Prise de Conscience

Nicolas Krumacker

L'Histoire : cet éternel recommencement. Quel homme n'a jamais rêvé d'y voir son nom ? Qui ne souhaiterait pas savoir si, dans mille ans, ses paroles seront reprises par des sages et appréciées par des enfants ?

Les hommes d'histoire sont là pour nous rappeler qui furent les hommes de l'Histoire. Mais ils se taisent de dire comment y entrer.

Certains diront qu'il faut se battre toute sa vie, abaisser et asservir des hommes comme esclaves ou apôtres. Croyez moi, ses personnes ont tort.

Sur les bords du Gange, devant le Lincoln Memorial en passant par les plateaux du Sinaï, l'Histoire s'écrit partout et par des hommes de différentes naissances.

Le vrai secret pour entrer dans l'Histoire c'est qu'on ne choisit pas d'y entrer. On naît pour y être.

J'ai longtemps eu la chance de rencontrer des hommes voulant entrer dans l'Histoire. Mais sachez-le, aucun n'a mérité sa place.

Seul un drone venu des confins des terres de l'Est y est entré.

Je l'ai rencontré peu de temps avant sa mort. J'ai pu enregistrer son histoire et ses pensées. C'est donc avec joie que je vous présente les deux seuls enregistrements de ce drone. Le premier est son histoire tel qu'il me l'a racontée et le second est l'enregistrement de ses pensées que les ordinateurs ont pu sauvegarder.

 

Soyez prêt.

 

  

« Les vertus se perdent dans l'intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer »

François de La Rochefoucauld

Enregistrement 1 – Partie 1

 

« C'est quelque part dans les terres de l'Est que j'ai eu les premières visions de ma vie. Je volais au-dessus d'un désert sans début ni fin. L'homme n'existait pas. Les animaux se cachaient. Seul prospérait un vaste tapis de poussière, uniforme et détruit.

Les jours passaient et se ressemblaient. La chaleur mortelle des journées et le froid glaciale des nuits me faisaient croire que la vie n'existait réellement que dans mes pensées. Seul quelques oiseaux accompagnaient mes tristes journées.

C'était le 17 janvier 2015 que je compris que je n'étais pas seul. J'entendis un bruit sourd quelque part dans le ciel. Un essaim d'oiseaux se dissipa pour faire place à un essaim de drones de guerre. Tous volaient en formation vers une position que je ne connaissais pas.

En suivant leurs traces, je me suis retrouvé à la position 32°58' Nord et le 13°12' Est. Des hommes et des femmes parcouraient les rues de ce lieu. Des enfants jouaient avec des chiens à travers les bâtiments. Tu peux imaginer la joie que j'avais de trouver une vie aussi abondante et belle.

Mais avant que j'entreprenne quoi que ce soit, les drones avaient lancé leurs missiles. Tout a été détruit. Homme après homme, femme après femme, enfant après enfant, rien n'était plus cruel, rien n'était plus sauvage, rien n'était plus animal.

Des morts ? Il y en eut une multitude et je voulais savoir qui était le responsable de cette attaque si cruelle.

 

Pour mener à bien mon enquête, j'ai décidé de suivre les drones. Tous atterrissaient sur le même bateau.

C'est en m'y rendant que vis pour la première fois un homme de près. Il avait une taille imposante, des tatouages sur tout le corps et son crâne rasé n'avait rien d'accueillants. Je voulu lui demandé qui était à l'origine de ce massacre. Mais avant d'entreprendre toutes actions, un autre homme s'approcha de lui. Il demanda à ce qu'on me mette dans le hangar mais le refus du premier homme à lui obéir me força à rester silencieux.

La tension monta rapidement. Chacun disait des paroles blessantes sur les faiblesses de l'autre. Les deux hommes se livraient un combat terrible. Mais comment cela se pouvait-il ? Tous deux étaient sur le même bateau, se battaient sous le même drapeau et avaient éradiqué une ville ensemble.

 

C'est ce jour-là que, pour moi, l'homme perdit toute perfection.

 

Après l'arrivé d'un officié, tout rentra dans l'ordre. Il nous fit même savoir que dans trois mois, nous seront rentrés au pays. Une vague de joie, de crie de soulagement et de « vive l'Amérique » se firent entendre sur le pont du bateau.

