Poilcourt-Sydney ou Quand l'essence de la matière devient matière des sens

koss-ultane

                                                 Poilcourt-Sydney ou Quand l’essence de la matière devient matière des sens

     On ne se méfie jamais assez des mardi et des pédés, fussent-ils en début de semaine ou à quatre pattes.

     Madame veuve Cupré-Frain, une vieille originale qui faisait de la récupération avec un peu tout, se tricotait un pull en poil de chien. Son Kiki, malheureusement décédé récemment et dont elle avait recyclé la dépouille comme à son habitude, vivait encore sous ses doigts gourds et mécaniques. Une large pelote, cinquante pour cent laine cinquante pour cent Kiki, tournait lentement sur elle-même, empalée sur un cou de poulet pétrifié. Les deux aiguilles, en réalité des os de seiche limés et élimés, voletaient sans jamais se toucher. L’idée lui en était venu parce que, jusqu’à la fin, Kiki avait gardé sa belle livrée rousse. Ce n’était pas le premier animal rouquin à partager son existence, son mari Fulgence dont les fémurs aidaient à tenir le grillage du poulailler excepté, un gros chat replet du nom de Mâmine l’avait accompagné un bout de vie dans les années quatre-vingts. Elle s’en était fait des moufles malgré la piètre qualité du pelage du greffier chasseur. Entre les abat-jour en peau d’époux, les volets en chandails, le fil à linge en boyau de chat et les cendriers en feuilles de choux vernies, Dame Cupré-Frain souffrait de varices dans leur forme la plus singulière. Elle était néanmoins la Poilcourtoise la plus à la pointe du développement durable, fut-il de lapin. Elle serait sans doute revenue en grâce auprès de ses concitoyens pour cette même raison si elle avait été plus amène. Mais depuis soixante et onze ans qu’elle vivait en quasi autarcie, elle ne savait plus comment intégrer la donnée humaine dans une équation de vie journalière. Sa petite maison et son grand jardin à l’écart sur la route de Vouzier, elle avait toujours eu pour éducation et inclination naturelle de se débrouiller par elle-même pour tout. Ayant tenu, des décennies durant, le registre d’insémination artificielle bovine pour le canton et le standard à domicile qui va avec, elle n’avait jamais eu à sortir de son quant à soi et à se mêler aux autres pour vivre. Un potager et un verger, des réserves en conserves pour un siège, du terrain pour les pas et des souvenirs pour l’esprit, la vie complète n’avait aucunement besoin de surplus superflu. Une moitié bien vite disparue, un époux, plus âgé qu’elle de vingt ans, non mobilisable pour avoir égaré son avant-bras droit lors de la première peignée générale, ce brave Fulgence n’en était pas moins mort en première ligne puisque Ardennais décharné et jardinier acharné. Un coup de bêche, le jour des vingt-deux ans de sa Lise, née Vidangeur, sur le nez d’une forme oblongue à demie déterrée, un matin de quarante-deux, lui dévissa la tête pour le compte, sans trop abîmer l’enveloppe et son contenu à la plus grand joie de sa jeune veuve qui recycla bien vite cet ancien marchand de cycles. Les poignées de placards en rotules, le pot à bougie en crâne parcellaire de mari et la main courante de l’escalier qui montait au premier en tibias et péronés, la vieillesse, c’est pas drôle tous les jours vous savez, c’est comme-ci elle n’était point séparée de son Fulgence, elle sentait encore partout sa présence. Mais ce dont elle était la plus fière parce que le plus ardu à faire, c’était ses pieds de lampes en vertèbres. Les grosses pour la lampe du salon, à côté du poste récepteur télé aquarium, et les petites pour sa lampe de chevet à la tête de son lit en calandre de Panhard sertie de grilles de regards d’écoulement des eaux. Le tout verni. Elle vernissait tout. Faut dire que le jour de sa mort, son mari, qui était un peu débrouillard et beaucoup contrebandier, venait de toucher un lot en dépôt dans son garage de vernis belgo-flamand mais néanmoins couvrant. Rebaptisé “Le vernis de Zuydcoote, le seul qui ait la cote !” sur l’emballage bidon et les instructions d’usage en néerlandais toujours traumatisant pour qui aime l’harmonie des couleurs et des sons. Et puis elle en aimait bien l’odeur et cela débarrassait efficacement des insectes. Le bassin, quant à lui, servait de suspensoir à torchons au-dessus de “l’évier-baril”. Le bassin pelvien s’entend. Rien n’était à jeter, tout était compost, combustible ou réinventé en fonction des besoins ressentis par la bricoleuse ermite. A quatre-vingt-treize ans, elle avait encore bon pied bon œil la Lise Vidangeur, veuve Cupré-Frain, et venait de compléter dans la semaine son jeu de solitaire en os de pieds avec les débris d’un oiseau qu’elle avait abattu avec son lance-pierre clavicules et chambre à air. En ce mardi, elle s’apprêtait à aller cueillir les pissenlits dont elle était si friande sur l’étroit talus qui séparait la départementale neuf-cent-vingt-cinq de son pavillon sans étendard. Son seul contact journalier fortuit pouvait être le facteur, si elle se trouvait dans le rachitique jardin qui donnait sur la route devant la maison, ou l’épicier ambulant qui passait une fois la semaine et auquel elle achetait ou non le peu qui ne poussait pas en son rayon d’action. La différence qu’elle manifestait sans le vouloir ni même le savoir d’avec les autres grand-mères était qu’elle ne demandait jamais rien à propos des Poilcourtois et Poilcourtoises. Elle était aussi économe en propos qu’en argent. Les bribes d’échanges gravitaient toujours autour de conversions d’anciens Francs en nouveaux puis de nouveaux en Euro. Ainsi tournait le petit monde de Lise depuis bientôt un siècle. La mode avait beau être aux gros chiens, après son petit roux Kiki, elle ne se sentait plus la force de s’occuper d’un compagnon à quatre pattes en plus de soigner ses bêtes pondeuses ou rongeuses aux sexualités débridées.

