Prague ou L'homme tire-lire

koss-ultane

               Prague ou l’homme tire-lire

_ J’ai oublié de fermer les rideaux.

     Ils changent de pièce. Elle la détaille comme si c’était le première fois qu’elle y pénétrait et temporise, ne sachant plus pourquoi elle est là. Elle se retourne à demi.

_ Un petit alcool, monsieur ?

_ Volontiers.

_ Vous venez pour le recensement ?

     Le type s’ouvre un paquet de cacahuètes et en propose à la vieille qui refuse d’un geste de contentement poli.

_ Non, pour le ravalement.

_ Ah ! Je ne sais pas ce que j’ai. J’ai mal à une oreille depuis plusieurs semaines.

     La vieille s’assied et se frotte le pavillon. Il sourit en secouant la tête.

_ Je vais devoir tout ouvrir, tout remuer.

_ Allez-y ! Faut ce qui faut dans la vie !

_ Si vous avez des choses de valeur, il vaudrait mieux les prendre vers vous pour qu’il n’y ait pas de dégât.

_ Oh ! Vous avez raison.

     A l’unisson de ses mains vers le plafond, la vieille se lève et fonce vers la cuisine.

     Un vacarme aussi assourdissant que bref fait douter Ivan d’avoir entendu quelque chose. Pourtant il est là, le cœur battant et l’air idiot, à fouiller du regard l’obscurité de son petit appartement pragois à quatre heures du matin. “Bon…” pense-t-il en se passant sa vieille main calleuse sur son visage de retraité des chemins de fer. “… de toute façon, je vais pas pouvoir me rendormir”. Il se lève doucement et emprunte les trois mètres de couloir qui mènent à sa cuisine sans un regard pour sa salle de bain à droite et son petit salon télé à gauche à la sortie de sa chambre. Il n’allume même pas lorsqu’il entre au salon chargé d’un plateau de petit-déjeuner qu’il dépose sur sa petite table face à la télévision. Il ouvre ses volets, ferme sa fenêtre, frotte son gros orteil qu’il vient de martyriser en le cognant contre un quelque chose qui ne devrait pas tarder à reprendre un coup de pompe, volontaire celui-là, et allume mécaniquement un plafonnier qui clignote, s’éteint puis s’allume partiellement. Ivan lui jette un regard désapprobateur, cligne des yeux et, bouche bée, l’attention collée au plafond, se dit qu’il occuperait bien sa journée à faire de l’enduit et des projets.

     Tout le monde savait que la vieille Katia possédait de l’argent, beaucoup. Mais tous savaient aussi qu’elle n’avait plus sa tête et que, devenue étrange et paranoïaque, elle cachait tant et plus ne sachant plus ni quoi ni où.

     Le cambrioleur secoua le meuble et mourut quasi instantanément.

     Une robe de chambre rose bonbon détonnait à peine sur les façades colorées de la place Staromestské mais les gens n’osaient même plus la regarder de peur de finir entre les mains d’un agent de police tant elle était incontrôlable désormais. La Katia n’avait pourtant jamais été usurière mais en avait toujours eu la détestable mentalité. D’une porte à six verrous et trois chaînes de sécurité, à de frais barreaux installés au quatrième étage d’ouvertures trop étroites pour qu’un nain lubrique puisse s’y glisser, à des rebords de fenêtres consciencieusement huilés avec amour et constance chaque soir avant de se coucher dans un lit dont le dessous était défendu par des tessons de bouteille, la Katia savait y faire en matière de protection. Ce genre de défense qui souvent prenait des airs d’attaque. Par un énorme coup de bol, son emploi du temps loufoque coïncidait avec celui de son fuseau horaire. Elle sortit donc pour faire un marché improbable, vieille arrière-grand-mère atrabilaire, oublieuse et oubliée, elle ne vivait plus que pour elle, son or, et ses heures passées devant la télé. Son Prague à elle était mort depuis la révolution d’un velours qu’elle n’affectionnait pas plus que cela. Pas assez chic. Tout devait être au-dessus du lot et surveillé. Chez elle et chez les autres. Surtout surveillé. Surtout chez elle et surtout les autres. Un mètre cinquante, quatre-vingt-quinze hivers et quarante-cinq kilos plus tard, elle était lucide sur sa condition physique et son potentiel de dissuasion. Tout était sous clefs, toutes les clefs étaient sous elle. Encore fallait-il se souvenir de qu’est-ce qui ouvrait quoi et dans quel ordre. Souvent un trousseau retrouvé, au détour d’une cachette oubliée, la plongeait dans la suspicion la plus aiguë et lui faisait soudain raser les murs de son couloir et monter la pompe à cent-quatre-vingts dans une étape de colin-maillard avec un envahisseur possiblement embusqué entre les chaussures d’une paire dans le placard à linge ou recroquevillé à l’indienne sous la table basse et néanmoins transparente du salon télé.