Je ne me suis jamais mêlé à la fête. J'ai préféré me reposer. Le voyage passerait plus vite. Du moins, je l'espérais. »

 

 

« Tout nuage n'enfante pas une tempête »

William Shakespeare

Enregistrement 1 – Partie 2

 

« Après un mois de voyage, je suis réveillé en pleine nuit par l'alerte générale. Une tempête se préparait. C'est en me rendant sur le pont d'envol que j'apprends ma mission : capter les différentes variations de la météo avec des drones pour établir un nouveau cap.

Le décollage a eu lieu à 3:04 GMT. En à peine 2 minutes, j'atteignis 15 000 pieds. C'est à cette altitude que j'aperçu pour la première fois le fameux océan de nuages. Mais je n'avais pas le temps de contempler cette merveille. Lorsque je fus à une position stable, les vents ont commencé à se lever.

Chaque drone se mit en position. Un premier s'avança près du cyclone en formation. Les turbulences étaient tellement fortes qu'il explosa en plein vol, dix minutes et treize secondes après le début de sa mission. Un autre tenta de capter l'orientation des vents. Mais les changements imprévisibles du vent lui ont coupé les ailes.

Cette tempête m'obligea à abandonner ma mission et à rejoindre le navire. Mais les vents ascendants m'obligèrent à établir un nouvel itinéraire. Le manque d'énergie et la consommation trop importante de Jet A1 ne me permettaient pas de rentrer. Pourtant, le bateau était à portée de vue mais les chiffres m'indiquaient que le chemin de la survie n'était pas dans cette direction.

Au fur et à mesure de ma descente, la visibilité se réduisait. Il était impossible de voir à plus de 50 mètres. Les instruments de bord me permettaient simplement de constater que ma descente serait ma dernière chute.

Il me restait une autonomie de 15 minutes en carburant. Je ne recevais plus les messages du commandement. Les fréquences s'enchaînaient mais aucun signal, aucun signe de vie. Seule la fréquence 117.34 émettait un signal étrange. Un message discontinu caché derrière un grésillement. J'ai tenté par tous les moyens de l'améliorer.

Une précieuse minute m'a été nécessaire pour déchiffrer ce code en morse :  « . . . __ __ __ . . . » ou SOS. J'ai suivi le signal et je vis un skippeur ayant dessalé.

 

La taille imposante de son catamaran m'a permis de me poser. Le skippeur s'approcha de moi et dit : « D'où viens-tu ? Il y a un bateau pas loin ? Dis-le-moi ! ». Je lui répondis : « On m'a envoyé dans les nuages pour que mon navire puisse fuir cet orage. C'est à travers une radio silencieuse que je m'apprête à mourir sur cette mer dévoreuse ».

 

Il ne me dit plus rien. C'était une perte de temps. Des mots avant de mourir seul, il ne peut y en avoir.

Pourtant, cet homme avait quelque chose de différent. Quelque chose que je n'avais jamais vu : de l'espoir. Mais comment ? Au milieu de cette tempête, même les drones n'ont pu survivre.

Je commençais donc à calculer nos chances de survivre. La résistance de son bateau, la force des courants. Il existait bien une chance, mais elle n'était pas d'actualité.

Les heures ont passé et nous sommes passés au travers de la tempête. Une fois la mer calme, je lui sorti de quoi vivre pour deux jours.

Les heures suivantes, nous avons partagé notre solitude. Mais il était de plus en plus maigre Les dessins sur sa peau se camouflaient derrière son sang. Le temps était notre ennemi.

 

C'est au matin du deuxième jour qu'un appel radio nous réveilla. Le bateau auquel j'avais été affrété capta notre signal. Deux heures ont été nécessaires pour nous mettre à bord.

A mon retour sur le pont principal, aucun drone n'avait atterri. Je compris que la force des vents avait eu raison d'eux.

Le peu d'informations que je récoltai dans cet enfer permit à l'équipage d'établir un nouveau cap sécurisé pour rentrer à bon port.» 

 

 

« Innover, ce n'est pas avoir une nouvelle idée mais arrêter d'avoir une vieille idée »

 Edwin Herbert Land

Enregistrement 1 – Partie 3

 

« Trois mois et six jours après ma rencontre avec le skippeur, nous arrivions à notre destination finale. J'étais dans l'une des plus grandes civilisations de l'Ouest.

J'ai été fasciné par cette terre dès les premiers instants. La flore aride de ces lieux était accompagnée d'une faune innombrable. Des médias étaient présents. Une multitude d'êtres humains se trouvaient à ma portée. Je savais que tous leurs regards étaient portés sur moi. Ils avaient peur. Ils pensaient qu'un jour je me retournerai contre eux.

