Quitte ta copine (journal de Georges B. chap.2 )

Giorgio Buitoni

Nos pieds clapotent dans les flaques glacées de la grande place du marché de Noël et emportent nos corps courbés sous la pluie au milieu du parfum sucré des pommes d'amour, des vapeurs piquantes de vin chauds et de tartiflette réchauffés dans des grandes cuves en métal. Nous nous frayons un chemin parmi la foule dense et enragée, armée de sac contenant des paquets aux couleurs métallisées. Les cadeaux pour Pépé, Maman, Papa, le fiston, le frangin. Oh ! Encore une cravate.

Joyeux Noël.

-« T'es un connard, Georges ! ».

Amélie écrase son poing contre mon épaule. Ça me fait un mal de chien, mais je ne bronche pas. Après tout, je suis un connard, effectivement. Mais d'habitude, je déserte la relation avant qu'elles ne s'en aperçoivent. Je pars avec honneur en leur laissant l'illusion d'être sorti un moment avec un chouette type. 

« Je crois que je suis inapte au bonheur, c'est tout,je dis. Je fais tout foirer.

- Arrête de croire à la légende des gens heureux, Georges ! Tout le monde est dans la même merde, tes petite préoccupations nombrilistes ne sont pas le fruit unique et précieux de ton cerveau cramé par la came. Si tu t'intéressais un peu aux autres, tu le saurais. »

Nous ralentissons l'allure, freinés par la foule affolée, ivre de dépenses.  

« T'as raison, je devrais partir vivre dans les bois, je n'apporte rien de bon à personne. »

Elle fait halte, bousculant un gamin en anorak. Le gosse chute et laisse tomber sa barbe à papa sur le sol détrempé.

« Fuir ? Mais il n'y a plus « d'ailleurs » non plus Georges ! Réveille-toi ! C'est fini le mythe de l'île déserte et des paradis bibliques vierges de toute civilisation. Où que tu sois, on t'observe, on écoute jusqu'au flux et reflux de l'air dans tes poumons. Où, veux-tu te cacher ? Nous avons perdu Georges ! »

A bout de souffle et à court de salive, Amélie inspire, déglutit péniblement, puis reprends d'une voix de cartoon hystérique :

- Bientôt, les populations nées avant le téléphone portable disparaitront, et il n'y aura plus personne pour regretter le monde d'avant. Nous sommes des dinosaures de trente ans. Tu as vu ces tarés à Palo Alto qui ne jurent que par la greffe de zizis bioniques et l'épandage de leur esprit malade sur les autoroutes numériques ? Ils parlent d'installer des puces sur ces putains d'arbres, et ces putains de pylônes. Comment crois-tu t'échapper ? Tout est compté, géo-localisé, classifié. Un jour, c'est un platane qui te balancera à l'administration si tu ne payes pas ton troisième tiers.

Ses yeux s'emplissent de larmes, et elle essuie le coin de sa joue d'un revers de main rageur.

« Tarés ! Tarés ! Oui, nous avons perdu Georges. Il nous faut l'accepter et faire de notre mieux. Beaucoup de ces p'tits cons se battront, feront sauter des bus, préféreront s'immoler par le feu plutôt que d'être séparés de leur mobile ou de leur tablette espion. Fuis si tu veux, mais tôt ou tard un drone te retrouvera et dispersera ton corps à coup de missile.

Mais quel rapport avec notre rupture, bordel ?  

Elle approche son visage lisse et mouillé  tout près du mien, vibrante de colère. Des mèches de cheveux trempés balafrent son front, et brièvement je mesure en elle toute la rage accumulée, la  frustration  ravalée. Tu te réveilles un jour, tu as vingt-neuf ans, un gamin dans les pattes, et un crédit sur le dos, et tu te demandes ou sont passées les promesses faites par tes parents et la publicité. La grande maison, les jolies robes, le beau prince, l'amour éternel sur fond de carte postale : envolés. Échec ! Échec ! Crie ton cerveau. Tu te souviens de ce matin de Noël maudit ou tu vis ton père déposer lui-même tes cadeaux au pied du sapin. Et tu comprends que le reste de ta vie ressemblera à ce moment  là.  

Amélie dit :

- le rapport c'est que je ne veux pas vivre cette merde toute  seule, Georges ! La chair c'est tout ce qui nous reste.  Alors baisons devant les caméras de Big Brother qu'il puisse au moins se branler devant son écran.

Je peine à entendre la suite, les lèvres cerises d'Amélie remuent sur l'air de Gingle Bell diffusé à plein volume par le stand de cochonnailles derrière nous, et l'ensemble fait penser à un  mauvais playback d'une chanson québécoise.