     Son boyau n’était pas grand mais clair et bien agencé. Et il recelait des trésors selon ce voisinage lointain qui se voulait proche mais qu’elle tenait à bout de pique. Pas folle la guêpe ! Il n’était pas prêt de mettre la main sur le magot dont elle-même ne savait plus trop où il était. Mais il n’était pas loin, c’était sûr, elle ne pouvait pas croire, bien qu’elle eût souvent cette sueur froide, en avoir été dépossédée sans s’en rendre compte. C’était viscéral, elle le sentait encore proche lorsqu’elle était chez elle. De temps en temps, elle retrouvait une bague enroulée dans du coton derrière une plinthe. Elle était devenue sa propre excavatrice de trésors enfouis. Mais la plus part du temps, elle oubliait qu’elle oubliait et se disait que personne ne serait capable de le déloger là où il était… où que ce fut. Alors, pour montrer sa tranquillité d’esprit à tous ses ennemis qui dormaient là dehors et qui l’épiaient autant qu’ils le pouvaient, elle tentait une sortie magnifique encadrée par un agent municipal et son autorisation écrite, d’en avoir un pour elle seule la matinée durant, épinglée au revers de sa robe de chambre rose bonbon. De son mètre et demi, elle toisait ainsi l’assistance avant qu’une inévitable crise de panique ne s’emparât d’elle lorsqu’elle réalisait soudain qu’elle était dehors. Elle tournait alors un regard de terreur vers son ange gardien, généralement un freluquet d’un mètre quatre-vingt-cinq, qui la rassurait en lui expliquant qu’ils allaient tirer de l’argent, acheter de l’huile, passer à la poste et revenir tranquillement comme tous les premiers mardi du mois. Rassérénée mais pas tout à fais rassurée par cet inconnu en uniforme à la voix douce et clair, elle se collait à lui puis son autorisation, s’envolant au vent de la rue, lui bouchait la vue et lui rappelait qu’elle était en sortie officielle et escortée. Elle saluait de loin les gens qui la saluaient et qu’elle pensait ne pas connaître. Elle avait toujours un doute lorsque ces personnes paraissaient âgées, peut-être les avait-elle connu ? Oh ! Non ! Certainement pas ! Comment aurait-elle pu se commettre avec la plèbe, elle qui avait toujours été… euh… mais qu’est-ce qu’elle avait pu faire de sa vie ? Elle ne se souvenait que de son intérieur et n’y voyait rien ni personne d’autre. Elle avait toujours été, et ce depuis toujours, et c’était cela qui comptait pour quelqu’un de son importance. Escortait-on n’importe qui ?… Elle ne savait plus où mais le jeune homme marchait d’un pas décidé et tranquille. Elle, qui se bâillonnait avant de se coucher de peur de révéler par des paroles, nuitamment, les caches que seul son inconscient avait gardé en mémoire, excellait dans le mutisme en milieu achalandé. Une fois, elle retrouva, collée sous la tablette de la télé, une boîte à gâteau vide de sucrerie mais pleine de vieilles photographies qui ne lui disaient plus rien. Des prénoms et dates griffonnés au dos de certaines images la firent pleurer, seule assise sur son inconfortable canapé, gardien de l’argenterie et d’une vieille clef à remonter une antique horloge, au balancier disparu de la circulation, et dont le corps haut et creux servait aujourd’hui de cercueils à de magnifiques bibelots qui, eux, n’auraient pas disparu lors d’un vide-grenier tant ils étaient… personnels sans doute.

