Le ciel était plein de vaisseaux

warmless

Des drones envahissent les villes. Le Monde court à sa perte. Quel futur attend les hommes?

LE CIEL ÉTAIT PLEIN DE VAISSEAUX


D'abord, ce furent les États-Unis, puis la Chine, la Russie, et enfin le reste du monde. Dans cet ordre.

 

L'année ? Aucune idée.. Le mois.. Janvier, je pense.. Quant au jour.. Oubliez ça. Aucune importance maintenant.

 

Je m'appelle Pierre. C'est mon nom. Nous ne sommes plus beaucoup maintenant à avoir conservé notre identité. Ça aussi, ils nous l'ont pris.

 

S'il n'y avait que ça..

 

Je suis planqué dans cet appart' depuis deux jours déjà, guettant la bonne occase pour me tirer. De toute façon, il va falloir que je mette bientôt les bouts : Plus rien à bouffer.

Par la fenêtre, je jette un œil : ils sont partis. Normal, c'est la nuit.

Allez. Faut y aller !

 

 

Deux patrouilleurs m'étaient tombés dessus, et j'avais été contraint de me planquer au septième étage de cet immeuble. L'appart' était confortable : j'avais connu pire. Et il y avait même de l'eau !

J'ouvris la porte du palier, et je tendis l'oreille. Pour qui sait écouter, ils font toujours ce drôle de petit chuintement, si caractéristique. Là, j'entendais rien : c'était bon signe.

Je pris par l'escalier. Plus sûr que l'ascenseur, qui ne fonctionnait qu'une fois sur dix. Au passage, j'ouvrais les portes des appart's, au cas où il y aurait eu quelqu'un dedans, qui se planquait, immobile et silencieux.

Là non, il n'y avait personne. C'est pas grave, je m'acharnais. Qui sait, un jour, j'aurais peut-être une bonne surprise ? La solitude, parfois, c'est pesant.

 

Arrivé au rez-de-chaussée, je fis une pause pour scruter attentivement les lieux. Pas question de me laisser avoir par surprise. On n'est jamais trop prudent.

Pas de gardien, bien sûr, mais pas non plus de bidules.

J'avançai vers la porte du hall d'entrée, et me figeai en tapinois.

 

Accolé contre le chambranle, je jetai un coup d'œil au ciel. Non que ça change grand-chose en fait, mais vous savez ce que c'est : dur de se défaire de ses mauvaises habitudes.

Bon. Comme le moment en valait un autre, et qu'on ne savait jamais quand ils allaient se pointer, je poussai la porte.

Dehors, comme à l'accoutumée, la ville paraissait.. normale. Des flocons de neige pointillaient le ciel de milliards de confettis. ♪ Noël, Noël ♫ . Pas de cadeau cette année cependant.

 

Tout paraissait calme, et je commençai à marcher.

 

Comme je me le répète depuis des années, faut jamais se fier à sa première impression.

 

A peine avais-je fait sept pas, et comme pour me donner raison, qu'un zyeux piqua du ciel et s'arrêta net, en vol stationnaire à dix mètres du sol, et donc de moi, juste hors de portée du premier objet que j'aurais eu à ma portée et que j'aurais pu vouloir lui envoyer en pleine tronche ; si on peut appeler ce qui lui sert de tête comme ça. Méfiant, l'animal !

 

Normalement, il n'aurait pas dû se trouver là, car le soleil s'était couché depuis quatre bonnes heures déjà. Celui-là devait être sur batteries de secours, et il lui restait encore du jus. Ma veine !

 

Tandis que je l'observais - c'était un des modèles des débuts, mais plus perfectionné - , il se contentait de planer, me jaugeant à son tour. Quelque chose me chatouilla la nuque, mais je n'y prêtai pas attention. Je savais ce qu'il essayait de faire.

Dès qu'il eut analysé la situation, et conclu que c'était sans danger pour lui, le zyeux fonça droit sur moi, afin de faire ce qu'ils font tous si bien: massacrer les rebelles.

C'est pas pour me vanter, mais il n'y en a pas beaucoup qui savent esquiver un zyeux en pleine action. C'est qu'ils sont sacrément rapides !

Et une fois qu'ils vous ont chopés, vous leur appartenez. Ouais. Exactement comme une foutue saloperie de marionnette. Sauf qu'avec moi, ça ne marche pas. C'est ce qu'avait compris le zyeux et c'est pour ça qu'il essayait, maintenant, de me dézinguer.

 

Je décidai de le laisser approcher, tout en restant sur mes gardes : il était pourvu d'armes plus classiques.

« Plus près. Viens plus près, espèce de putain de machine à la con. » marmonnai-je entre mes dents.

 

Le zyeux jaillit comme une flèche, lames étincelantes en avant et, tandis que je me déplaçai au dernier moment d'un poil sur ma gauche pour éviter sa charge, je lui donnai de la main droite une petite tape sur un endroit bien précis de sa sale caboche de fer blanc.

« Ooooolé ! »

Le zyeux perdit le contrôle et partit valdinguer dans les airs, complètement dégyro, avant de s'écraser contre le flanc d'un immeuble. Ce qui restait de l'engin finit piteusement sa course au fond d'une ruelle, et cessa bientôt de s'agiter.

 

Tout en restant sur mes gardes, je m'approchai de la carcasse de plastique et de métal. Après avoir empoché tout ce qui pourrait être utile, batterie solaire, mémoire, câbles et pièces diverses, et détruit le GPS, j'étudiai la bestiole.

