LA CHAINE DE LA LOGE 28
Sylviane Blineau
LA CHAINE DE LA LOGE 28
(d'après le tableau » »LA LOGE DE THEATRE
LE MONSIEUR ET LA DAME.. ».)
Je suis triangle charbonneux, relégué hors lumières, tout au fond de la loge. Forme épaisse, en à plats de nuit utilisés une fois encore pour la mise en valeur de l' « autre ».
L'autre : triangle jaune. Du citron, du canari, cette brusque diagonale divisant l'espace.
Mais voilà, nous sommes inséparables ! Notre contraste sans concession devient nécessité absolue puisque, de chaque côté de la rambarde en bois, nous existons pour pimenter le tableau.
Eux, les personnages, sont également indissociables.
L'homme : visage sévère, cheveux noirs, sanglé dans une stricte redingote. Assis à l'arrière pour mieux la surveiller, tel un vautour guettant sa proie.
Elle : regard craintif, étonnée de se retrouver là, au théâtre, dans cette loge. Elle s'y sent étrangère avec ce drôle de bibi sur la tête, tout de sombre vêtue, si ce n'est une petite main gantée de blanc accrochée au rebord de la loge.
D'où elle vient, mon Dieu, l'on vit en cheveux. Oh, une bien petite vie, rythmée par les étranglements gris du quotidien. Mais une vie malgré tout.
A ses treize ans tout juste, fini le temps de l'école, les kilomètres de route par tous les temps, en sabots, la pauvre pitance du midi, l'invariable croûton de pain accompagné d'une moitié d'oignon ou d'une lamelle de lard. Et le soir, vite, vite à la maison pour aider La Mère à torcher les petits.
Fini. En route pour travailler à la ville...
Ce matin-là, il a été gentil le nouveau client. Braver un froid glacé, six étages à monter, jambes chancelantes, pour livrer ses bouteilles de vin ! Il a examiné Emma puis, d'un regard triste, le portrait d'une dame âgée, son épouse certainement. Il a soupiré et tiré de la grosse armoire en chêne un châle mauve qu'il a mis doucement sur ses épaules gelées. Si intimidée, elle n'a su que balbutier trois mots pour remercier.
La semaine suivante, il lui a glissé une piécette dans la main. Elle en a rougi jusqu'aux oreilles... » Comment tu t'appelles ? Ah, Emma ! C'est joli Emma. Sauve-toi vite maintenant, sinon... »
Sinon quoi se dit Emma ? Déflorée dans l'arrière-boutique par le frère de son gros rougeaud de patron, elle sait déjà tout ce qu'il faut savoir, croit-elle .
Semaines sans fin. Livraisons dans les étages. Trimer du matin au soir et jamais un mot plus haut que l'autre...
Le monsieur triste est venu à la boutique, s'est enfermé dans le bureau poussiéreux du patron et ça a duré longtemps. Lorsque les deux hommes ont ouvert la porte, ils lui ont demandé de venir jusqu'à eux. Ils ont tout arrangé sans elle. C'est ainsi que, son maigre baluchon au bras, Emma a emménagé dans l'appartement du sixième étage. Plutôt, on l'y a déposée, comme une chose...Elle venait de changer de propriétaire, tout simplement, sans formalités.
Des semaines, elle est restée enfermée. Maussade, inerte. Impossible de rassembler deux idées cohérentes. Le monsieur disait « tu me remercieras, Emma ! Je vais faire de toi une véritable femme. Tu seras ma princesse, rien qu'à moi. Rien qu'à moi, tu entends, Emma ? »
Emma ne sait pas. Elle ne sait plus. Les journées passent lentement au rythme feutré de cette nouvelle vie au sein de la grande ville. Dehors, sur le boulevard, des automobiles croisent des fiacres dans un grand brouhaha. Elle se contente d'observer à la fenêtre, pâle et fermée. Le monsieur, lui, se délecte au salon ; sa bedaine affalée sur le velours cramoisi, il lit le journal. Il a déjà en tête la leçon de choses dont il sera ce soir-même le maître et, de temps à autre, caresse sa barbe en souriant.
Le jour tant redouté est arrivé. Après des semaines de réclusion, Emma doit affronter le monde au bras du monsieur, comme si elle était sa dame ! Le regard effaré, la tête engoncée dans un chapeau porteur de mystère, elle domine la foule pépiante. Pour capter les lumières, elle s'installe juste en haut du triangle jaune. Lui, dans l'ombre du triangle anthracite, la surveille du coin de l'oeil.
La loge 28 a été réservée pour eux seuls.
Alors, tranquillement, il sort de sa poche une longue chaîne.
Il s'agenouille devant une Emma éberluée, ajuste l'entrave à sa cheville gauche, puis à son poignet et revient s'asseoir à l'arrière, comme un montreur d'ours.