Petite chose

ceciel

Chapitre 1 - Roman

Suisse, 1955

Joe naquit la nuit du 1er novembre 1955 sur le parking balayé par les vents alpins d'une petite station-service suisse dont on a oublié le nom.

Son père routier et sa mère amoureuse sillonnaient depuis 2 ans déjà les routes d'Europe grâce à cet emploi qui ne leur paraissait pas plus désagréable qu'un autre.

Ni les routes au revêtement médiocre, ni les traversées incessantes de minuscules villages, ni les rencontres imprévisibles de bétail et de charrettes de jour comme de nuit, ni même les routes dangereuses et sans éclairage n'avaient eu raison de leur volonté après 24 longs mois à avaler des kilomètres sur des itinéraires transalpins cabossés et souvent périlleux.

Arrivés d'Algérie à respectivement à 22 et 18 ans, seuls et sans le sou mais le permis poids lourds militaires en poche pour lui, ils avaient déjà vécu l'un et l'autre l'abîme de l'exode, du déclassement, des mauvaises rencontres et ne se formalisaient plus depuis longtemps d'un quelconque inconfort ni d'aucune menace potentielle. Cet emploi ou un autre faisait bien l'affaire tant qu'ils avaient un abri où dormir chaque soir et quelques pièces pour manger une parfois deux fois par jour. En l'espèce la vie de routier leur donnait entière satisfaction.


Qu'elle fut enceinte pour accompagner son homme durant ces amples trajets, souvent nocturnes, ne dérangeait pas Denise, dont l'unique préoccupation semblait être cet époux fantasque et charmeur, sur lequel elle veillait de toutes ses forces. Ses grands yeux de chouette mélancolique semblaient constamment rivés sur ce précieux butin d'un mètre soixante quinze et 65 kilos de muscles au front déjà dégarni. Il avait saisi son coeur deux ans auparavant dans des circonstances secrètes jamais partagée avec quiconque, ajoutant au mystère de leur indéfectible entente confinant à la gémellité.


Denise s'accrochait désormais de toutes ces forces à ce petit bout de bonheur, s'abandonnant parfois durant de longue minutes fiévreuses à la contemplation du sourire matou de Norbert, une grimace de côté à la manière d'un Elvis Presley goguenard. Ce sourire lui faisait sauter le coeur, à Denise, et craindre le pire aussi. A chaque fois qu'il étirait son beau visage de la sorte, cela vibrait en elle, Denise sentait venir les ennuis.


Mais la folie qu'il créait en elle, la passion douloureuse d'avoir remporté ce grand prix, l'apsorbait toute entière, et elle repoussait les doutes et le froid, se sentant chanceuse d'être aimée et de vivre la grande aventure. Elle n'était pas plus bête qu'une autre, avait grandi en écoutant Piaf chanter Mon légionnaire mais elle savait reléguer comme personne, au plus loin en elle les remous de son âme pour se concentrer sur un fait : Norbert était là, avec elle, et ensemble ils exploraient le monde.


L'enfant n'était pas un souci, elle y pensait à peine, tout à son bonheur d'être à lui, et lui à elle.


Joe naquit donc sans préparation aucune de sa mère primoparturiente, le jour des morts de 1955.

Cette année-là, comme l'aurait raconté Claude François qui n'avait pas encore quitté l'Egypte à l'époque, fut l'année du départ de Mendès-France de la tête du gouvernement Français et celle de la poursuite de la flambée décolonisatrice à travers le monde. Le mercredi 2 novembre, le monde s'en moquait bien mais Joe avait déjà quelques heures et sa naissance était au fond le fruit de ce que l'on appelait pudiquement alors les événements d'Algérie.


Cette jour-là, au bord d'une station-service suisse, dans une cabine de camion grand confort pour l'époque, une Berliet GL dotée d'un siège baquet réglable et d'un plafonnier électrique mais sans chauffage ni direction assistée, Denise parvint à écarter les cuisses assez grand pour laisser passer l'enfant qui vint au monde. Après quelques faibles vagissements, Joe s'endormit mollement, déjà consciente sans doute de l'indifférence profonde du monde à son égard, de l'inanité de son existence et finalement de la nécessité immédiate de se faire toute petite.


Norbert et Denise débattirent brièvement et convinrent qu'il n'était pas opportun de signaler cette naissance en Suisse, étant tous deux citoyens français. Ils dormirent donc quelques heures puis reprirent la route au petit matin jusqu'à Chamonix, première ville française sur leur trajet retour, où Norbert alla maladroitement déclarer la naissance de sa fille à l'hôtel de ville qui ouvrait à 8h30.

Il avait espéré un fils, ils l'auraient appelé Joel. Elle était venue femelle, elle s'appellerait Joan, comme cette vamp de Joan Crawford qui le faisait bander comme un fou. Elle avait un sacré caractère l'actrice; une fille avec un nom comme celui-ci saurait faire danser les hommes et abattre le travail de 3 gaillards. Il n'avait pas eu son Joel mais il aurait sa Joe.


Denise, qui avait espéré l'appeler Maryline, se tut lorsqu'il lui présenta à son retour le procès-verbal mentionnant le prénom choisi. Elle demanda simplement à Norbert comment les gens en France allaient bien pouvoir prononcer ce prénom exotique que nul ne connaissait. “Ben, Joe … c'est facile lui répondit-il. Et puis si ça leur plaît pas, on ira vivre en Amérique !”.

Cette réponse, c'était tout Norbert. Et Denise adorait cela.


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