Nous avons perdu quelques clients mais Franck se réjouissait de savoir ces grincheux chez nos concurrents.

Lorsque nous faisions des Journées Exceptionnelles, Robert réquisitionnait les services de tous les collaborateurs susceptibles d’accompagner les clients dans l’achat d’un véhicule. Franck endossait son costume de vendeur, il faisait plaisir à voir. Il connaissait le métier depuis le temps qu’il arpentait ce garage! Les clients dont l’automobile était la passion appréciaient de pouvoir discuter avec ce technicien hors-pair. Entre ses mains, une voiture devenait un objet exceptionnel, un concentré de technique… Les vendeurs débutants apprenaient à son contact, non pas de la technique mais une façon de présenter un rêve. Il ne voulait pas voir d’épaules penchées en avant, refusait d’entendre ces mots : petit, un peu, etc, les abréviations… et tout ce qui dévalorisait le produit. Il voulait de l’enthousiasme, des intonations ouvertes en fin de phrase. Il nous amusait mais il avait raison. « Ecoutez les gars, vous ne vendez pas des petits pois, vous vendez le plus beau rêve fabriqué en série, faites un effort, ne serait-ce que par respect pour tous ceux qui ont travaillé pour élaborer ce produit ! » Franck, c’était quelqu’un ! Robert l’avait compris et il lui avait délégué la formation-produit des vendeurs. Robert savait que Franck leur apprendrait aussi comme aborder le client. Souvent je me demandais si Franck était bien à sa place au milieu de ces voitures, il aurait pu faire un métier de représentation mais il avait une passion pour les moteurs, plus pour la technique que pour la conduite. Il prétendait que son père lui avait inculqué le virus. Très tôt, il avait mis les mains dans le cambouis, il réparait les mobylettes de ses copains. Il avait tout appris auprès de son père, il savait refaire un joint de culasse… Aujourd’hui, plus personne ne savait le faire, cela ne se faisait plus du reste, il regrettait ce temps où un mécano était à même de réparer un moteur. « Aujourd’hui, on ne répare plus, on remplace, on change les pièces avant la panne… » Il avait un peu la nostalgie de cette époque où l’on ne baissait jamais les bras, on ne refilait jamais la panne au garage central ou à l’ordinateur.

Franck et sa femme ont apprécié leur séjour chez Mireille, cela les changeait de l’agitation du bord de mer, du bruit et des sollicitations diverses. Nous vivions sans horaire, hors du bruit et de la foule. Franck voulait découvrir la région, il nous organisa des escapades dans la campagne avoisinante, nous avons suivi des chemins de grande randonnée sur lequel des pèlerins marchaient vers Saint Jacques mais nous n’étions pas animés par la ferveur des randonneurs. Nous nous sommes repliés sur notre gîte et avons profité de la terrasse ombragée pour lire et profiter à notre rythme du temps qui passe. Nous sommes allés plusieurs fois manger dans l’unique restaurant du village. Un tournoi d’échec était organisé, Franck s’y inscrit. La maison de Mireille semblait plaire à Franck et à son épouse. Au moment du départ, ils me remercièrent pour cette halte nature dans leurs vacances. Je crois que le séjour leur plut. Quand ils partirent, le silence me surprit, la solitude reprit ses droits. Je pris l’habitude d’aller au village tous les deux jours pour échanger quelques paroles avec l’un ou l’autre.

Cette maison était un point d’accroche pour les randonneurs, le muret extérieur accueillait souvent des marcheurs pour le pique-nique. J’avais parfois l’impression que la maison voyageait et que c’était les randonneurs qui étaient fixes. Il suffisait d’avancer un peu vers la rue pour rencontrer ces voyageurs venus des quatre coins de la planète. Ces marcheurs étaient contents de pouvoir échanger quelques mots avec un habitant de la région, ils parlaient volontiers de leur vie, de leur profession, de leurs enfants. Parfois je me demandais s’ils ne voyageaient pas pour se raconter eux-mêmes. Dans ce petit jardinet, je pouvais discuter avec des gens du monde entier, je rencontrais plus de personnes ici que je n’en avais rencontrées dans nombre de mes périples.

 Un matin, un randonneur s’arrêta devant mon jardinet, c’était Pierre. Ce promeneur solitaire n’en était à sa première escapade, il était avenant et d’un contact facile. Son sac aussi avait voyagé, il en sortit un morceau de pain et des fruits secs.   

  • C'est très intéressant. Le style s'affirme au fur et à mesure. Ça semble très autobiographique (ce n'est pas une critique mais une observation). Je lirai le 4 et les suivants.

    · Il y a plus de 12 ans ·
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