Poussière d'aiguilles
Eric Descamps
Poussière d'aiguilles
Qui acceptera?
Vous voici donc, aiguilles de granit qui jaillissent vers le ciel.
Vous voici donc ces tant aimées que je hais.
Vous êtes fières dans le soleil naissant, et votre couleur chaude est trompeuse. Là-haut, là où je vais pour toi mon aimé, il gèle à pierre fendre.
Nous sommes loin d'être seuls dans la benne. Tu es serré contre moi, je te sens dans mon dos. Je me raidis un peu. Si je me retourne je ne verrai qu'un alpiniste de plus et je n'y tiens pas. Je me sens si étrangère à cette ambiance. Face à ces conversations de conquérants je pense à toutes ces nuits où je m'endormais avec toi dans mon dos, où tes bras m'entouraient et me protégeaient. Nuits de chaleur de douceur de tendresse qui jamais ne se sont taries. Tes mains qui m'ont toujours aimé et que je n'ai jamais voulu voir gantées.
Merveilleuses mains que les tiennes. J'ai compris peu à peu ce que signifiaient nos massages, nos longues conversations au lit, où elles tournoyaient sur ma peau même si nous parlions beaucoup, ce que signifiaient nos merveilleux câlins. J'ai compris que chaque déclinaison de notre gestuelle intime était ta manière d'exprimer ce que tu ressentais pour moi. J'ai appris à aimer l'idée selon laquelle il y avait plus de « je t'aime » dans tes mains sur mon visage lorsque nous faisons l'amour qu'il n'y en aurait jamais sur tes lèvres.
Tout comme il y avait plus d'amour dans une rose venant de toi que dans un bouquet offert par qui que ce soit d'autre.
Et tu m'as tellement bien fait l'amour. Ce n'était jamais comme une drogue, mais il y avait toutefois un peu de cela: j'avais ce besoin cette envie ce désir d'être prisonnière de tes bras d'être vulnérable et protégée en même temps. Au-delà du plaisir il y avait l'harmonie: je sentais mon corps résonner contre le tien, c'était d'une extraordinaire simplicité, mais maintenant que nous atteignons notre but, glacial et mécanique, je ne vois plus que la gare d'arrivée, accrochée au granit.
Et le vide au-dessous de nous.
Comment as-tu pu aimer ce monde vertical, minéral et froid, et ce vertige qui me prend le ventre à l'instant? Je descends de cette benne pleine d'alpinistes. Je te sens derrière moi, bien assuré au milieu des tintements des mousquetons, piolets, broches et autres objets de métal, carbone, kevlar, gore-tex, polar, que sais-je encore, dont tout ce petit monde se pare avant d'aller se greffer à Mère Nature et gratter ses excroissances.
Voici le début de la pente. Une arête de neige à suivre comme un funambule sa corde. Tu restes derrière moi comme la fois précédente, et puisque nous descendons... Tu m'assures.
Si on peut dire, car cette fois-ci la corde ne se tendra pas. Je ne trébucherai pas.
Et nous voici déjà en pente douce en direction du glacier du Géant. Ces noms aussi je les ai trop entendus. Tacul, Maudit, Grépont, Cosmiques, pourquoi pas « Cornofulgur » ou « Astéro-Hache »? Mon Dieu comme je déteste votre vocabulaire.
Et notre intimité faisait en sorte que tu m'entretenais de toutes ces « courses » avec les noms et les expressions qui s'y associaient, comme si j'y étais initiée... Non mon bel amour, je ne connaissais pas Goldorak personnellement, et encore moins le nom du type qui a enchaîné les quatorze sommets de plus de huit mille mètres de la Terre en moins de temps qu'il ne faut pour le blablabla...
Moi mon bel alpiniste je voulais juste le revoir au plus vite, mais ça c'était difficile à envisager, n'est-ce pas? A de rares exceptions près, aucune femme ne pouvait rivaliser avec « ça »...
Heureusement pour toi que jamais je ne t'ai senti « là-haut » lorsque nous faisions l'amour. Je t'aurais tué. Plus sûrement que si tu avais eu une maîtresse à forme humaine.