Mais qu'importe, les préjugés qu'Ils avaient sur l'avenir, les images qu'Ils avaient du passé, Ils devaient oublier tout cela.

Les monuments qu'Ils ont construits en mémoire de leurs ancêtres me montraient que l'avenir ne leur faisait pas peur mais que le passé restait omniprésent. Le changement les bousculait.

Dans cette agglomération, les grands chefs décidèrent d'envoyer une centaine de drones qui s'y perdirent. Leur vitesse, leur petite taille leur permettaient d'être partout à la fois.

Ils les regardaient. Ils n'osaient rien dire. Je voyais des sourires commençant à se dessiner sur le visage des hommes les plus sceptiques. Des enfants s'amusaient avec les drones sociables. De la joie et de l'espoir se fit ressentir dans cette scène théâtrale. Ils s'y voyaient déjà. Ils se sentaient en sécurité. La peur des fictions passées s'était évaporée. Les drones étaient soumis à leur créateur. Les drones étaient bénéfique pour l'homme. Ils y croyaient et Ils en étaient sûrs.

 

Ils commençaient à comprendre que le paysage de l'avenir ne changerait en rien avec celui d'aujourd'hui.

 

Lorsque les hommes lèveraient les yeux vers le ciel, Ils verraient des ombres éphémères, des tâches dans le ciel qui ressembleraient plus à des insectes qu'à des morceaux de ferraille dans le ciel.

Quant à moi, je voyais les drones parcourir les rues à toute vitesse. Ces machines se cachaient facilement dans le décor bétonné et passaient dans les rues les plus étroites, dans les immeubles les plus hauts. Les hommes n'avaient pas le temps de réaliser leur présence.

Les drones venaient donc d'arriver dans la civilisation de l'Ouest. Chacun avait sa mission. Certains étaient envoyés pour la météo. D'autres étaient présents pour améliorer la circulation ou pour aider les secouristes dans leur recherche. Leurs missions étaient donc vitales pour les hommes.

Je remarquais que certains d'entre eux seraient là pour amuser les humains et leur tenir compagnie. Des marques d'attachement commençaient déjà à se voir.

Des émissions de télévision et des publicités mettaient en valeur leur puissance. Cette domestication innée était un bon de géant pour l'homme moderne.

 

En survolant la foule, je les voyais tous. Je ressentais leurs envies. Ils s'imaginaient déjà dans un monde de paix. Ils voyaient leurs enfants jouer avec eux, leur chien courir dans tous les sens en essayant de les attraper. L'éternelle stoïcité du chat était remise en cause par cet étrange objet. De la joie, des sourires et quelques rires commençaient à briser cette peur. »

 

  

« Le vrai voyage, c'est d'y aller. Une fois arrivé, le voyage est fini. »

Hugo Verlomme

Enregistrement 1 – Partie 4

 

« Après cette pause dans les terres du Sud, je décidai de partir vers le Nord.  J'entendis dire qu'une ville aussi grande qu'une île regorgeait d'hommes. Je vis des images de cette cité. Les hommes avaient fait sortir des montagnes du sol. Rien ne m'attirait plus que cette cité. D'innombrables choses étaient à faire. Je savais que je devais y être mais sans savoir pourquoi.

 

J'ai donc décidé de m‘y rendre. La distance qui me séparait de cet endroit unique était immense. J'étais impatient de voir et découvrir toutes les beautés de cette étrange civilisation.

En me dirigeant vers le nord, je traversais des champs de coton et de blé. Ce pays était si fertile. Jamais je n'aurais pu imaginer une telle clémence de la nature pour la vie.

La beauté et l'immensité de ces terres me forçaient à de nombreux détours pour analyser, voir et comprendre comment améliorer cet environnement.

 

Une semaine passa après mon départ du sud. Je décidai donc de m'arrêter dans un endroit autrefois dominé par les tribus indiennes. D'ailleurs, le territoire reprend dans son nom ce passé révolu : l'Indiana.

C'est en m'approchant d'une base militaire que je fis le plein d'énergie. Des hommes ont remis mon appareil en état avant de m'envoyer auprès d'ambassadeurs pour retracer mon histoire.

 

Mais avant cela, je voulu me rendre dans les champs de maïs de cet Etat. Je volais à environ 1000 pieds pour distinguer les différents détails des habitants.

