Portrait de Madame Bernheim - Je suis photographe

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Texte inspiré du tableau de Félix Vallotton Portrait de Madame Bernheim

Je suis photographe. Oui, à l’heure des photos numériques, des webcams, des GoPro, vous vous dîtes : à quoi ça sert ? Comment vit-il ? Et bien je vivote. Le plus clair de mon temps je fais les photos d’identité. Les vieux qui ne font pas confiance au Photomaton ou les obsédés du détail qui pensent qu’un photographe peut faire diminuer un gros nez ou effacer un bouton, sont mes clients.

Ah et je fais les mariages. J’adore. C’est très intime ces photos, on en apprend beaucoup. Même si c’est posé, exagéré, orchestré. Le marié qui se tient plus près de sa mère que de sa nouvelle épouse par exemple, ou les échanges de regards entre les témoins. Mais ce que je préfère c’est prendre les photos pendant la soirée, quand les hommes dénouent la cravate et les femmes laissent tomber les talons. Saisir ces moments de mouvements relâchés quand les gens mangent, rient ou dansent.

Mais aujourd’hui, rien de tout ça, je m’apprête à faire une chose devenue rare pour un photographe de nos jours, tirer un portrait. Un vrai j’entends, car les photos d’identité ne sont qu’une radio du visage : on doit y montrer que tout est là, les yeux, le nez, la bouche, les fameux « signes particuliers » du passeport. Là c’est différent. J’ai reçu hier un appel d’une dame, me demandant de venir chez elle. Elle souhaitait se faire faire un portrait photographique, qu’elle pourrait ensuite accrocher ou offrir.

Alors je grimpe les escaliers qui mènent à son appartement, en traînant mon matériel, je réfléchis déjà à la lumière, l’angle, et surtout à sa tête à elle. Car pour moi, les plus belles photos sont celles où le visage du modèle nous inspire. C’est souvent en voyant un visage que je décide de la pose, de la couleur, de l’objectif. M’y voilà. Je sonne. Rien. Je re-sonne. Une vieille dame m’ouvre.

Cheveux gris relevés en chignon, nez large, petits yeux, robe de chambre avec col en fourrure. Je dis « vieille » par commodité car en réalité je suis incapable de lui donner un âge tant ses yeux pétillants d’excitation lui illuminent le visage.

«  - Bonjour Monsieur, je suis très contente que vous ayez accepté de venir.

- C’est normal Madame, répondis-je poliment.

- Je préférais que vous veniez ici pour me prendre en photo chez moi, cela me paraît plus…moi ! ».

Je la suis dans un long couloir qui débouche sur une grande pièce, le salon. Elle m’explique qu’elle aimerait que je fasse son portrait ici – elle s’exprime comme si j’étais peintre – et qu’elle poserait là. Je m’installe et lui demande quel arrière-plan elle préfère. Elle réfléchit un instant et s’assoit à la table qui doit lui servir de bureau. « Ici, me dit-elle, et vous pourriez prendre en même temps un bout de la table, c’est une table que j’ai héritée de mon grand-père vous savez ». Installation du projecteur, orientation de l’objectif. Elle prend la pose. Mais au moment du fameux « clic-clac » - ce bruitage est vraiment surfait – elle se relève brusquement, faisant virevolter des feuilles et une pochette noire. Le tout tombe à terre pendant que le froufrou de sa robe emplit l’espace.

«  - Cela ne me plaît pas, dit-elle d’un air décidé.

- Que préférez-vous Madame ? demandai-je surpris de sa vivacité. Elle hésite.

- Là ! s’écrit-elle en désignant le mur où est accroché un portrait peint. C’est un portrait de mon père, vous pourriez l’avoir en arrière-plan ? 

- Bien sûr. »

Je transporte tout de l’autre côté de la pièce. Elle m’attend sagement, debout et impatiente devant son tableau, son grand sourire la fait ressembler à une petite fille. Je lui demande de reculer, la guide, vérifie la lumière et… « Non ! Ce n’est pas bon ! ». Je relève la tête et elle secoue la sienne de droite à gauche, tout en agitant les bras. Elle ne se rend pas compte qu’elle a heurté le tableau qui se balance maintenant au bout de son clou.

Nous avons ensuite essayé trois ou quatre autres emplacements dans le salon, mais à chaque fois, à la dernière minute, elle s’agitait, mal à l’aise et changeait de place brusquement, engendrant la chute d’objets, le déplacement de chaises. Le salon ressemblait à un champ de bataille. Elle était touchante dans sa recherche de la photo parfaite et son envie était tellement communicative que je n’étais même pas fatigué, ou agacé. Cela faisait maintenant 3 heures tout de même que j’étais là, et les seules photos que j’avais étaient floues.

Après une énième tentative devant d’autres tableaux – qui eux-aussi ont fini penchés – elle s’assoit, abattue, sur le bord d’un fauteuil dépareillé. Elle jette un regard autour d’elle et dit en soupirant « J’avais pourtant tout rangé, je suis si maladroite… ».

Et là, devant son air contrit, son sourire fatigué, ses yeux vifs, ses mains serrées, le salon sens dessus-dessous derrière, je sais que je tiens mon portrait. D’un geste vif je décroche l’appareil de son support, m’installe devant elle et avant que son étonnement ne transparaisse sur son visage… clic-clac.

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