« Tu t'agrippes à une bouée crevée, Amélie, choisi un avocat ou un médecin, bordel! »

J'ignore si elle a entendu, elle presse un instant son index sur mon torse comme le canon d'un Remington, puis renonce à toute réponse, et s'enfonce finalement dans la foule. Son imperméable disparait bientôt derrière une procession de parapluies dégoulinants.    

J'erre quelques minutes au milieu des baraquements de bois du marché de Noël - Ces cabanons ridicules entre la cabine de chiotte et le chalet savoyard- Et je la retrouve accoudée au stand de vin chaud, un gobelet en plastique blanc à la main. A mon approche, elle tourne le dos.

« Casse-toi, s'te plait, Georges.

- Comment peux-tu boire ça ? Cette vinasse pue comme une horde de clochards confinée dans un wagon de métro.

- Ta gueule, Georges. T'as pensé à Lenny ? »

Non, je n'ai pas pensé à Lenny. J'ai pensé à toi me brisant le cœur, un jour prochain; j'ai préféré anticiper.

Nous levons les yeux sur le gigantesque sapin, hachuré par l'averse, trônant au milieu de la place. Sur les façades repeintes au pot d'échappement clignotent des guirlandes aux couleurs de berlingots. Je me souviens de l'époque où mes yeux s'embuaient à la simple prononciation du mot : « Noël ».

« Il t'adore, tu sais ça ? »

Elle siffle la fin du gobelet d'une traite.

« Ouais, n'empêche que tu me supplies de me cacher dans la chambre lorsque ton ex passe le chercher pour le weekend.» 

Amélie tente de me jeter au visage le contenu de son gobelet, heureusement vide, lorsqu'un grand balèze  au cou de taureau, se plante derrière elle. Serré dans ses bras, je reconnais le gamin en anorak de tout à l'heure. Le type demande au petit : c'est elle ?  Le môme hoche la tête, puis resserre son étreinte. Suivant mon regard, Amélie fronce les sourcils et se retourne. Le type dit :

- C'est toi qui bouscule mon fils ?

Il renifle, genre wu-tang-clan, Amélie tripote son gobelet vide genre je-m'en-fout-je-suis-une-fille-tu-n'oseras-pas, moi je regrette de ne pas porter mes Adidas Superstar  aux pieds, au cas où il faudrait courir ; genre trouillard.

« T'es qui connard ? »

Demande Amélie avec le ton détaché de quelqu'un qui commande un menu au KFC.

Le gamin quitte les bras du papa-costaud, partout la foule aveugle et endettée réclame Noël, carte bleue et chèques cadeaux en poche, et rien d'autre ne compte. Le mec attrape Amélie par le col de son imper. Ma langue devient plâtreuse et mon cœur pique une pointe à cent quarante quand  une voix surgit de nulle part, grave comme le brame d'un cerf, lance :

- La touche pas connard!

Et alors quoi ?

Ça m'est venu comme ça. Un reste d'humanité, la culpabilité, des souvenirs lointains de Dirty Harry,  je ne sais pas.

Et puis tout se passe très vite, la gravité est un truc formidable, vous êtes debout, et la seconde d'après vous vous retrouvez étendu le cul dans une flaque, évanoui. Lorsque je rouvre les yeux, je suis allongé sur le pavé, les cheveux mouillés d'Amélie dégouttent sur mes joues, et tout autour de son visage le ciel est noir comme l'enfer.

« Georges ? »

Aïe !

« Georges ? Putain Georges, réponds moi ! Mais bordel pourquoi t'as fait ça ? »

C'est tout le problème de ma foutue éducation, elle m'oblige à jouer les chevaliers blanc, mais m'interdit de marcher sur la gueule de mes collègues pour réussir. En prime, la haut dans le ciel un satellite américain filme toute la scène en haute définition,  me voila la risée de toute la NSA.

« Tu saignes... »

Elle tire un kleenex de son sac à main et  passe le coin du mouchoir sur ma lèvre inférieure. Je ferme les paupières, je les rouvre... le monde est toujours là. Amélie est penchée sur moi, Sinatra chante gingle bell. Ceci est le moment le plus romantique de mon existence.

« Tu te prends pour Clint Eastwood ou quoi ?

- Ça ne change rien à notre rupture, je dis, avec la diction d'un mec qui mastique un marshmallow.» 

Des dizaines de pieds frôlent mon corps engourdi et foulent le bitume, indifférents. Amélie sourit et glisse une main sur ma joue.

« Non, ça ne change rien, t'es quand même un connard, Georges. »

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