Pierre

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Elle m'a dit « Pierre, fais donc le bilan de ta vie » et a quitté la table. Elle l'a dit, sans gentillesse ou si peu que je n'ai su que lui répondre. Nous venions de parler des prochaines vacances, j'avais préparé un café pour moi, un thé pour elle, grillé un peu du pain d'hier, sorti le beurre à l'avance… 

J'avais l'impression en me levant ce matin que la lumière serait propice à la clarté des sentiments. 

Eh bien oui ! Qu'est-ce qui est clair en fin de compte ? 

Si encore elle avait proposé « Faisons un bilan de notre vie commune », j'aurai pu envisager cela comme un voyage que nous ferions ensemble, comme une feuille blanche. Que nous remplirions de concert…

Une colonne à droite « + », une colonne à gauche « — »

Nous marcherions en zigzagant un peu d'un côté, un pas de l'autre, croiserions nos chemins pour remonter, ou redescendre,  quelques degrés.

A cette heure chacun remplit sa propre page ses propres listes, imaginant ce que l'autre dira, ce que l'autre dirait s'il y avait accès.

J'énumère mentalement les entrées positives et pour chacune ce qu'elle va pouvoir faire pour me contrer. Un sentiment de lassitude m'accable jusqu'au moment où j'entends démarrer la voiture. Elle est partie.

Voilà longtemps que je n'ai pas été seul dans la maison. Seul, sait-elle seulement ce que cela veut dire. Quand je lui demande de me laisser seul elle va dans la pièce d'à côté et allume la télé ou l'ordinateur. Elle n'a jamais fermé la porte correctement, et cette maison occupée par nous deux se remplit alors de personnages bruyants et volubiles. Donc je me lève et je le fais, je ferme, discrètement, sans bruit et sans reproche.

Mon bureau profite à cette heure encore matinale d'un soleil qui entre en tendresse jusqu'à mon fauteuil. Il est d'une tiédeur charnelle pour m'accueillir. Mes mains caressent les accoudoirs avec une volupté décuplée de silence. L'ordinateur n'attend qu'un ordre pour m'obéir mais… La ramette de papier crème légèrement vergé m'invite à la réalité. Je repousse le clavier comme en m'excusant, « Nous verrons plus tard » lui dis-je en confidence.

Quelques stylos à pointe fine, tentent de se placer mais ce crayon à la gomme perdue, d'une modestie émouvante avec sa pointe émoussée gagne la partie. Je le saisis, le soupèse, teste son équilibre et l'engage d'une verticale nerveuse sur la première feuille.

Voici mes deux colonnes ! 

« Chien » je l'écris à gauche, je suçote le crayon, le goût de la petite couronne de métal m'agace les dents. Sois honnête me dis-je et je l'écris aussi dans la seconde colonne. Bien. Il faut développer. Qui le sort, qui le lave, qui fait cuire son repas, qui le véto, qui qui qui… C'est moi qui ai creusé pour l'enterrer au fond du jardin. Je le note à + ou à — ?

Je raye, je gribouille, si je pouvais je gommerais mais justement…

Je pourrais prendre une autre feuille… Non, essayons encore — avec un pluriel de majesté ce sera plus facile — une concertation avec moi-même, voilà où j'en suis…

Deuxième entrée : Enfant(s) un peu à droite, un peu à gauche. Allez mon bonhomme un peu de créativité : ENF à + ANT à — et pour ce qui est de la parenthèse je laisse l'espace entre ces deux petits arcs vide, pour plus tard peut-être. 

Il y a huit ans, juste avant son anniversaire, nous avions abordé le sujet des enfants, directement au pluriel. Elle en avait fait son sujet. Mon livre n'avait pas été publié j'attendais la rencontre avec l'éditeur, j'étais angoissé de tout, de demain, d'après demain et aussi d'hier. Avais-je pris la bonne route ? 

Elle avait le temps bien sûr mais si je voulais bien considérer que avec enfant(s) la vie serait plus simple, plus gaie, plus, bien plus vivante ! Je n'ai jamais osé le lui dire mais cette foutue parenthèse me terrifiait. Quelques semaines plus tard je lui ai offert pour ses trente ans, un chien… Elle était contente. Sa mère a dit « Il est mignon, d'ailleurs les enfants aiment jouer avec un chien. Vous y avez pensé aux enfants ? »

Elle, elle ne prenait pas de gant, directement un pluriel, Je n'ai rien dit. Marie lui a répondu « on y pense ». Moi, j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour que l'on cesse d'y penser, d'en parler même.

Le livre est sorti, un bon succès, plusieurs retirages, un contrat solide avec un éditeur renommé, des rentrées d'argent régulières, des interview, des articles, des photos de moi avec son chien assis à mes pieds dans ce bureau à cette heure du matin qui est si agréable. Plusieurs romans. Bientôt un prix ? Puis cette journaliste qui a son tour m'a posé la questions « Et les enfants ? ». 

Marie a lu l'article « Portrait » dans Libé la semaine suivante. 


Je dessine à partir de la colonne (—) une ribambelle de petits bonshommes schématiques qui se tiennent par la main pour passer d'une colonne à l'autre et qui reviennent à leur point de départ pour repartir vers le (+) et y finir leur course. Voilà une belle farandole pour un joli pluriel non ? 

Crayon entre les dents je farfouille dans le tiroir du bureau pour trouver l'appointe-crayon car tous ces personnages l'ont usé jusqu'au bois. Quelques tours et le revoilà prêt pour cette aventure introspective. Ces petits pantins méritent bien quelques chevelures, des vêtements et des chaussures, de petites robes imprimées de fleurs pour certaines, des shorts pour d'autres, de petits cols, et pour celui-ci un pansement en croix pour soigner une écorchure, celle-là porte des lunettes, des tresses avec des rubans… Si j'avais des crayons de couleurs…

Il est déjà midi ? Marie viendra-t-elle déjeuner à la maison ? Je n'ai rien préparé mais une petite salade et du jambon avec le pain d'hier au grille-pain, des radis et du beurre. Je vais aller chercher deux tomates au jardin…

J'en oublie ma liste. La table est mise. L'odeur poivré du basilic, le léger brûlé du pain, le rose délicat des radis surmontés d'un frisotis de feuilles vert clair… Tout est prêt !  Pour Elle !

Quand nous aurons fini de manger je lui en parlerai de ma liste… Quand elle aura mangé. Je trouve qu'en ce moment elle manque d'appétit, j'aurais dû prévoir un dessert. Il est encore temps d'aller chercher quelques fraises, j'aurais pu y penser avant. Cinq, les plus belles, rien que pour elle.

La porte claque à cause du courant d'air.

Marie s'assied. Elle semble fatiguée et triste, peut-être la mort du chien ?

« Veux-tu un petit verre de vin avec tes fraises ? » lui dis-je avec prévenance.

Elle me regarde comme si la cuisine était envahie par des extraterrestres dont je serais le chef, puis, ouf, enfin, son rire éclate si clair qu'il redonne des couleurs à ses joues. 

« Du vin ? Mais tu es fou, j'attends un enfant ! »


Pour la liste intitulée « le bilan de ma vie », je vais attendre encore un peu.

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