Le destin de la citrouille

rafflesia

Le destin de la citrouille

Ce matin je vais comme d’habitude trier mes légumes : il en faut tout de même beaucoup pour sentir sa place dans l’humanité en étant chargée du rayon « alimentaires » dans une grande surface. Cela m’a pris quelques années, mais je suis fière de dire que j’y suis arrivée.

Soudain, un potiron attire mon attention : il est tellement rond et orange que l’envie me prend de l’emporter à la maison pour l’entailler et le mettre devant la porte, dans l’espoir d’attirer une sorcière - ou mieux, un sorcier - dont le balai se serait trompé de chemin.

J’envoie un texto rigolo à ce sujet à Lina, ma meilleure amie, qui me répond d’arrêter de m’enticher des citrouilles et me rappelle notre rendez-vous de la soirée.

L’idée de me déguiser en Harry Potter pour la fête d’Halloween m’amuse: j’ai toujours adoré me glisser dans la peau des hommes. Ils ne comprennent pas la chance qu’ils ont. Prends mon frère: toujours à se plaindre, alors que papa vient de lui acheter la Golf GTI qu’il ne pourra jamais se payer. Bien évidemment, Monsieur ne va pas s’abaisser à ramasser les haricots verts au supermarché comme l’idiote de sa sœur ; mais en attendant le « travail de rêve », il se lève tous les jours à midi et gueule sur maman si sa chemise n’est pas repassée.

Je m’arrête devant la somptueuse arborescence d’un céleri blanc et m’essuie le coin de l’œil. Ce sera la dernière sortie avec Lina, qui vient de décrocher un poste de traductrice au Grand-Duché de Luxembourg et s’envolera dès demain au pays des princes – ou plutôt des grands-ducs - charmants, car que peut-on trouver d’autre dans un pays affublé d’un nom pareil?

Je ne me souviens plus du jour exact où Lina a débarqué dans ma vie. Il faisait un temps magnifique – cela devait être début octobre, un de ces jours qui font penser que la Sicile est une terre bénie des dieux – et nous attendions que notre maîtresse, mademoiselle Sara, commence l’appel du matin.

L’enfant inconnue apparue dans l’encadrement de la porte était épaisse et grande – autant que ma meilleure amie de l’époque, Marina, la plus grande de la classe jusqu’à ce moment-là. Ses yeux sombres nous dévisageaient derrière des lunettes démodées à la monture noire. Mademoiselle nous la présenta sans chichis: « Voici Lina, qui vient de déménager dans le quartier » et ajouta, en se tournant vers moi :

- Carmen, je compte sur toi pour l’accueillir comme il se doit.

Je rougis de plaisir à cette marque d’estime de la maîtresse, et m’empressai d’inviter Lina à s’asseoir à côté de moi : nous avions de vénérables bancs à deux places en bois foncé, meurtris par des générations d’écoliers assoiffés d’éternité.

Je suis d’un naturel sociable et enjoué, comme mon chef écrit tous les ans dans mon rapport d’évaluation, ce fut donc sans effort que je m’intéressai à la nouvelle venue...

La soirée bat son plein, et nous avons déjà plusieurs verres d’un robuste Nero d’Avola dans le nez quand Lina me regarde d’une façon que je déteste, à la fois amie et grande sœur, et déclame :

- Alors c’est entendu, tu viens avec moi.

Je me caresse le menton, trop pointu à mon goût, et objecte :

- J’aimerais, mais je ne peux pas laisser tomber mes parents.

- Ah bon ? Après tout ce qu’ils t’ont fait ?

Un regard déçu accompagne cette phrase inévitable, qui inflige l’énième blessure à mon amour propre.

J’ose relever le défi :

- Tu ne peux pas comprendre, ta situation est tellement différente !

Mensonge. Je sais bien qu’en plus d’avoir le même prénom (Carmen et Lina, soit le pile et face de Carmela), nos vies se ressemblent comme deux spaghettis. Mais je n’ai pas pu résister à la tentation de dire une bêtise dans l’espoir de lui faire partager mon sentiment de culpabilité.

Raté. Comme toujours avec elle. Je ne connais personne d’autre qui s’aime autant et trouve bien tout ce qu’elle fait.

-       Si tu le dis - conclut-elle, en haussant les épaules.

Le regard accroché à la boule disco, je compte et recompte toutes les actions qu’il me faudrait accomplir pour quitter Palerme.

****

- J’avoue que je ne croyais plus que tu viendrais - me dit Lina, en baissant les volets en PVC de l’aparthotel qu’elle a réservé pour se donner le temps de trouver un logement convenable en ville.

- Moi non plus – je lui réponds en riant, pendant que j’ouvre tous les tiroirs de la cuisine.

- Mais que fais-tu ? – me demande-t-elle, intriguée.

- Ben... comment on fera à manger, s’ils n’ont même pas prévu de planche à couper ?

- Oh, ne t’en fais pas pour ça, nous allons au resto, c’est un grand jour pour toutes les deux et ça se fête !

A vrai dire, j’ai un nœud à la gorge qui m’empêche d’avoir faim. Les images d’une scène vieille d’une dizaine d’années me reviennent à l’esprit.

Ce soir là, quand Lina avait déboulé dans la voiture, elle était ébranlée : elle tremblait, et son regard était devenu sombre comme la tempête. « Ton père ? » je risquai, presque sûre de faire bingo.