Oui j'en veux plus à la montagne qu'à toutes mes sœurs de cette planète, et j'entends lui réclamer tout le temps que nous n'avons pas eu. Mais je n'aurai rien car c'est une sans-pitié.
Tout ce temps où je t'aurais fait l'amour, sans fin, jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ton épuisement, tout ce temps que je n'ai pas eu à te convaincre de me faire un bébé.
Cette petite âme d'enfant que j'ai tant espérée, que je n'ai pas eue, et que je n'aurai pas de toi.
Nous arrivons au glacier. Je m'approche de cette crevasse béante comme si ton doigt s'était dressé par-dessus mon épaule droite et me l'avait désignée.
J'ai froid.
Je me plonge dans mes souvenirs de chaleur pour avancer encore, pour m'approcher lentement de la bouche grande ouverte sur des reflets bleus.
Ils ont du mal à revenir mes souvenirs, mais ils reviennent tellement je les appelle. J'entends la mer et je fais la sieste. C'est à ce point agréable que j'en oublie l'univers blanc et froid autour de moi, que j'en oublie mon sac que je fais glisser de mon dos, et que je ne te vois même pas. Je ferme les yeux et...
...et tes mains sont sur mes hanches.
C'est magique. Tu posais toujours tes mains là où je les attendais sans vraiment en être consciente. C'était un peu comme un jeu. A chaque fois je feignais la surprise, à chaque fois j'étais aussitôt ravie. Parfois je me disais que tes mains étaient distinctes de toi, que tu les laissais errer sur moi alors que le reste de ton corps se préparait en silence à me donner le doux plaisir.
Et j'attendais patiemment ce moment. Tout comme la dernière fois où je t'ai attendu, de retour de montagne. Tu m'avais appelée pour me dire combien tu étais fier d'avoir été au sommet de l'aiguille Verte, ta « première course vraiment difficile », et tu disais que tu volais à ma rencontre, que tu m'aimais à chaque fois plus intensément, au retour de chaque ascension.
Et c'est vrai que tu revenais toujours plus attentionné et doux, fort aussi dans nos retrouvailles, j'aimais ton corps durci par la montagne, et j'aimais l'amour que nous faisions à ton retour, il me comblait de tout ce manque de toi, apaisait la jalousie que j'avais nourrie au fil de ton absence, et je me donnais à toi comme jamais.
Je suis au bord de cette crevasse car tu me l'as demandé, mon aimé qui est juste à mes côtés, et je pleure la tendresse que nous n'avons pas partagée à ce retour-là. J'avais mis ma robe d'été bleue, celle qui compte trente boutons. Juste pour qu'après avoir roulé comme un fou, tu t'arrêtes face à mon défi à moi, celui de me déshabiller avec une infinie lenteur. De me caresser comme tu le fais si tendrement pendant que moi, je découvre les petites blessures que la protogine chamoniarde a laissées sur le dos de tes mains, parfois sur le bas des jambes.
J'avais mis cette robe d'été et j'attendais de l'entendre tomber pour me laisser aimer comme jamais tu ne m'aurais aimée.
J'aurais été ta prisonnière et j'aurais joui de tout ton poids sur moi, j'aurais attendu ta délivrance comme on prie, je l'aurais accueillie comme on triomphe.
C'était compter sans ce camion qui a déchiré notre désir. Et te voici en cendres, là où tu voulais, mon aimé. Et je verse les cendres de ton corps dans cette crevasse qui cet hiver se refermera, et je quitte cet endroit que je ne reverrai pas avant le matin où, fatiguée de ma vie creuse de toi, je descendrai ici au fond de la bouche bleue, et m'endormirai à tes côtés.
Chamonix, le 26 août 2008.
(c) Atine Nenaud, dépôt légal, 2011, tous droits réservés.
Extrait de "Des vertes et des pas mûres"
Merci, Sophie, j'en partagerai d'autres!
· Il y a environ 13 ans ·Eric Descamps
C'est très beau
· Il y a environ 13 ans ·sophie-dulac