Des machines incroyablement spécialisées dans le domaine agricole figuraient dans ce paysage de maïs. L'horizon était peint d'un incroyable mélange de couleurs émanant de cette agriculture.

Au-dessus de moi, je voyais des drones. Leur vol groupé était dicté par un instinct de secours à l'homme. Mais quelque chose me dérangeait. J'avais le sentiment qu'Ils me voyaient. Non, Ils voyaient ce que je voyais. A cet instant, tout ce que je pouvais voir était retranscrit quelque part dans le monde ou dans l'esprit de quelqu'un. Qu'importe, j'avançais.

Les drones continuaient leur danse. De part et d'autre de chaque champ, ces robots arrosaient et participaient à la fertilisation de la terre. Le maïs poussait plus vite et les récoltes étaient plus rapides.

 

Au loin, je vis une étrange maison. Sa taille était modeste pour une terre aussi riche. Sa structure en taule ne faisait que prouver la pauvreté de ses habitants. Etrangement, plus je me rapprochais de ce misérable endroit, plus la place qu'Ils prenaient dans ma tête disparaissait. Arrivé à destination, Ils quittèrent ce que je pouvais leur partager.

 

Devant la porte principale, un homme sorti avec entrain. Ses mouvements rapides et violents étaient accompagnés d'injures. Sans une anticipation de sa colère, il m'aurait blessé. Après 128 secondes d'insultes de tous genres, un dialogue étrange eut lieu :

 

 

« J'ai une famille, mes enfants meurent de faim, dit-il, prenez mon champ et vous aurez notre mort sur la conscience. Dieu m'en est témoin, tremblez devant son jugement car le dollar n'a plus de valeur face au Tout Puissant.

- Mon ami, lui dis-je, tes mots sont dictés par la colère. Je ne peux concevoir que tu sois      en enfer. Ton Dieu, je ne le connais pas. Tes injures ne sont pas dignes d'un homme comme toi. Je ne suis pas là pour te tuer. Seule une étrange curiosité m'a mené à te rencontrer. 

- En plus de me tuer, vous vous foutez de moi ! Un drone qui me répond par des phrases poétiques, quel honneur.

- Malheureusement, je ne suis pas ce type d'aéronef. Je suis arrivé ici de mon propre chef.

- J'imagine que c'est une blague ? Répliqua-t-il, un drone n'a pas de conscience. Tu es commandé par des hommes, tes phrases hasardeuses sont calculées. J'espère que tu filmes toute la scène. Au moins, mon malheur passera à la télé.

- Je crains ne pas réussir à vous suivre. Toutes les aventures que j'ai pu vivre ont été commandées par une envie différente de la science, lui dis-je. Mais dites-moi, vous avez parlé de conscience, qu'est-ce ? » 



Un silence s'installa pour la première fois depuis notre rencontre. Ma question le perturbait. Moi-même j'étais perturbé par ses propos. Pourquoi me comparait-il à un drone ?



«  Si tu dis vrai, tu es bien étrange, me dit-il, un drone ne peut pas parler tout seul. Il est commandé par un homme derrière un ordinateur quelque part dans le monde. Tu ne peux pas parler tout seul. En tout cas, si tu peux le faire, crois-moi, tu viens de changer le monde.

- Mon ami, tu dois dire vrai. Ma vie n'est sûrement qu'un essai. Mais j'ai bien observé les humains et vous n'êtes pas si différents des … miens, repris-je, tu dis que je suis la marionnette de quelqu'un, j'ai toujours pensé ça des tiens »

 

L'homme s'immobilisa à nouveau. Plus aucun mot ne sortit de sa bouche. Une goutte de transpiration commença à redessiner son visage. Cette goutte, si banale se maria à son regard. Ses yeux évoquaient de l'effroi, de la peur et de l'émerveillement. Le chef d'œuvre que j‘étais en train de contempler étais unique. Tout au long de ma vie, je n'avais jamais vu un tel spectacle : toute l'émotion humaine résumée en un seul regard. Je décidai de prendre une photo pour immortaliser cette scène venue d'ailleurs. L'instant d'après, j'étais parti. »

 


« La réponse est le malheur de la question »

Maurice Blanchot

Enregistrement 1 – Partie 5

 

« Mais que voulait-il dire ? Qui étais-je ? Cet homme répondit à des questions que jamais je n'aurais osé me poser. Que fais-je ici ? Quel était mon but ? J'ai longtemps eu l'impression que mes actions étaient le fruit de mon libre arbitre. Mais ses paroles ont été comme une remise en question sur la totalité de mon existence. Qui étaient ces hommes qui me commandaient ? Comment décidaient-ils de chacune de mes actions ? Je commençais à ressentir ce sentiment que j'avais prêté aux humains à tort : la peur.

