Points de fuite
palamas
- Pourquoi pas, tu as de quoi payer ?
- Non, monsieur, mais je vous aiderai dans les passages compliqués, à deux, ce sera plus facile.
Le commerçant libanais se prend le menton dans les mains et jauge le jeune homme, robuste, les épaules carrées, les muscles des bras saillants. Novembre, c’est la saison des pluies, il n’a pas tort, la piste sera noyée par endroits, lacérée d’ornières profondes. Entre Franceville et Libreville, il devra parcourir plus de six-cents kilomètres, pas de tout repos. Lui-même a hésité à prendre la route seul, mais il doit absolument convoyer la marchandise vers la capitale avant la fin de la semaine. Le commanditaire attend les précieux masques gabonais, les sagaies et tout un attirail qu’il a acheté dans les villages reculés du plateau Batéké. S’il tarde à livrer, le Français renoncera. Il se tournera vers des rivaux de Libreville et acceptera de payer plus cher des articles équivalents. Adieu la transaction, sa plus belle affaire de l’année.
La proposition du métis tombe à pic. Le commerçant résiste pour la forme.
- Quel âge as-tu ?
- 18 ans, monsieur.
- Sûr ? Si tu es mineur, je risque des ennuis.
Le candidat au voyage sort un papier. Il vient d’avoir 18 ans. Le Libanais grommelle. Il se doute que l’autre ne peut pas avoir déjà le permis.
- Tu sais conduire ?
- Oui, le père François m’a appris, je fais souvent les courses pour la mission catholique. Vous voulez que je vous montre ?
Les cloches de l’église proche ponctuent la déclaration de douze coups. Bachir y discerne un signe, le ciel lui envoie un renfort indispensable.
- C’est bon, je t’attends demain matin à 7 heures, un seul sac, la Toyota sera pleine à ras-bord.
- D’accord, monsieur, à demain !
Le vent souffle sur la rue principale de Franceville. Des bas-côtés en latérite s’élèvent des flots de poussière rouge. Romaric plisse les yeux et courbe la tête. Il a bien fait d’interpeler au hasard le marchand qui chargeait son véhicule. La chance lui a souri. Depuis deux mois, l’idée d’abandonner le Haut-Ogooué lui trotte dans la tête. Cap sur Libreville, la capitale et, ensuite, si Dieu le veut, la France, le pays de cocagne, le pays de toutes les espérances, le pays de son père, enfin, peut-être.
Il réfléchit à la meilleure manière d’occuper les vingt-quatre heures qui le séparent de l’envol, l’adieu à la terre natale, où il a passé la première partie de son existence, entre le village de sa mère et le chef lieu de la province. Il filera en douce, sans prévenir personne. De Libreville, il enverra un mot à l’oncle Luc, qui l’héberge à Poto-poto, depuis qu’il a rejoint Franceville pour étudier au collège, puis au lycée. Luc préviendra Léonie, sa sœur. Elle approuvera. Le gamin lui a échappé tôt. Dès la conception, sans doute. Un métis né à Onguia, au fin fond de la brousse, d’un père non officiellement identifié, aspirerait à parcourir le monde. C’était écrit. Et elle soupirera, en implorant les ancêtres et les esprits, qu’ils le préservent puisqu’ils l’ont voulu. Elle n’avait rien demandé. Voilà ce que fera Léonie, il le sait, résignée, comme à son habitude.
- Romaric, tu viens au match, ce soir ?
C’est Lucien, un camarade de terminale, au lycée d’Etat. Ils ont passé et obtenu le bac en août. Lucien étudie désormais à la faculté de pharmacie de Libreville. Son père dirige la subdivision des travaux publics. Il a les moyens de payer les études du rejeton.
Pas la mère de Romaric, ni son oncle, ni les cousins d’Onguia. Aucun n’a fait son trou, n’a conquis une de ces places enviées qui permettent d’irriguer la famille. Alors, le garçon peut déjà s’estimer heureux d’avoir décroché un diplôme, le premier de son village dans ce cas. Lucien le tire de sa rêverie.
- L’équipe joue bien en ce moment, ils méritent leur place. Alors, tu nous rejoindras ?
Le club local, le Nguen’Asuku Football Club, vient de remonter en division nationale à l’issue de la précédente saison. Mais, désormais, les exploits des sportifs importent peu à Romaric. Il a d’autres projets.
- Non, je dois faire l’inventaire avec mon oncle.
Une bonne excuse. Tout le monde sait que Luc tient un boui-boui à Poto-poto. L’inventaire ne doit pas exiger beaucoup de temps. Pour l’essentiel, la boutique propose des bouteilles de bière, la « Regab », et des cuisses ou des ailerons de poulet, agrémentés de bananes plantains ou de racines de manioc. L’ami n’insiste pas. Il ne va pas gâcher ses quelques jours de vacances en palabres inutiles et s’éloigne, déçu.
Enfin seul, Romaric songe à ce qu’il doit faire dans l’après-midi, tant de choses avant de plonger dans l’aventure, l’inconnu, le rêve d’ailleurs. Pas une minute à perdre. Des lieux et des personnes à voir, vite et une plus que toute autre : Kala Kali.