- Il m’a obligée à me laver la figure et enlever la minijupe. Je le déteste ! – siffla-t-elle entre les dents.

Un contentement coupable avait envahi mes fossettes : mon père était un salaud, mais j’aurais pu sortir nue dans la rue sans qu’il lève le sourcil.

Entre temps, Lina se contorsionnait sur la banquette arrière : elle brandit triomphante le pantalon droit imposé par son père et réapparut en minijupe. « Bravo ! » j’applaudis, sincèrement admirative. Je ne lui connaissais pas ce côté rebelle.

- Et maintenant, le maquillage ! – exulta mon amie, en dessinant de périlleuses volutes de mascara tout le long de la route sinueuse qui nous conduisait à Monreale.

- Ainsi finissent les despotes – ponctuai-je avec une expression savante peinte sur le visage.

C’étaient les moments où j’étais sûre que nous pourrions conquérir le monde à deux.

- Alors, prête ? – me lance Lina, toute rouge dans son ensemble de choc : bottes, jean moulant pailleté, veste et protège-oreilles couleur de rubis. C’est une belle femme, rien à dire. Et quinze centimètres plus grande que moi.

Le seul point sur lequel je ne pourrai jamais la dépasser.

 

 

Synopsis

Introduction : Carmen est responsable du rayon de fruits et légumes dans un supermarché de Palerme ; Lina, sa meilleure amie, est sur le point de partir pour Luxembourg, où elle a décroché un poste de traductrice. Pour la dernière fois, Lina propose à Carmen de tenter l’aventure avec elle; contre toute attente, Carmen accepte.

Premier chapitre : les deux amies se retrouvent dans la froide capitale du Grand-Duché au début de novembre. Lina commence à travailler le 16 du mois, elle a donc le temps de chercher un appartement à louer et d’aider Carmen à s’inscrire à une agence d’intérim (Sofitex). Discussion sur le paiement du loyer, où Lina affirme que Carmen est son invitée. Carmen a honte de vivre à ses crochets, lui fait donc promettre de lui laisser payer sa part dès qu’elle trouvera un boulot.

Deuxième chapitre : début du travail pour Lina (les couloirs blêmes du bâtiment Jean Monnet, les portes fermées, le silence, mais également certains collègues sympathiques et attentionnés) et pour Carmen (un resto italien d’où elle se fait tout de suite éjecter pour avoir fait une remarque sur le manque d’hygiène). Les deux filles philosophent; soirée de blues.

Troisième chapitre : elles vont voir Amores perros, Lina est révoltée par l’histoire, alors que Carmen est fascinée. Entre temps, elle a été embauchée dans l’un des restaurants à la mode de Luxembourg, le « Cendrillon ». C’est dur, mais elle aime bien et commence à se faire à sa nouvelle vie.

Quatrième chapitre : les deux amies retournent en Sicile pour les fêtes de fin d’année. Cela se passe très mal pour Carmen, accusée d’avoir lâché un emploi « sûr » pour se retrouver simple intérimaire dans un pays inconnu, alors que la famille de Lina est fière de sa réussite professionnelle.

Cinquième chapitre : de retour à Luxembourg, Carmen tombe amoureuse de Stig, un musicien danois. Elle traverse une période très difficile, le type se révélant égocentrique et fantasque. Elle découvrira bientôt qu’il se tâte au sujet de ses préférences, et il finira par choisir l’homosexualité.

Sixième chapitre : de son côté, Lina s’entiche de Wilhelm, un employé de banque allemand. Carmen n’est pas ravie de sa présence à la maison, étant très conservatrice au sujet des relations entre les deux sexes. Lina défend sa virginité jusqu’à ce que Wilhelm ne doive s’absenter pour des problèmes de santé de son père, qui se trouve à Munich. Prête à tout, Lina le prie de revenir, mais il temporise. Lina, exaspérée, le quitte, contre l’avis de son amie qui a fini par l’accepter.

Septième chapitre : Au travail, Carmen s’affirme, alors que Lina commence à s’ennuyer. Elle rencontre par hasard Andrew, qui lui fait la cour sans y paraître. Elle en tombe amoureuse.

Huitième chapitre : Carmen conteste l’omniprésence d’Andrew aux côtés de Lina. Lors d’une querelle entre les deux amies, Andrew propose à Lina d’aller vivre avec lui, ce que Lina accepte, laissant Carmen seule dans l’appartement.

Neuvième chapitre : Carmen rentre à Pâques, alors que Lina préfère partir en voyage avec son copain. A Palerme ça jase ferme sur le dos de Lina, puisqu’elle n’a pas donné d’explications au sujet de son absence. Par faiblesse et jalousie, Carmen trahit le secret de son amie. Les parents de Lina exigent qu’elle revienne en Sicile pour se justifier. Lina refuse. Le supermarché donne un ultimatum à Carmen : soit elle reprend son poste, soit elle est licenciée.

Dixième chapitre : Nous retrouvons Carmen devant ses légumes. Lina et Andrew ont décidé de se marier ; au travail, l’un des directeurs, qui a remarqué les qualités professionnelles de Lina, lui propose de devenir son assistante. Les parents de Lina annoncent qu’ils ne feront pas le déplacement pour le mariage. Carmen décline aussi l’invitation de Lina et s’installe définitivement à Palerme. Désormais seule l’écriture lui permettra de fuir la grisaille quotidienne.



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