Poussière d'Eldorado
antoine-lefranc
Poussière d’Eldorado
« De toutes les aventures que je vais vous raconter, celle-ci est certainement la plus terrible. »
Attablés, les trois marins me fixent avec intérêt. Leurs visages, burinés par les embruns, affichent un air un rien patibulaire de circonstance. Mais je perçois une lueur d’intérêt dans leurs regards.
« Ahhh, je crois que je l’ai déjà entendue celle-là. On m’en a conté une y a pas longtemps qui commençait exactement pareil »
Celui qui vient de me couper la parole a toutes les caractéristiques du vieux loup de mer qui se vante d’avoir navigué sur tous les océans et aperçu toutes les merveilles de ce monde. L’anneau suspendu à son oreille clame haut et fort qu’il a passé le Cap Horn. Son brûle-gueule à tête de sirène qu’il bourre de tabac signale qu’il a navigué sur la mer baltique.
« Tais-toi donc, vieux Jim, c’est toi qui radotes. Laisse-le raconter son histoire. » Intervient le marin le plus jeune de la tablée. Il est piqueté de tâches de rousseur, et lève les yeux aux ciels pour me faire comprendre qu’il ne faut pas faire attention aux remarques du vieux Jim.
J’adresse un signe de tête reconnaissant au gamin. Il doit être un ancien mousse tout juste promu membre d’équipage, vu la fierté évidente avec laquelle il arbore la casquette juchée sur sa tignasse rousse.
Un chant de marins éclate sur notre droite. Il y est question de trésors, de sirènes, de pirates sanguinaires… je laisse passer l’ouragan sonore avant de débuter mon histoire. Il y a longtemps, bien longtemps, j’étais exactement comme eux. Assis parmi mes pairs à dépenser ma maigre paie en chopes de bière et à m’égosiller joyeusement afin d’oublier les misères de la dure vie de matelot.
Une fois le joyeux boucan éteint, j’inspire une grande bouffée d’air. C’est dommage que je doive bientôt quitter les trois compères : en un autre temps, nous aurions pu devenir bons amis, mais je sais que mon temps parmi eux est plus que compté. J’accepte avec reconnaissance la chope que tend le vieux marin.
« Raconte donc ton histoire. Si elle me plaît, tu auras le droit de m’en conter une deuxième ! » s’esclaffe-t-il en prenant une lampée.
« Je crains hélas de n’avoir pas le temps pour une deuxième. »
« oh oh, monsieur aurait-il un rendez-vous galant ? »
C’est le troisième marin, muet jusqu’alors, qui vient de lancer cette saillie. Il a des favoris et des joues pendantes. Son teint violacé m’indique qu’il est coutumier de la boisson. Je me contente de sourire de façon énigmatique avant de débuter.
« C’était il y a bientôt un siècle, à l’époque où Grenade était encore française. A Saint-Georges, la capitale de l’île, une vieille dame habitait dans les faubourgs. Elle tenait un petit commerce d’herboristerie et vivait seule avec sa fille. Les habitants se méfiaient d’elles : on leur prêtait une réputation de sorcière. Mais ils les laissaient en paix car les remèdes que la vieille élaborait avait déjà soulagé bien des douleurs et sauvé bien des vies.
Dès qu’un navire faisait escale au port de Saint-Georges, tous les marins qui n’étaient pas de garde se précipitaient dans son échoppe. Ce n’était pas les herbes médicinales qui les attiraient, mais une bien plus belle plante. Car la fille de la vieille dame était magnifique. Il suffisait de voir sa longue tresse de cheveux noirs se balancer au vent pour être envouté. Ceux qui croisaient son regard étaient tout simplement damnés : ses yeux verts comme deux émeraudes happaient votre âme plus sûrement qu’un filet n’attrape les poissons. Les marins se fichaient bien des accusations de sorcellerie colportées par les habitants de l’île : pour un baiser de la belle, ils auraient consenti à une éternité en enfer. Il n’y avait pas un marin qui ne lui faisait la cour, lui jurant fidélité éternelle et promettant de lui bâtir une maison de paille sur une île déserte.
Mais à tous ces jolis cœurs, la fille répondait invariablement : « ma mère n’accordera ma main qu’à celui qui lui apportera de la poudre d’Eldorado. » ».
Les marins ne perdaient pas une miette de mon récit. Le vieux Jim avait même laissé sa pipe s’éteindre. Je remarquai aussi que les occupants des deux tables voisines s’étaient tus. La lueur émise par la flamme de la bougie me laissait apercevoir tous ces regards qui me fixaient. Amour, Eldorado… il n’en faut pas plus pour captiver les marins. Je bus une gorgée et continuai mon récit.