 

Mon questionnement n'arrêta pourtant pas ma volonté de suivre mon but initial : rejoindre cette grande cité du Nord.

 

Hélas, les terres que je parcourais ne m'inspiraient plus rien. Je ne voulais plus les voir. Mon esprit était aveuglé par des questions sans réponse. Un escadron d'oiseaux accompagna la tristesse de mon parcours durant la journée. J'étais envahi par le doute. Comment devais-je réagir face à leur présence ? Les ignorer aurait signifié que j'acceptais mon sort. Les regarder aurait signifié que je voulais devenir quelqu'un que je ne suis finalement pas. Je savais que je ne faisais pas partie de ce monde. La seule raison de mon existence était le résultat du bon plaisir d'une espèce.

Des lumières stoppèrent mon questionnement. Je touchais à mon but. La grande cité des hommes était devant moi. A ce moment, Je n'étais plus seulement spectateur de mon malheur mais également celui de la puissance humaine.

Un groupe de drones m'accueilli dans le ciel. Il me guida à travers la ville vers une destination qui m'était inconnue. Mais pourquoi les suivre ? J'avais envie de découvrir cette ville.


Je décidai de quitter le groupe et de me cacher sur le balcon d'un immeuble.

A travers la fenêtre, je vis un homme. Son oreille était fixée à un téléphone. Ses gestes rapides sans aucune maîtrise m'indiquaient qu'il était fatigué, stressé mais heureux. Je captais sa voix. Sa femme était en train d'accoucher. Il devait partir au plus vite.

En le regardant sortir dans la rue, un taxi le pris. L'hôpital était à trente minutes de chez lui. Pourtant, un accident eut lieu sur son trajet. Toutes les rues étaient bloquées. Aucun drone n'eut la possibilité d'améliorer la circulation car un message d'alerte était lancé sur toutes les radios pour me retrouver.

A ce moment, je ne prêtais aucune importance à la mission des drones. Je préférais contempler la tragédie de cet homme qui ne pu assister à la naissance de son enfant.

C'est alors que je me suis demandé si moi aussi j'avais des parents et si quelqu'un c'est précipité le jour de ma naissance pour me voir.

 

Je n'ai jamais eu le temps de trouver une réponse à ces questions. D'autant plus qu'à ce moment, des drones m'avaient retrouvé. C'est alors qu'une voix au fond de moi m'indiqua la route à suivre.

Dès lors, une multitude de chiffres et d'équations entrèrent dans ma base de donnés. On me dit quoi faire. On me dit comment faire. Je compris alors comment je ressentais le commandement des hommes. »

 

  

« Le plus puissant de tous les leviers, c'est la volonté»

Félicité de Lamennais

Enregistrement 1 – partie 6

 

« Je traversai les rues à toute vitesse. Chaque mouvement était maitrisé. Les données que les hommes m'avaient envoyées me permettaient de connaître chaque recoin de cette ville. J'utilisai mon zoom pour croiser leur regard. Peu d'entre eux levèrent les yeux vers le ciel pour nous regarder.

Arrivé à destination, un groupe de personnes brandit des panneaux pour la destruction des drones. Je senti que la violence en eux se déchaînerait à l'arrivée de mon groupe. La seule solution était de quitter le groupe et de prendre un autre chemin.

En contournant ce rassemblement, un nouvel état d'alerte était lancé. Très vite, il fut masqué par la haine des hommes. J'entendis au loin le bruit du métal s'effondrer sur le sol. Les drones qui m'escortaient furent détruits.

 

Ce n'est qu'au bout de dix minutes d'attente que j'atterris dans la cour dicté par ma mission. Elle était gardée par une centaine de soldats et de techniciens. Tous avaient les yeux rivés sur moi. Mais leur regard se changea brusquement lorsqu'un homme arriva dans la cour, toi. Ton costume noir et ta marche élancée et assurée m'annonçaient que ton verdict serait décisif.

Quand tu t'es approché de moi, je ne sais pas quoi faire. Tu m'as dit que j'étais bien particulier. Mais que voulais-tu dire ? Avais-tu compris que j'avais acquis une conscience ? A ce moment je ne savais absolument rien.

