Printemps des désillusions

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Printemps des désillusions

            « Dites-moi, que signifie pour vous le mot « liberté » ? » nous a demandé un jour M. Escator, notre professeur de philosophie. Il faisait sans doute allusion au printemps arabe, sujet incontournable de l’actualité, et dont tous les médias relayaient chacun des mouvements. J’aurais vraiment dû m’y intéresser plus attentivement, et moi encore plus que les autres, tout comme à ces cours, maths, physique, histoire… à quelques mois seulement du bac. Mais je préférais de loin aller me promener avec mes amis, et surtout avec Nadia, de la classe des littéraires, ma petite amie depuis déjà quelques mois. Pour moi c’était justement cela la liberté, faire ce dont j’avais envie, quand et avec qui je voulais ! Et M. Escator pouvait bien nous assommer avec ses auteurs Grecs, tous ces termes compliqués, la liberté finalement, c’est quelque chose que tout le monde peut comprendre, et ce n’était certainement pas rester enfermé dans une salle de classe quand il faisait beau dehors ! Mais bientôt, tout cela serait terminé, une fois le bac en poche, plus personne ne me dicterait ma conduite, je ferais bien ce que bon me semblerait !

            Ce jour-là en sortant du lycée, je retrouvai Nadia pour un latte macchiato. Il n’était pas toujours facile de se voir, mes parents étant assez strictes sur les sorties, et les siens ne m’appréciant guère, car ne me trouvant pas suffisamment sérieux et travailleur. Mais avec Nadia, cela nous était égal, et nous trouvions toujours une solution pour nous retrouver en dehors du lycée, même simplement à la terrasse d’un café. Je lui ai raconté avec ironie le peu que j’avais retenu du cours de M. Escator sur la liberté ; mais elle, une « littéraire », s’est montrée très critique vis-à-vis de mon attitude débonnaire, pour une fois. Elle s’est presque mise en colère pour le peu de sérieux dont je faisais preuve sur un sujet aussi grave, surtout avec l’actualité brûlante au Moyen-Orient

            Après nous être fâchés, car de mon côté je lui reprochais d’être vraiment trop studieuse parfois, elle rentra chez elle, en me demandant de repenser à ce cours, et en disant qu’il ne fallait pas oublier que si nous vivions dans un Etat dans lequel la liberté peut paraître une évidence, il n’en est pas de même dans de nombreux autres pays ! Un peu vexé et triste que notre rendez-vous ait tourné court, je rentrai donc chez moi à mon tour, bien décidé à ne pas repenser à tout cela, et à ne pas aborder de nouveau le sujet.

            Le lendemain, après que M. Escator nous ait fait plancher sur le thème « un Etat démocratique peut-il garantir les libertés individuelles ? », je retrouvai Nadia, espérant bien qu’elle ne reviendrait pas sur notre conversation de la veille, car je commençais d’en avoir assez de la philo, moi qui suis plutôt un scientifique. Mais il n’en fut rien, et dès que je la vis arriver, je sentis bien qu’elle avait des choses importantes à me dire. Nous nous sommes assis à la terrasse de notre café favori, les premiers beaux jours d’avril nous réchauffaient grâce aux agréables rayons du soleil. Les longs cheveux blonds de ma copine brillaient en reflets dorés, et ses doux yeux bleus plongèrent gravement dans les miens.

            « Tu sais Samir, je ne t’ai jamais vraiment raconté l’histoire de ma famille ; je ne sais pas tout moi-même, car cela remonte à de nombreuses années, au temps du Tsar, en Russie. En outre, je ne saurai jamais toute la vérité, car beaucoup des membres de ma famille ont péri en défendant leurs idées. » J’étais vraiment surpris des paroles de Nadia, elle ne m’avait jamais parlé aussi sérieusement, et jamais de ses origines, même si je m’étais bien douté d’influences slaves, mais jamais je n’avais osé lui demander. Même si certains d’entre nous étaient ostensiblement fiers de leurs origines diverses, nous nous sentions avec Nadia simplement français, et ce malgré les discours navrants de certaines personnalités politiques ; la France est tout ce que nous connaissions, pour nous il n’y avait rien d’autre, ou presque, nos cultures d’origines ne représentant qu’une source d’enrichissement. Mais Nadia continua : « tu sais, au début du siècle dernier, mes ancêtres étaient des propriétaires terriens en Russie tsariste. Ils n’étaient certes pas parfaits, mais traitaient leurs paysans de manière convenable, et étaient sensibles aux idées réformatrices du temps ; un meilleur partage des pouvoirs, et, même s’ils restaient fidèles au Tsar, ils n’en aspiraient pas moins à plus de libertés. Mais lorsqu’en 1905 les grandes révoltes paysannes eurent lieu, mes ancêtres condamnèrent la violence des insurgés tout en respectant leur soif de liberté. L’un des arrières-grands-oncles de mon père a même été massacré pour s’être interposé entre des paysans et des envoyés du Tsar venus réclamer l’impôt. » Nadia fit une pause pour prendre une gorgée de son cappuccino. Quant à moi, je ne pouvais détacher mes yeux des siens, j’étais comme envoûté, et essayais d’imaginer la scène de cette époque trouble, dont je n’avais jusque-là jamais eu connaissance.