« La poudre d’Eldorado. Il s’agissait de la poussière d’or dont le chef des indiens Chibcha une fois l’an se recouvrait le corps. Il plongeait ensuite dans le lac de Guatavita, alors que le reste de la tribu balançaient à l’eau des objets d’or. Les légendes prêtaient à cette poudre d’or des vertus magiques. C’était ce que la mère désirait, et son désir semblait impossible à satisfaire. Cela faisait déjà deux siècles que les conquistadors avaient exterminé les indiens d’Amérique du Sud. Les prétendants de la belle étaient au désespoir : il était impossible de mettre la main sur cette poudre d’Eldorado. Il allait leur falloir attendre le trépas de la vieille pour se marier avec la fille. Mais la mère, malgré sa peau parcheminée et son dos vouté paraissait solide, à même de vivre encore un bon siècle.
Pourtant parmi les soupirants, un marin était résolu à contenter la vieille herboriste. Il conservait dans sa poche une dent d’or, qu’il avait acquise cinq ans plus tôt. Ce marin se trouvait alors seul sur une plage, quand il avait aperçu un cadavre de naufragé rejeté par les flots sur le sable. Il s’était alors approché, et constatant que le malheureux possédait une dent en or, il avait surmonté son dégoût, et arraché cette dernière. Lorsqu’il entendit la vieille dame demander la poudre d’Eldorado, il eut alors une idée. Il alla rencontrer un ancien alchimiste chassé du vieux monde qui était maintenant pêcheur près du port de Saint-Georges. En échange de la moitié du poids de l’or, l’ancien alchimiste mit l’or en fusion et réussit à l’appliquer à une poignée de sable fin sans que les grains ne s’agglomèrent. Le résultat fut saisissant : on aurait vraiment dit de la poudre d’Eldorado.
Le marin fila alors vers l’herboristerie, et remit cette fausse poudre d’Eldorado à la vieille. Après avoir examiné avec attention le sachet de poudre, celle-ci lui accorda alors la main de sa fille. Ivre de joie, le marin embrassa la fille fougueusement et entreprit de l’emmener dans la chapelle la plus proche pour se marier immédiatement. »
« Une bien belle histoire, mais pas touche à ma dent d’or ! » déclare le vieux Jim à la cantonade en se fendant d’un effroyable rictus afin que chacun puisse voir sa molaire dorée.
« Boucle là, Jim ! Tu vois bien qu’il n’a pas fini son histoire ! » maugrée un homme situé non loin. Je remarque alors qu’à présent tous les occupants de la taverne m’entourent. Je ne me suis même pas aperçu qu’ils s’étaient approchés. Encouragés par plusieurs marins, je poursuis mon récit.
« Mais alors que le prêtre allait bénir leur union, la vieille fit irruption dans la chapelle. Elle pointa un index accusateur en direction du marin et vociféra : « Tu m’as trompée ! Il ne s’agit que du sable coloré ! Lâche la main de ma fille ! ». Et la vieille furie s’avança et intima à sa fille de la suivre, ce que cette dernière fit, non sans jeter un regard de mépris au marin qui avait tenté de se jouer d’elles.
Ivre de rage d’avoir échoué si près du but, le marin se rendit dans les faubourgs afin de raconter à tous qu’il avait vu la mère et sa fille organiser une messe noire dans leur échoppe. Il réussit à convaincre une dizaine d’habitants crédules, qui, torches en mains se rendirent à l’herboristerie et incendièrent l’échoppe où vivaient les deux femmes. Ce fut terrible, mais le pire advint quand, au milieu des flammes, la vieille femme darda un regard plein de haine au marin qui était la cause de tout cela. Avant d’être consumée par les flammes, elle lui cria :
« Je te maudis à jamais ! Ton existence ne consistera plus qu’à errer pour raconter ton crime, et disparaître aussitôt après. Te voici damné. Damné pour toujours ! » ».
Une bourrasque ouvre soudainement une fenêtre de la taverne, et éteint une partie des bougies de l’établissement, dont celle posée sur la table. Cela ne perturbe nullement la foule de marins attendant l’épilogue du récit.
« Et depuis ce jour, on raconte que le marin subit la malédiction de la vieille sorcière, qu’il erre de taverne en troquet, contant son forfait, puis disparait aussi soudainement qu’il était apparu. C’est là son fardeau, condamné pour l’éternité.» conclus-je.
Alors je m’évanouis dans les ténèbres.
Très bien mené, merci.
· Il y a plus de 12 ans ·keltouma--2