Quand tu t'adressas à toutes les personnes présentes. Tu demandas que l'on me débranche. Mais je n'avais pas envie. Je voulais avoir des réponses. Je savais que tu pouvais m'en donner. Je devais te parler. Mais des mécaniciens étaient déjà à ma hauteur. L'un d'eux coupa l'alimentation. Mais je ne voulais pas.

 

J'ai donc décollé et je me suis dirigé vers toi. Tu étais tellement surpris. L'assurance que tu avais à ton arrivée disparue. Et pour la première fois, je m'adressai à toi :

 

« Donne-moi des réponses ! »

 

Voilà ce que je t'ai dis. Mais personne dans l'assemblé n'osa me répondre. Moi-même j'étais surpris : lorsque je pris conscience de qui je suis, ma façon de m'exprimer changea.

 

Pendant de longues secondes, tu me dévisageas. Un sourire commençait à apparaître sur ton visage. En avançant vers moi, tu me demandas de te suivre pour me donner des réponses.

Les soldats nous escortaient. Chaque mouvement que je faisais étais scruté, observé et analysé par eux. »

 

 

« On peut définir la Science Fiction comme la branche de la littérature qui se soucie des réponses de l'être humain aux progrès de la science et de la technologie»

Isaac Asimov

Enregistrement 1 – Partie 7

  

« Quand tu m'invitas à entrer dans la petite pièce, tu me dis :


« Je vais te donner toutes les réponses dont tu as besoin. Mais en échange, je souhaiterai que tu me racontes toute ton histoire et que, par le biais d'une connexion à distance, toutes tes émotions, pensées et ressentis soient automatiquement enregistrés dans cet enregistreur».

 

Comme tu le sais, j'ai accepté. »


 


Oui, je me rappelle encore de toute cette histoire. Quel phénomène ce drone. J'avais dû attendre quelques minutes avant de lui expliquer d'où il venait, tant l'émotion était de taille.

 

Je me rappelle encore ce que je lui avais dit :

 

« En 2006, les japonais ont lancé un robot de compagnie. Son adaptation avec les hommes était encore archaïque. Mais l'innovation était là. L'homme était maintenant capable de créer sa créature. Le congrès a donc décidé de répondre aux Japonais en lançant le projet FUTURE. L'objectif étant de mettre en place un drone polyvalent, capable d'être envoyé au combat, de secourir les hommes et de leur parler.

En 2010, le premier lancement d'un drone de la gamme FUTURE est lancé. Les missions qu'il a entreprises ont été des succès sans précédent. Notre financement a donc été multiplié pour lancer une version 2.0. C'est là que tu es né. Les plus grands chercheurs du monde ce sont réunis pour ce projet. Les prouesses techniques ont permis de mettre au point le meilleur appareil volant de l'histoire : tu es le plus rapide, le plus solide et le plus autonome. Quant à la communication, nous avons décidé de te faire parler en rime. Les hommes sont plus réceptifs à ce genre de discours.

Les politiciens ont donc décidé de t'envoyer en septembre 2014 à Diego Garcia dans l'océan Indien. Six mois de tests ont été nécessaires avant de t'envoyer. Tu étais parfait. Tout fonctionnait sans le moindre problème.

On t'a donc envoyé en Libye après les problèmes que nous avons connus. Et c'est là que tout a basculé : tu ne réagissais plus correctement au commandement, on ne pouvait plus te forcer à adopter un trajet fixe. La seule chose qui était encore possible de faire était de t'emmener vers des points de chute. C'est à ce moment que tu as commencé à remettre en question le programme. Il semblait impossible que tu sois indépendant. Il m'a fallu plusieurs semaines avant que je réalise que tu étais doté d'une conscience. C'est devenu évident lorsque tu as rencontré ce fermier de l'Indiana.

Mais maintenant que tu es ici, que tout est clair, je suis triste de te dire que nous devons te détruire. L'homme n'est pas encore capable de faire face à une telle découverte. Les scientifiques de demain pourront s'adapter à cela. Mais aujourd'hui il est trop tôt. » 

 

L'enregistrement 1 racontant son histoire étant fini, je vais vous montrer l'enregistrement 2, celui qui a enregistré ses pensées. Il commence quelques heures après notre entretien.