            Elle reprit : « mais ces révoltes furent rapidement réprimées dans le sang, et les armées du Tsar furent impitoyables. Elles frappaient au hasard, les innocents comme les coupables, et de nombreux paysans furent à leur tour massacrés. Un autre de mes ancêtres, en voulant protéger les paysans à son service, eux-mêmes innocents, fut arrêté et déporté en Sibérie, où il mourut quelques années plus tard, pendant que sa famille fut jetée en prison pendant quelques temps. Mes ancêtres perdirent à cette occasion une partie de leurs biens. Et quand vint le soulèvement bolchévique, l’espoir d’une société plus juste avec plus de pouvoirs et de libertés partagés renaquit, mais seulement pour peu de temps ; la guerre entre Blancs et Rouges fut dévastatrice, et les paysans au service de mes ancêtres, sous l’influence de quelques agités politiques, chassèrent sans scrupules ceux de leurs maîtres qui les avaient protégés et survécu aux diverses crises. Certains sont ainsi venus s’installer en France, d’autres sont partis plus loin, aux Etats-Unis par exemple. » Nadia prit une inspiration avant de conclure : « tu connais à présent une partie de l’histoire de ma famille, et tu peux comprendre je l’espère pourquoi je ne peux rire de sujets aussi importants que la liberté des peuples, et des individus ; cela me rend triste de voir qu’en 2011, il y a encore des populations opprimées, et en même temps il est heureux que certaines se soulèvent d’elles-mêmes afin de dire stop à la tyrannie de quelques-uns ! »

            Je ne savais que lui répondre, car j’avoue ne jamais m’être posé autant de questions sur les droits des peuples, les libertés, et toutes ces choses que je jugeais trop sérieuses, à mille lieues de mes préoccupations quotidiennes. Je m’excusai alors de mon comportement désinvolte de la veille, et nous nous sommes quittés peu après, car elle devait rentrer tôt chez elle, pour aider son petit frère à faire ses devoirs. De mon côté, j’arrivai chez moi assez songeur, et m’enfermai dans ma chambre afin de faire quelques recherches sur internet : d’abord sur l’histoire de la Russie, les révoltes paysannes, les révolutions de 1917, le Bolchévisme… Ensuite, je m’intéressai aux révoltes du « Printemps arabe », en essayant de comprendre ce qui avait poussé des gens à se rassembler et à agir. Et même si des raisons matérielles ont provoqué ces mouvements, il semble que d’autres motifs tels que la soif de libertés après des décennies d’oppression aient tout autant motivé les manifestants. Tout en réfléchissant à tout cela, je repensai à ce que nous expliquait M. Escator ; et, à la lumière de ces considérations, ses cours prenaient un sens nouveau, je comprenais soudain beaucoup des choses qu’il avait voulu nous enseigner, ou tout au moins nous sensibiliser et nous expliquer. Je me rendais également compte à quel point mon comportement avait été infantile, voire irresponsable, et ces libertés et ces droits qui me semblaient tellement naturels, n’étaient en fait que le fruit d’un long et difficile combat. J’allai bientôt apprendre que ce dernier n’était jamais non plus gagné définitivement, mais que cette victoire était sans cesse remise en question, un peu comme un titre mondial de boxe.