A cette heure, elle n’a pas terminé sa pause. Il court à l’hôtel Poubara, où la jeune femme travaille. Après l’esplanade de la préfecture, il s’engage à petites foulées sur les trottoirs de la quatre-voies qui dévale au bas de la colline et maintient l’allure pendant deux kilomètres, le moment idéal pour préparer la rencontre. Kala-Kali s’attend à tout, sauf à l’annonce d’un départ brutal, imprévu, hostile. Il cherche l’inspiration. Elle doit comprendre que ce n’est pas une trahison. Il reviendra, un jour, pour elle, mais aujourd’hui, il doit saisir l’opportunité, tourner la page, mener une quête inscrite dans ses gênes, s’extraire du cocon rassurant de l’enfance.
Synopsis
Partie qui se déroule au Gabon : la beauté d’un pays extraordinaire, les espérances du jeune homme
Romaric dit adieu à sa petite amie, Kala-Kali et retourne dans l’après-midi sur les principaux lieux qui ont compté pour lui, à Franceville. Le soir, il retrouve la boutique de son oncle dans le quartier populaire de Poto-poto, fouille ses maigres reliques et emporte deux photos, l’une où il est à côté de sa mère, à Onguia et l’autre avec Kala Kali.
Le lendemain, il part avec Bachir, le commerçant libanais, pour un long trajet à bord du 4/4 quatre chargé à ras-bord. Ils passent dans différents villages et s’arrêtent à la fin du premier jour à Lambaréné.
A Lambaréné, Bachir donne quartier libre à Romaric pendant une journée. Le jeune homme se rend à l’hôpital du docteur Schweitzer où travaille une tante d’Onguia. C’est une infirmière qui a passé quelques années en France. Il lui confie son rêve : aller en France et retrouver son père. Sa mère a toujours refusé de lui dire quoi que ce soit sur son géniteur. Mais Romaric révèle à l’infirmière qu’il a surpris deux mois plus tôt une conversation entre sa mère et une autre femme, au cours d’un séjour effectué à Onguia. L’autre femme l’interrogeait : « Et le beau Didier, va savoir où il est maintenant ». Sa mère répondait « Sûrement en France, à soigner les malades, comme il nous a soignées » ; Et l’autre relançait : « Pour nous avoir soignées, il nous a soignées, surtout toi ! Comme le petit lui ressemble, il a exactement les yeux de son père ! « . « Et le front » a ajouté sa mère. Et les deux femmes ont ri bruyamment.
Depuis, ce jour, Romaric s’est fixé un but : retrouver le géniteur qui les a abandonnés. Après avoir surpris la conversation de sa mère, Il a grappillé quelques informations à droite à gauche et est arrivé à la conclusion qu’il s’agit d’un médecin, prénommé Didier, qui a travaillé aux Service des Grandes endémies de Franceville en 1994. C’était un coopérant (VSN). Il effectuait des tournées de vaccination en brousse et c’est lors d’une de ses tournées qu’il a rencontré sa mère.
Le voyage se poursuit vers Libreville, avec son lot d’incidents. Enfin, ils arrivent à bon port.
Romaric se rend chez des personnes d’Onguia, qui l’hébergent dans un des bidonvilles qui fleurissent à la périphérie de la capitale. Il cherche un moyen d’aller en France, tout en survivant d’expédients. C’est l’occasion de décrire ses galères et ses amours dans la cité gabonaise. Comme il est invariablement attiré par les Blancs, il finit par croiser la route de la femme d’un expatrié et, grâce à elle, il parvient à obtenir un visa « étudiant » et à réunir les fonds pour acheter un billet d’avion pour Paris.
Partie qui se déroule en France : le choc des cultures, la fin des illusions
La deuxième partie du roman décrit le choc des cultures éprouvé par le jeune homme, qui poursuit malgré ses difficultés la recherche de son père.
Son père est un chirurgien doté d’une certaine notoriété. Romaric finit par l’identifier parce qu’un jour, le gars passe à la télé pour promouvoir un bouquin qu’il vient d’écrire sur la chirurgie du foie et les opérations de pointe qu’il mène à l’hôpital de la Salpêtrière. A la question « Quelles ont été vos meilleures années », il répond « l’année passée au service des grandes Endémies », en 1994, à Franceville. Comme il se prénomme Didier, il n’y a pas de doute pour Romaric, surtout qu’il lui ressemble, c’est du moins ce que dit la fille à côté de lui ce soir-là.
Romaric approche la demeure du chirurgien, constate son existence établie avec femme et enfants et hésite à lui dire la vérité. Un jour, il le rencontre sous un prétexte futile (ex : recueillir de l’argent pour une œuvre caritative) mais n’ose pas lui dire les raisons de la rencontre.
Dans son existence instable, Romaric a contracté une maladie du foie, admettons une hépatite. Un jour, il a une crise en pleine rue. On l’évacue vers la Salpêtrière. Son père l’opère, sans savoir que c’est son fils. Ensuite, les infirmières restent à son chevet mais il meurt. Le chirurgien revient au bloc.
Le bouquin se termine par le dialogue entre une infirmière du bloc et le chirurgien célèbre, qui lui confie que, par hasard, il a rencontré le jeune homme quelques jours plus tôt.
- C’est étrange, il vous ressemble, le regard surtout, et aussi le front.
- Ah ? Est-ce qu’il a dit quelque chose avant de mourir.
- Oui, « Léonie ».
Léonie ? Il n’a jamais entendu parler de Léonie. Il descend, une image lui revient en tête, une image du Gabon.
Et un visage, ou plutôt un corps, un corps ferme, jeune, des seins lourds, un beau visage, à Onguia, lors d’une tournée, une fille qu’on lui avait offerte en remerciement. Léonie.
Et, d’un coup, il comprend.