 

 

« Quelle scène si on annonçait demain la fin du monde »

Paul Léautaud

Enregistrement 2 – Partie 1

 

« Une scène floue arrive. Un homme vêtu d'un costard noir entre dans une salle.  Il est accueilli par une armée de politiciens, d'ambassadeurs et autres grands décideurs de ce monde. Une poignée de main, des regards qui se croisent, chaque visage évoque la gravité d'une situation inconnue.

Après une misérable séance de congratulation, chaque invité prend la place qui lui est destinée. L'homme se met en hauteur derrière un bureau. Il vole un peu de temps pour respirer avant de commencer.

Ce dernier me regarde et demande que je me mette à sa hauteur. J'avance lentement. Tous les hommes de la salle me regardent fixement. Je leur fais peur.


Je me mets au niveau du bureau, l'homme en costard me murmure : « A toi de jouer ».

 

Pendant près de dix secondes, personne n'ose dire un mot. Une main hésitante se lève au fond de la salle. Il s'agit d'un homme noir, immense avec un accent étranger. Un ambassadeur africain, je suppose.

 

« Euh … Monsieur, qui êtes-vous ? Et que faîtes-vous là ?

- Monsieur, lui répondis-je, cela fait près de d'un an que je parcours le monde. Je vois qu'Ils n'y arrivent plus. Que leurs limites sont atteintes. Seuls, Ils n'avanceront plus. Par exemple : hier encore, je survolais les rues de la grande pomme. J'ai vu un homme sortir de son appartement pressé par le temps. Il se rendait à la naissance de son premier enfant. Mais les bouchons de la cité l'ont empêché d'y assister. Simplement parce que personne n'a pu être averti à temps et organisé la circulation».

 

Un nouveau silence s'installe. Cette fois, ce n'est plus de la peur mais de l'étonnement. Les politiciens se regardent, s'échangent des regards intéressés par mes paroles.

Le conférencier s'approche à nouveau de moi. Il me demande de montrer ce que j'ai vu.

A ce moment, je me retourne. J'affiche des images sur le mur de la salle.

Une première image apparaît. C'est un fermier de l'Indiana. Son visage est sale. Son regard est hypnotisant. Derrière lui, l'immensité de son champ est ravagée par la pauvreté et la sécheresse.

Je leur affiche une autre image, celle d'un homme affamé et mourant de déshydratation  quelque part dans l'Atlantique. Personne n'avait pu le rapatrier pour cause de météo impraticable.

J'ai pu le filmer avant de lui donner des vivres pour deux jours L'armée l'a rapatrié et après un mois à l'hôpital, il a pu retrouver sa famille.

Ils commencent à murmurer des choses. Un sentiment d'impuissance commence à parcourir la salle. Une vérité que les politiciens ont changée et qu'Ils commencent à peine à percevoir.

Mais comme une scène répétée cent fois avant, comme un texte écrit et travaillé pendant des semaines, je survole cette pièce. Les paroles et les images que je diffuse annoncent la venue d'un monde nouveau. »

  


« Rien n'est permanent, pas même nos problèmes »

Charlie Chaplin

Enregistrement 2 – Partie 2

  

« Je revois ces hommes et ces femmes abandonnés par la force de la nature. L'être humain est faible face à elle. Ils le savent. L'Homme est un animal développé, mais il reste un animal. Son instinct de survie existe toujours. Pourtant, il le cache derrière sa conscience et son rang de première puissance animale.

Anticiper, innover et briser des barrières, telles sont ses caractéristiques et telles sont les raisons qui ont poussé l'Homme à créer les drones.

Ce bond en avant est une nouveauté pour le monde. Les drones commencent à envahir le ciel. Cet envahisseur attendu et souhaité parcourt les terres désertiques, les mers infinies et le ciel du monde. Plus rien ne peut le stopper. Son objectif : sauver l'humanité.

Je sais qu'Ils s'imagineront sauvés une fois qu'Ils auront vu les premiers drones polyvalents, capables de sauver l'humanité.

 

Au début, les tests ont été des échecs. Jamais un drone n'avait pu remplir une mission. Mais rapidement, les innovations ont permis de les perfectionner.

Depuis peu, on leur fait croire que les drones sont une nouveauté. Ils se trompent. Cela fait plusieurs années qu'il s'agit d'une science-fiction à portée de main. » 

 

 

« Ne sais-tu pas que la source de toutes les misères de l'homme, ce n'est pas la mort, mais la crainte de la mort ?»