            Après cette discussion et mes recherches qui l’ont suivie, notre relation avec Nadia a évolué ; nous nous rencontrions plus souvent, et au-delà du plaisir de nous voir pour une ballade ou un espresso, nous parlions beaucoup plus, de tous types de sujets, jusqu’à désirer passer à l’action. C’est à ce moment-là que je découvris que M. Escator animait un petit atelier de réflexion au lycée sur ce qui était en train d’arriver au Moyen-Orient ; des élèves s’y retrouvaient, discutaient, analysaient les évènements, essayaient de les comprendre, ainsi que les conséquences de ces mouvements révolutionnaires, tout en comparant avec notre propre histoire ; comment les démocraties européennes elles-mêmes se sont constituées et imposées. Nous avons en accord avec Nadia décidé de nous joindre à ce groupe, et quelle ne fut pas la surprise de mon professeur de philosophie lorsqu’il me vit entrer dans la salle de classe mise à la disposition de son groupe ! Mais discuter avec d’autres élèves ne nous a pas suffi longtemps, même si cela nous a permis dans un premier temps d’orienter et d’affiner notre réflexion, de savoir où chercher des informations plus précises et fiables, et comment les « traiter ». Nous avons donc décidé de nous engager également auprès d’une association de défense des droits de l’homme, afin de pouvoir agir plus concrètement.

            La démarche ne fut pas aussi simple que nous l’avions imaginé ; au-delà des quelques grandes organisations non gouvernementales très connues, il existe de très nombreuses organisations aux activités, missions et buts les plus divers. Et si presque toutes nous semblaient utiles et intéressantes sur internet, il n’a pas été facile de se décider, d’autant que la plupart demandait un vrai engagement ; M. Escator n’a malheureusement pas pu nous conseiller comme nous l’aurions souhaité, ne connaissant pas toutes ces organisations ou autres structures. Il nous avertit simplement de bien nous renseigner avant de participer à quoi que ce soit, car certains de ces organismes peuvent servir des causes moins louables que celles auxquelles ils prétendent se consacrer.

            Après de multiples prises d’informations et de recoupement sur différents sites internet spécialisés nous avons finalement décidé de nous engager chacun pour une organisation différente ; Nadia a opté pour la défense en France des sans-papiers et autres réfugiés de zones en crise. Le travail ne manquait pas, avec les évènements en Tunisie et en Egypte notamment, relativement proches géographiquement. Quant à moi, je me suis lancé dans la reconnaissance internationale de droits à des peuples en souffrance, que ce soit les Palestiniens de Gaza, les Tibétains, mais aussi dans des régions plus méconnues, pour des conflits tout aussi terribles, mais moins médiatisés comme au Soudan, dont les combats sont bien plus meurtriers, et pas seulement au Darfour. Notre action consistait alors, outre la recherche et le traitement d’informations, leur diffusion, afin de sensibiliser le plus grand nombre à ces évènements dramatiques. Nous organisions pour cela des manifestations, des pétitions, des expositions temporaires dans des lieux publics… Ces activités m’ont vraiment beaucoup apporté, et c’était un plaisir de pouvoir discuter avec Nadia de nos engagements respectifs ; notre relation s’en ressentait, et des liens de plus en plus solides nous unissaient, nous ressentions un certain épanouissement, que nos parents remarquèrent également, et même ceux de ma copine semblèrent dès lors mieux disposés à mon égard.

            Nous nous soutenions aussi réciproquement avec Nadia, et nos collègues des deux organisations voyaient ce rapprochement d’un bon œil ; les bonnes volontés sont toujours les bienvenues, surtout lorsque les activités sont presque complémentaires ; c’est souvent par le dialogue, la réflexion commune, constructive et respectueuse de la parole de l’autre que l’on peut faire avancer les choses, reconnaître des droits et des libertés à ceux à qui on les refuse trop facilement, sous de faux prétextes. Nous nous demandions souvent conseil ou bien quelques informations, et toujours nous étions satisfaits de notre travail, ce qui s’en ressentait même au lycée, car nous étions confrontés à des problèmes concrets, auxquels il fallait trouver une solution. Cela n’aide pas bien sûr à résoudre une équation différentielle en maths, ou à déchiffrer un document en histoire, mais comme nous étions sans cesse amenés à réfléchir, nous gagnions en maturité par rapport à nos camarades.

            Cependant en ce mois de mai, tout s’est accéléré ; non seulement les évènements sur la scène internationale, mais aussi dans notre vie personnelle : en effet le bac approchait, et nous étions tendus avec Nadia, nous nous demandions ce qui se passerait ensuite ; si nous avions tous les deux le bac, ou seulement l’un de nous deux ; pourrait-on rester ensemble ? Continuer nos engagements ? Nous nous disputions souvent, et nous nous sentions impuissants, dépassés par une situation plus forte que nous. C’est alors que son organisation a décidé de frapper un grand coup, face aux montées xénophobes, aux lois de plus en plus liberticides constatées dans le pays dit des droits de l’Homme, tant que ce dernier n’est pas étranger.

