Point zéro des routes de France, Paris.
osilvestre
Parvis de Notre-Dame, trois heures du matin. L’air est doux en cette nuit d’avril. Le ciel est couvert, aucun espoir d’apercevoir la moindre étoile ou un petit bout de lune. Le calme relatif de la nuit règne sur cette partie de Paris.
Lucie traverse d’un pas vif le petit pont qui enjambe le bras de la Seine et longe la cathédrale en direction de l’Hôtel de Ville. Elle vient de finir son service dans l’un des restaurants bars touristiques de la rive gauche. Elle a hâte de prendre sa douche et de se coucher. Soudain le ciel nuageux s’entrouvre. La lune ronde, pleine apparaît. Sa lueur blafarde fait briller sur le sol le médaillon doré du kilomètre zéro. Lucie ralentit son pas, change de direction et s’arrête à côté de l’octogone de bronze.
Elle est seule à cette heure-ci, uniquement surveillée par les statues de Notre Dame, sous le regard protecteur de l’archange Gabriel qui se détache à l’arrière de l’imposante façade. Elle hésite, s’accroupit. Elle caresse de sa main droite le métal doux et froid du médaillon enchâssé dans les pavés tièdes et rugueux du parvis. Elle se décide, avance d’un pas. Elle est debout, bien droite, pieds joints, le corps tourné vers la cathédrale, les mains le long du corps. Elle se tient sur le point zéro des routes de France, sur le point névralgique des chemins possibles, sur l’alpha des cartes routières, le nombril du monde à découvrir et redécouvrir sans cesse.
Elle ferme les yeux. Comme son père le lui a enseigné, elle laisse son esprit vagabonder. « Tu veux aller où ma chérie ? D’ici tout est possible. Donne-moi, le nom d’une ville et on y est, plus vite que le vent ». Et elle prend la nationale 14, direction le Havre. Elle laisse derrière elle la porte de Clignancourt, la grisaille, les petits pavillons de banlieue et se propulse à travers le Vexin. Après Rouen, les images des villages normands défilent, les bocages se succèdent et avec eux, la lumière douce de la campagne, les parfums des pommiers en fleur, les tintements épars des cloches des vaches. Enfin elle atteint la mer. Et elle, toute seule sur cette étendue de sable, bercée par le bruit régulier des vagues. Et elle, toute seule, sur l’immense parvis de Notre Dame, écoutant le ronron de la circulation automobile le long des quais. Quand elle rouvre les yeux, elle a encore l’odeur d’iode dans les narines, les cheveux ébouriffés par la brise marine.
Son père lui disait aussi : « quand tu t’arrêtes sur le kilomètre zéro, ma chérie, eh bien tu es sûre d’y revenir un jour. Car, sur cette rose des vents, se trouve le point d’équilibre de la France, le centre géodésique des possibles ». Lucie essaie de se remémorer la dernière fois où elle s’était arrêtée avec son père. Elle devait avoir onze ou douze ans, pas plus. Cette fois-là, ils étaient pressés, son père devant se rendre à l’Hôtel-Dieu tout proche. Elle avait dû insister pour qu’ils patientent avant de pouvoir accéder au médaillon en bronze caché sous les pieds d’un groupe de touristes. Cette fois-là, elle n’avait pu seulement stationner que quelques secondes sur le kilomètre zéro. Cette fois-là, elle en est certaine, son père a sacrifié au rituel. Il n’a pas touché le point zéro, il a oublié de faire un vœu. Cette fois-là, c’était aussi en avril mais il faisait froid. Son père avait le visage fatigué, la barbe mal taillée et piquante, les yeux boursouflés. Cette fois-là, elle n’a pas eu le temps de désigner une ville où ils pourraient aller, tirée à la hâte par son père vers l’hôpital où il était déjà en retard. Mais elle se souvient très bien des heures passées avec lui dans la salle d’attente lugubre et glaciale. Cette fois-là, fut celle de la dernière promenade, main dans la main avec son père. La dernière avant la confirmation de la maladie, les séjours répétés dans le « secteur gris » de l’Hôtel-Dieu, les mines graves des médecins, les sourires forcés des infirmières, les pleurs silencieux de sa mère et la petite pluie fine qui la transperçait au cimetière, le jour de l’enterrement.
Un coup de klaxon long, impatient d’un camion se détache du bourdonnement sourd de la nuit. Un son proche de celui d’une corne de brume de bateau. Mais Lucie n’est pas au port du Havre avec son père. Elle est sur le parvis de Notre Dame, seule, submergée par ses souvenirs. Elle observe une dernière fois l’archange, puis le médaillon en bronze sur le sol. Elle sent le goût salé de ses larmes sur ses lèvres, un goût bien différent de celui des embruns des côtes normandes ressentis quelques minutes auparavant. Elle sèche ses yeux d’un revers de la main et reprend lentement sa marche vers son appartement sans un regard pour l’Hôtel-Dieu.