     Rentrée de son expédition en se demandant quand elle aurait lieu, la vieille Katia furetait dans tous les recoins de son petit appartement, armé d’un couteau de cuisine au design effrayant, après l’avoir demandé au grand jeune homme qui l’avait accompagnée. Mais il ne connaissait pas les voleurs comme elle. Lui parti, elle maraudait encore un peu puis se retrouvait invariablement avec ce coutelas inutile au milieu de son salon et s’empressait de le remettre dans son tiroir en se questionnant sur l’identité de la personne qui l’avait retiré de sa cache originelle.

     Lorsqu’elle se regardait dans le miroir, elle se balançait doucement d’un pied sur l’autre afin de voir si le rideau de douche, derrière elle, bougeait. Elle pouvait y rester pendant des heures et ne le quittait qu‘épuisée à la recherche d’un fauteuil moelleux et rare tant ils recelaient tous quelque chose de dur aux arêtes saillantes.

     Jamais à court d’huile, elle oignait avec méthode ses rebords de fenêtres du quatrième étage sans ascenseur qui se révélaient être, et elle le savait mieux que personne, des nids à espions.

     Chaque jour, sur les coups de dix heures, on lui livrait ses repas pour la journée. Il était convenu d’un rituel, le préposé de la mairie frappait à sa porte, l’appelait par son code de bénéficiaire de l’assistance municipale qu’ils n’étaient que deux à connaître et elle aboyait et l’insultait en le traitant de tous les noms. Puis, la concierge montait avec une vieille voisine et la convainquait d’accéder à sa supplique. Elle tirait alors un petit banc devant sa porte, l’escaladait, puis regardait par son judas. Un nez énorme, épaté et dépité, respirait fortement, entouré de silhouettes plus floues et tordues. La cacophonie des verrous commençait, la danse des chaînes de sécurité s’ensuivait, puis un échange de boîtes vides contre des pleines, par l’ouverture minimum de la porte, achevait le sempiternel bal de dix heures du matin du quatrième étage dans un immeuble de la rue Michalska à Prague.

     Mais un jour, ce qui devait arriver arriva, ayant caché les clefs de sa cache de clefs de la porte d’entrée, la vieille Katia se retrouva enfermée à l’intérieur sans plus pouvoir en sortir, les verrous ne s’ouvrant qu’avec des clefs devenues introuvables. Elle soupçonna tout et tout le monde. Que de passages dans sa tête et de déserts en son logis ! La nourriture commença à manquer. On enfonça la porte, les serruriers ayant jeté l’éponge devant la demi-douzaine de serrures à violer. Les-dites clefs retrouvées autour de son cou, elle commanda immédiatement des portes blindées dont le seul nom la ravissait.

     En parlant de ravir, ce qui devait arriver arriva. Une attaque des hommes-volants étant toujours possible, la Katia enduisait d’huile ses rebords de fenêtres comme chaque soir. Ses volets à cadenas, toujours difficiles à fermer à cause des barreaux, enfin clos, elle retourna dans sa chambre résolument décidée à ne pas veiller déraisonnablement au-delà de vingt heures comme hier soir lorsqu’une brusque insomnie l’empêcha de s’endormir avant vingt heures seize. Elle pénétra dans le salon avec la ferme intention d’éteindre le poste de télévision, sa seule lumière.

_ Vous avez raison, nous avons à parler !