     La seule chose qui détonna lorsque l’on visita l’endroit fut de constater que la boîte aux lettres était une… boîte aux lettres ordinaire, ni crâne de buffle ni cage thoracique de Fulgence, juste un boîte, concession à la normalité concernant la seule partie de l’antre à bout touchant du reste du monde, loin de son royaume et de ses restes et accommodations.

     Son panier en sarment de vigne au bras elle sortit sur le bord de la route et commença sa traque. Le devant de la maison était bien vide maintenant que Kiki n’était plus là pour courir le long du grillage et japper après les véhicules. Son chemin de ronde commençait même à disparaître sous les herbes folles. Elle eut une ultime pensée pour le fait qu’il était désormais inutile de tirer le portail derrière elle. Plus rien n’y personne ne pouvait s’en échapper. Elle fit quelques pas avant de trouver un premier “soleil frisé” comme son créatif mari défunt appelait les pissenlits. Elle salivait à l’avance de la salade goûteuse qu’elle allait se faire lorsque l’effroyable fait-divers survint. Des véhicules auxquels elle n’accordait aucun regard la frôlaient ou la klaxonnaient parfois. Mais jamais on n’aurait pu croire qu’une telle chose puisse arriver. Une moissonneuse-batteuse, qui prenait toute la chaussée et un peu plus, la dérangea dans sa quête matinale mais ce fut au retour que l’agriculteur fut pris de malaise en découvrant l’horrible et besogneux spectacle. Les cent-cinquante habitants de la commune de Poilcourt-Sydney, joyau de la vallée de la Retourne, en furent tous tout… chamboulés lorsque “l’Aisne irritée”, petit échotier communiste locale et néanmoins voisin, se fendit d’un article sous le bandeau et en première page avec photos et croquis pédagogiques à l’appui ayant pour titre racoleur “Kiki for ever”.

     Quelle sinistre inauguration pour son ultime pull tricoté roux qui la boudinait un peu !

     Au pied d’un Vacoa des montagnes, pétrifié car verni, loin de son île natale de la Réunion, l’ouvrage à poil laineux à demi déchiqueté et mâchouillé encore sur le dos, la vieillarde avait esquivé l’engin agricole mais s’était faite sodomiser jusqu’au trépas sur le bas-côté de la route par un rottweiler en rut qui connaissait très bien kiki qui l’est mort.

     Vacoa des montagnes ou pandanus montanus selon sa latine dénomination, certains vous diront que tout est signe dans la vie et qu’il suffit de vouloir les déchiffrer et de savoir les interpréter, c’est faux. Ce sont les mêmes qui répètent à l’envie que la réalité dépasse souvent la fiction. C’est tout aussi inexact. La réalité dépasse l’idée qu’ils se font ce qui peut être fictif, nuance. Sinon, pour ce qui est de la récup’, c’est bien, j’ai toujours été pour. D’ailleurs, je récupère sitôt que je le peux.

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