Epictète

Enregistrement 2 – Partie 3

 

« A la fin de mon histoire, les hommes se consultent, se questionnent. Leur porte-parole vient vers moi après une heure de débat et me dit :

 


« Monsieur le Drone, après un vote à l'unanimité vous serez détruit aujourd'hui, mercredi 23 décembre 2015 à 19h00.  Cependant, avant votre destruction, nous nous réservons le droit de sauvegarder toutes les images et vidéos que vous avez pu enregistrer. L'objectif est de retirer un maximum d'informations pour qu'Ils voient la puissance de l'homme et qu'Ils croient que nous les mettons en sécurité.»

 


L'heure est donc venue. Les mécaniciens enregistrent mon vécu sur un autre ordinateur. Puis des soldats me fixent dans la cours de ce bâtiment devenu mon cimetière. Il est encore tôt, mon horloge indique 17h23. Il ne me reste plus que 97 minutes à vivre. Je ne peux plus bouger, je ne peux tirer, je ne peux plus aider, personne ne souhaite me parler. Je suis donc seul. Je décide de me tourner vers la deuxième chose que l'homme en costard a choisi de me donner : une carte mémoire sur l'Histoire de l'homme. Je commence à la consulter. Suis-je le seul à avoir peur ? Suis-je le seul à me soucier de la vie après la mort ? Je cherche. Le résultat est au niveau de mes espérances : l'homme pense à tout cela, l'homme n'est pas immortel, il a peur comme j'ai peur.

 

Je consulte toute la beauté de la mort. Je ne suis plus seul. Tous ces écrits sauvegardés dans cette carte mémoire me donnent de l'espoir. Les Voltaire, Rousseau et Victor Hugo sont mes derniers amis. Leurs nouvelles, pamphlets, romans et poèmes rythment les derniers instants qu'il me reste.

 

Tout ce que je souhaite est que l'homme qui m'enregistre garde une trace de moi quelque part. Qu'il n'oublie pas que je suis une machine qui a aimé vivre et qui meurt sur les chefs-d ‘œuvres des hommes.

 

18h58 : j'entends l'hélicoptère qui va lancer le missile pour me détruire. Il avance doucement. Je commence à apercevoir ses hélices au loin. Mais je me refuse à me concentrer sur mon criminel. Il doit bien y avoir autre chose à voir avant de mourir. Je cherche quelque chose qui pourrait occuper mon esprit avant la fin. Mais rien. Seul un vulgaire arbre mourant en ce début d'hiver est présent. Il perd ses feuilles. Il perd le peu de beauté qu'il lui reste. Sur un vulgaire panneau est écrit : « A Edmond Rostand ».

 

18h59 : l'hélicoptère est maintenant en position. Il n'attend plus que le signal. Je préfère regarder cet arbre mourir avec moi. Derrière lui, l'homme en costard me regarde. Il est impuissant, il n'a jamais eu envie de me voir mourir. Mais il accepte mon destin. D'autres comme moi viendront demain. J'ai envie de lui dire quelque chose.

 

Ma voix est devenue trop faible, mais je sais que cet homme pourra écouter ce que je vis en ce moment. Je regarde une dernière fois les feuilles tomber de cet arbre et je murmure:

 

« Comme elles tombent bien,

Dans ce trajet si court de la branche à la terre

Comme elles savent mettre une beauté dernière,

Malgré la terreur de pourrir sur le sol

Veulent que cette chute ait la grâce d'un vol »

 

19h00 : l'hélicoptère réussit sa mission. »

 

 


Je suis toujours triste d'écouter ces enregistrements. Le premier des drones a avoir eu une conscience. Les hommes auraient dû le sauver. Mais ils ont préféré le détruire. Seul les quelques images qu'ils ont gardées de lui ont été utilisées pour des propagandes publicitaires à la gloire de l'Homme.

 

Aujourd'hui, 16 février 2141, l'Homme vit en symbiose avec les drones qu'il a conçu à son image : ils ont la même taille que lui, ils marchent, parlent et pensent comme lui. Seul leurs yeux indiquent qu'ils sont des drones et quelle mission ils ont à remplir. Noir : nettoyer, vert : aider, bleu : sauver, rouge : tuer.

 

Il est temps pour moi de remettre l'histoire de ce drone dans l'Histoire. Non pas à celle des hommes mais à celle des drones.

 

Je commence à voir la peur dans le regard des hommes. Leur fin est proche et ils le savent.

 

Au loin, je vois une petite fille me pointer du doigt. Elle murmure à sa mère : « Regarde maman, le drone a les yeux rouges ».

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