     Une maîtresse baffe lui fait traverser son petit salon et s’aplatir en vrac sur son canapé. Le gérant de la société de serrurerie qui lui a vendu sa porte blindée ne s’est pas même levé pour la gifler. La vieille est tétanisée. Il l’attrape par le colback, la soulève dans les airs et la pose d’une main sur une chaise orpheline au milieu d’un salon à l’éclairage télévisuel changeant. Elle le dévisage des quelques dixièmes qui lui restent à chaque œil.

_ Dieu qu’il est laid ! ne peut-elle s’empêcher de s’exclamer en découvrant ce faciès porcin à la lumière grisâtre.

     Il allume le lustre. Elle a un “Oh !” de surprise en détaillant ce visage qui lui dit quelque chose et qu’elle va mourir. Il se courbe jusque devant son nez et lui montre un poing qu’elle ignore.

_ Tu vas parler la vieille !

_ De quoi donc, tête de fion !?

     La vieille ne lâche pas un millimètre de terrain et fouille le regard de la brute avec un sourire narquois et arrogant.

_ Vous êtes entré par le vasistas des toilettes, n’est-ce pas ? Les barreaux sont rouillés. Vous êtes plus svelte que votre gros cul ne le laisse penser !

     Le type attrape une pendulette et la broie entre ses battoirs, des morceaux de sucre apparaissent depuis le logement à piles.

_ Oh ! S’en prendre à la nourriture, s’indigne-t-elle sincèrement.

     Il lui choppe une oreille “emperlousée” et la met au garde-à-vous. Debout, elle grimace, il se mord la lèvre inférieure de plaisir sadique et de violence contenue.

_ Tu vas me conduire à ton magot, vieille peau ! Et je suis entré par la porte, vieille conne !

     Il lui montre un trousseau de six clefs.

_ Ah ! Je savais que six c’était pas assez ! J’en ferai remettre d’autres !

     Ils arrivent dans la chambre. Elle tend un bras vers le fond de la pièce. Toujours amarré à son esgourde, l’agresseur l’accompagne. Elle attrape un des rideaux.

_ Qu’est-ce que tu crois faire ?!

_ J’ai oublié de fermer les rideaux.

_ Ton magot ou je te tue et je retourne la baraque ! hurle-t-il à son oreille.

     Elle ne peut réprimer un tremblement nerveux à sa mâchoire qui donne du crédit à ses propos.

_ Dans le salon… le salon…

     Ils changent à nouveau de pièce. A l’entrée du salon télé, il la lâche et lui donne une chiquenaude derrière la tête. Elle détaille la pièce comme si c’était la première fois qu’elle y pénétrait. Son cœur bat à rompre et sa bouche est sèche, ses poumons la brûlent. Elle temporise, ne sachant plus pourquoi elle est là. Elle se retourne à demi mais est cueilli par un “alors !” qui la fait sursauter.

_ Un petit alcool, monsieur ?

     Un sanglot sur le “monsieur” désarme le malfaisant qui laisse tomber sa tête sur sa poitrine dans un soupir d’abattement.

_ Volontiers.

     Un doigt sur la bouche, elle tourne la tête vers tous les contenants possibles qu’offre la petite salle.

_ Ah ! Où est-ce ?

     Elle le dévisage avec de grands yeux interrogateurs puis fouille à nouveau la pièce du regard, hésitante.

_ Là, je présume, il y a des bouteilles, dit-il.

     Elle ouvre avec précaution la porte vitrée d’un meuble et chausse la paire de lunettes qui tintaient sans arrêt sur sa kyrielle de trousseaux de clefs en bout de cordon. Elle se récite en silence le nom des alcools en remuant les lèvres comme si elle les apprenait. Elle sort un verre, le type lui arrache une bouteille des mains, fait sauter le bouchon d’un taquet et en engloutit plusieurs rasades. Elle le regarde comme si c’était une performance amusante. Rassasié, il la toise. Elle lui sourit avec un léger hochement affirmatif. Il repose la bouteille. Elle cherche le bouchon sur le meuble mais ne le trouve pas.

