Plastique blague
genads
Qui n’avait jamais rêvé de se réveiller dans la peau d’un autre, pourvu d’une nouvelle identité et de démarrer une nouvelle vie ? Chaque matin, Apollinaire Jardin rêvait de devenir une autre personne. Il se rêvait en James bond, en pirate, en homme politique, en chef d’entreprise et même en danseuse de revue. En plein délire schizophrénique, il s’imprégnait totalement du caractère des personnalités qu’il s’imaginait être. Il copiait leurs mimiques, leur façon de se mouvoir, leur regard, leur style… Homme ou femme, peu importait. Il regardait toutes les émissions télévisées « Ils ont changé de vie », littéralement assailli par la frustration et l’amertume. Car la jalousie et l’envie le rongeaient jusqu’aux tréfonds de son être. Il voulait une vie qu’il pourrait s’inventer. Il rebâtirait son passé, se créerait une nouvelle famille, un passé fait d’aventures, d’exploits. Il voulait tout effacer : ses souvenirs d’enfant humilié à l’école, de vilain petit canard dans sa famille, de collègue que l’on évitait et isolait au travail. Etait-ce pour cela qu’il avait choisi de devenir infirmier dans le domaine de la chirurgie plastique ? Pour voir les gens changer ? Car changer de physique n’était-il pas le meilleur moyen de devenir une nouvelle personne ? Chaque jour défilaient des patients pour de nouveaux seins, de nouveaux nez, des liposucions abdominales…Après tout, la chirurgie esthétique n’était-elle pas faite pour réparer les blessures de l’enfance et les ravages du regard de la société sur soi ?
Chaque jour, les changements opérés sur les patients nourrissaient l’envie grandissante d’Appolinaire Jardin de se créer son nouveau Moi. La laideur en avait fait un être vile et cynique. Il rêvait qu’on se retournât sur lui. Il voulait exister, avoir un physique, un caractère. Dans notre société où le poids des apparences est tel que l’image est prédominante, il fallait qu’Appolinaire Jardin renaisse d’abord par là. Jusqu’au jour où il vit arriver une femme d’une grande beauté…La perversité enfouie d’Appollinaire Jardin se réveilla. Il en riait déjà d’avance. Cette femme parfaite n’avait pas besoin de changer de vie. Elle était belle, elle était riche, elle était aimée, désirée et avait une famille. En résumé, tout ce sur quoi il fantasmait.
Et c’est là qu’Apollinaire jardin rit comme il n’avait jamais ri. Il pensa qu’il était temps de s’amuser. Qu’arriverait-il à des personnes qui changeraient de vie sans l’avoir décidé ? Arriveraient-elles à vivre dans leur nouvelle peau ? Appolinaire voyait cette mauvaise blague presque comme un cadeau. Il était décidé. S’il ne parvenait pas à changer de vie lui, il serait si drôle de changer celles des d’autres ! Sa blague le ravissait d’avance. Il s’arrangea un soir pour échanger deux dossiers. Son bonheur atteignit son apogée une semaine plus tard quand il entendit le cri. Un cri retentissant qui exprimait ce que lui avait toujours ressenti depuis toujours. Un cri de détresse et de souffrance. Et pour la première fois de sa vie, Appolinaire Jardin se sentit en paix, heureux. Mieux que vivre dans la peau d’une autre personne, il venait de créer une autre personne. C’était son œuvre d’art. Quand il approcha du lit, il constata avec stupeur que la très jolie femme avait le nez refait, les pommettes rebombées et les seins refaits, alors qu’elle venait juste pour ses oreilles décollées. Le cri que poussa Appolinaire en retour fut un cri de grâce, d’émerveillement, d’enchantement.
D’une blague de mauvais goût, un nouveau monstre était né.