            Une manifestation devait être organisée devant un centre de rétention, dans lequel des femmes, hommes et enfants sont privés de libertés, sous le simple motif qu’ils n’ont pas de papiers d’identité français. Certains des internés ont même été victimes de violences physiques et morales de la part de gardiens peu scrupuleux, on a même parlé d’une femme violée, ce qui a été le facteur déclenchant de la manifestation. La presse et de nombreuses autres organisations étaient invitées à assister à notre intervention ; nous souhaitions également avoir accès aux détenus pour nous rendre compte de leur situation réelle, et aussi pouvoir en témoigner ensuite auprès du grand public. Quelle ne fut pas notre surprise lorsqu’arrivés à destination, nous nous sommes heurtés à plusieurs compagnies de CRS encerclant le centre de rétention, ne nous laissant aucune chance de dialoguer pour permettre à une délégation des nôtres d’y pénétrer. Les forces de l’ordre étaient armées de pied en cape, avec tout l’arsenal lourd : flashballs, Tasers, blindés avec canon à eau, tout cet attirail face à un groupe de personnes de tous âges et conditions sociales, armées seulement de quelques banderoles et de slogans, bref, de mots. Mais nous les avons criés du plus fort que nous pouvions, espérant que les détenus nous entendraient et comprendraient qu’il y a des personnes qui s’engagent pour elles, qui espèrent la liberté et les mêmes droits pour tous. Nous sommes restés toute la matinée et une partie de l’après-midi sous les fenêtres du centre de rétention, face à face avec les CRS, qui nous regardaient d’un air narquois. Puis, vers 16 heures, alors que la plupart des journalistes étaient repartis, d’autres compagnies sont arrivées par les rues adjacentes, comme si elles prévoyaient de nous encercler. D’autres personnes nous ont également rejoints pour manifester. Parmi elles, M. Escator, visiblement inquiet par le déploiement des forces de l’ordre. « Avez-vous vos papiers sur vous ? » nous a-t-il demandé. Après l’avoir rassuré sur ce point, il nous expliqua qu’il avait été de presque toutes les manifestations en Mai 68, et qu’il craignait de revoir des scènes d’affrontement avec les CRS, alors que jusqu’à maintenant, absolument rien ne le justifiait… A peine finissait-il sa phrase que nous avons entendu un signal ; les canons à eau entrèrent en action, et les forces de l’ordre marchèrent sur les manifestants, qui se mirent à courir en tout sens pour échapper au piège. Quelques-uns appelèrent au calme et à la non-violence, mais furent obligés de déguerpir également ; les CRS quant à eux avaient sorti leurs matraques, et se mirent à frapper les personnes se trouvant encore sur leur chemin. Certains cherchèrent à se défendre, mais n’avaient que leurs poings à opposer. Quant à nous, nous nous sommes enfuis comme nous le pouvions. Mais au détour d’une petite rue, un groupe de manifestants accourut vers nous, poursuivi par un groupe de CRS. Bousculé, j’ai été séparé de Nadia. Alors que j’essayais de me relever, une douleur cuisante me lacéra soudain le dos ; d’autres coups de matraques s’abattirent sur moi, et je m’écroulai bientôt, à demi assommé, entendant seulement dans le lointain une voix hurler : « Samiiiiiiiiiiiir ! »

            Quelques jours plus tard, lorsque je sortis de l’hôpital, en fauteuil roulant et un bras en écharpe, une foule de journalistes m’attendaient. Après mon interpellation des plus musclées, on m’avait précipité en garde à vue à moitié inconscient, après avoir cru que j’étais un sans-papier en cavale, échappé du centre de rétention ; mes papiers avaient été jetés. Heureusement, M. Escator avait assisté à toute la scène, à l’écart avec Nadia, et, étant un ancien avocat, avait pu faire jouer ses relations pour que mon dossier soit instruit rapidement et équitablement, et en y impliquant la presse : « Un jeune Français d’origine maghrébine passé à tabac par les forces de l’ordre au cours de la dissolution musclée d’une manifestation pacifique ». Mon corps ne devrait pas garder de séquelles de cette action, mais mon esprit est désormais voué à la lutte pour les droits de l’Homme et les libertés, pour tous, contre les discriminations de toutes sortes, en commençant par mon propre pays où le faciès à lui seul constitue trop souvent la suspicion de délit.

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