_ Ah ! J’ai perdu le bouchon !

_ Y a pas qu’ça qu’t’as perdu, mémé ! Les vieilles morues, c’est comme le poiscaille, ça pourrit toujours par la tête !

_ Vous êtes pêcheur !?

     Elle se rassoit sur la chaise au milieu de la pièce et l’envisage soudain avec inquiétude.

_ Vous venez pour le recensement ?

     Le type s’ouvre un paquet de cacahuètes et en propose à la vieille qui refuse d’un geste de contentement poli.

_ Non, pour le ravalement.

_ Ah ! Je ne sais pas ce que j’ai. J’ai mal à une oreille depuis plusieurs semaines.

     La vieille se frotte le pavillon auquel il était encore pendu deux minutes plus tôt. Il sourit en secouant la tête.

_ Je vais devoir tout ouvrir, tout remuer.

_ Allez-y ! Faut ce qui faut dans la vie !

_ Si vous avez des choses de valeur, il vaudrait mieux les prendre vers vous pour qu’il n’y ait pas de dégât.

_ Oh ! Vous avez raison.

     A l’unisson de ses mains vers un ciel bouché par un plafond auréolé, la vieille se lève et fonce vers la cuisine. Le type, surpris, se penche un peu et entend qu’on farfouille. Trois minutes plus vieille encore, elle revient armée d’une infusion et de gâteaux à champagne habilement dissimulés dans une boîte à fusibles. Elle tire une desserte devant elle, y pose sa tasse et sa boîte, puis s’assoit sur sa chaise fétiche et le regarde en souriant et en se disant que sa tête lui dit quelque chose.

_ Alors, ce recensement ?

     Elle lui sourit franchement. Il a le regard fixe et perdu, un léger mouvement du chef trahit son découragement puis il entame la fouille du salon.

     Il y a beaucoup de petits vieux et de concierges au pied de ce sacré numéro de la rue Michalska en ce matin du quatre septembre. Le commissaire fend la foule et salue du regard ses hommes disséminés de loin en loin en train d’interroger des témoins aveugles et sourds que seules la solitude et l’inquiétude livrent à la police. Arrivé sur le palier, il est surpris par la moue de son second.

_ C’est moche ?

_ Faites-vous votre opinion. Personnellement, j’y comprends rien.

_ Ah bon ! Cela commence bien.

     Il se tourne vers la porte palière éventrée et questionne son second du regard.

_ La locataire ne répondait pas et on n’a pas pu joindre le gérant de la société qui a récemment installé la porte blindée. Sinon elle était nickel.

_ Ah !

     Le commissaire enjambe le pas de porte et note que le chaos est quatre pièces qui se sont vomies les unes dans les autres. Tout ce qui était dedans paraît être dehors et les contenants semblent être devenus des contenus sans retenue et inversement. Cela donne une irrépressible envie de gambader sur le libre plafond mais “trop de choses marchaient déjà sur la tête en ce bas monde” pensa-t-il. Un spermatozoïde géant de la police scientifique lui sourit et se déplie.

_ Commissaire ! J’ai trouvé du café dans une boîte de cirage, des pâtes dans un vieux sac à main et de la marmelade dans un pot de crème de nuit.

_ Dites-moi qu’elle est morte d’un empoisonnement et allons prendre un petit-déj sur la place.

_ Hélas ! Je ne puis rien dire encore mais si elle est morte empoisonnée ce devait être d’une surdose d’euphorisant. C’est bien la première fois que je vois une morte avec le sourire malgré un bâillon !

     “De mieux en mieux” pensa le commissaire en s’enfonçant dans le fatras. “C’est incroyable ce que l’on peut accumuler si longtemps et en si peu de place”. Allongée sur son lit, une vieille femme, en robe de chambre rose bonbon avec de l’adhésif sur la bouche, tenait entre ses bras un lingot d’or que l’on ne parvenait pas à retirer du berceau de ses maigres membres tétanisés sans entendre résonner quelques craquements sinistres. A la tête de son lit, le rouleau d’adhésif était posé parmi ses médicaments sur un bidet fraîchement arraché à son milieu naturel.

_ Apparemment ce sont ses empreintes sur le bâillon. Mais pourquoi l’obliger à se bâillonner si c’était pour la laisser libre de ses mouvements ? Le type ne porte pas de gants et on en a pas encore retrouvés.

_ Quel type ?!

_ Bah ! L’agresseur ! Dans la pièce d’à côté, on ne l’a pas encore identifié.

     Le commissaire ouvre de grands yeux et en jette un dans le salon dévasté mais n’aperçoit rien.

_ Où il est, ton agresseur ?

_ Sous l’armoire en bois massif.

     Le commissaire plisse des mirettes suspicieuses et entre dans la pièce en écrasant précautionneusement des miettes de tout. Il marche sur la pointe des pieds en soulevant machinalement le bas de son pantalon. Derrière des pans de bois brisé, il découvre un cadavre d’homme sous un tas d’or, des lingots, plus ou moins bien fondus, dont un lui a percé le haut de la tête et y est toujours à demi fiché. Flopée de carats en mouillette d’au moins vingt centimètres, le lingot donnait à son crâne des airs de tire-lire à cheveux ayant eu plus grands yeux que grand ventre.

_ Au moins, on sait ce qu’il avait en tête.

     Sur la table du salon télé, à un mètre, un trésor hétéroclite a été rassemblé. Des livres dorés sur tranches, des petites cuillères en vermeille et des bijoux de qualités diverses forment un impressionnant tas infundibuliforme inversé. Une odeur de pâtisserie envahit les lieux par les fenêtres ouvertes.

_ Alors, qu’est-ce que vous en pensez, commissaire ?

_ J’en pense petit-dèj’ et pis c’est tout. Comme apparemment notre ami a trouvé ce qu’il était venu chercher et que la victime est morte heureuse, où est le mal ? Cela libère un appart’.

_ Bah ! Merde alors !

_ Quoi ?!

_ Ma mallette de produits que j’avais posé sur le rebord de la fenêtre s’est cassée la gueule dans la cour.

     Le représentant du liquide séminal, grossi huit millions de fois, se penche par la-dite fenêtre.

_ Oh ! là ! là ! Quel merdier !

_ T’as pas dézingué un autre vieux, j’espère ?! On va finir par croire qu’on le fait exprès. C’est passible d’un blâme ce genre de connerie… à moins… à moins d’offrir un petit-déjeuner à son chef aimé. Sans vouloir te forcer la nageoire.

     Les deux hommes quittent les lieux. Dans la courette, le spécialiste ramasse ses produits éparpillés puis les range dans sa mallette personnalisée par sa chute. Il se défait de sa combinaison intégrale blanche pendant que le chef hume l’endroit.

_ C’est quoi cette odeur ?

_ De l’huile, je crois.

_ Ah.

     Trois jours plus tard, les mêmes hommes revinrent pour le locataire du dessous. Un gamin de soixante-quinze ans, Ivan, retraité des chemins de fer, qui non content de s’être bleui un orteil, avait décidé d’opter pour le port d’un crâne deux pièces en tentant de reboucher, depuis un escabeau cinq marches, un trou dans son plafond causé par des lingots kamikazes.

     Prague, sept septembre deux mil sept, rue Michalska : cupidité, maladie contagieuse et invalidante, trois morts.

     Qu’est-ce qui a pu faire croire à une fouine, un chacal et un mouton qu’une vision longue distance et des serres acérées feraient d’eux des rapaces ? D’un quatrième étage, d’un dessus d’armoire ou bien d’un escabeau, voler demeure un privilège.

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