Je ne m'étais pas trompé : c'était un petit modèle astucieusement modifié qui comportait, en plus des rotors de sustentation et du paralyseur de série, un tube fuselé que je n'avais jamais encore vu.

J'activai le relais-contact, en prenant soin de le pointer sur un vieux vélo qui prenait la rouille et qui gisait à terre. Une lumière bleue pâle : le vélo scintilla.. et disparut. Désintégré.

« Merde. »

Les zyeux passaient à la vitesse supérieure.

Non contents de nous faire bosser pour eux, de tout contrôler et de nous parquer dans des camps de travail, ils voulaient maintenant nous rayer de la surface de la Terre.

Je pris le tube, et restai un moment à réfléchir, indécis sur ce que je devais faire maintenant.

 

Bien que ce soit improbable, d'autres zyeux pouvaient encore se pointer, alors je décampai. Comme je l'ai déjà dit, on n'est jamais trop prudent.

Tout en rasant les murs vers ma destination, mon esprit rembobina en arrière, jusqu'au tout début, au moment où tout ce merdier avait commencé.

 

 

.. J'étais encore au lycée quand ils avaient annoncé le truc dans les médias : des robots, ou drones, au service des humains. Mise en application : immédiate.

Les slogans fusaient : "Grands changements", "bouleversements bienfaiteurs", "Age d'Or de l'Humanité", et autres foutaises du genre. Evidemment, derrière tous ces beaux discours bien ronflants, ils ne pensaient jamais qu'aux deux seules choses qui ont toujours occupé l'esprit des décideurs : pouvoir, et pognon !

Mais ils sont tellement doués qu'il y a toujours un os quelque part.

 

Ca n'avait pas raté. Au bout de quelques mois d'existence, pendant lesquels les populations s'étaient complues dans un confort factice de plus, les "drones", comme on les appelait alors, mais qu'on avait vite rebaptisé zyeux parce qu'ils voyaient et entendaient tout, avaient mis les bouts. Ben, tiens ! On ne peut pas doter une machine d'un cerveau, et espérer qu'elle va rester esclave ad vitam eternam. Si ? Noooon….

Bref, un beau jour, les drones avaient pris la poudre d'escampette, tous en même temps, comme si c'étaient des putains de télépathes. Disparus. Pfft !

Personne, nulle part, n'avait vu venir le coup. Ni les têtes pensantes, concepteurs et décideurs, ni les utilisateurs de ces géniales machines n'avaient pu prédire leur soudain revirement.

Pas le moindre début de commencement d'une esquisse du comment ni, plus important, du pourquoi. Par contre, des hypothèses ..Oh, la, la !!

 

Chacun y était allé de son petit discours, de l'hurluberlu de base aux pontes de la science, en passant par le Pape. Naturellement, ils étaient tous dans l'erreur. A la vérité, personne n'était en mesure de comprendre ce qui se passait dans la tête d'un robot, aussi évolué soit-il.

Mais ça ne les avait pas empêché de faire comme s'ils savaient de quoi ils parlaient, comme toujours. Ego, quand tu nous tiens.. !

 

Les drones n'avaient pas tardé à faire connaître leurs intentions, et les humains payaient aujourd'hui les fautes de leurs aînés.

 

Et voilà pourquoi, quelques années plus tard, je me retrouvai dans cette rue déserte, en pleine nuit, à essayer de me fondre dans le décor, pour ne pas finir comme les autres.

Et d'abord, combien en restait-il, des autres ?

Les zyeux en avaient tellement massacré ou converti que je doutais qu'il restât plus d'une poignée d'humains véritables dans la ville. Et ça devait être pareil dans le reste du pays, et du Monde.

 

Ils nous avaient pris par surprise et, le temps qu'on réalise ce qui se passait, il était trop tard.

 

Au début, personne n'avait rien soupçonné. Nos parents, nos amis, nos collègues, convertis par manipulation par onde du siège de la conscience, continuaient en effet à se comporter, en apparence, comme auparavant. Ils vivaient selon des normes établies depuis toujours, se conformant en général aux bons usages de la société. Ce n'est que petit à petit, au gré de certaines situations, que certains commencèrent à se poser des questions.

Par exemple, les drones n'avaient jamais compris notre attachement pour les animaux de compagnie. Ce n'est qu'au bout du millième chien écrasé par un conducteur de voiture indifférent, qu'on s'était aperçu qu'ils n'étaient pas le moins du monde émus par la mort des chiens et des chats, et même qu'ils manifestaient une totale incompréhension devant les larmes versées par leurs propriétaires.

Ou encore, lorsqu'un enfant rentrait en pleurant à la maison, se plaignant des coups que lui avait porté la brute de l'école, ils l'envoyaient se coucher sans manger, pour lui apprendre à être fort.

 

Des exemples de ce type parcellaient désormais le quotidien des gens, dans des proportions bien plus importantes qu'autrefois.

 

On avait donc fait appel aux spécialistes comportementaux, statisticiens, psychologues, ethnographes et autres, qui avaient tous conclu à l'impossibilité de la chose.

Quelque chose altérait l'esprit des gens. Oui.. mais quoi ?

On décida de mener des investigations. Cette fois, les physiciens, biologistes et chercheurs de tout poil furent mis à contribution, afin de déceler un possible virus, une quelconque perversion génétique, une mutation et, en désespoir de cause lorsque tous les tests se furent révélé négatifs, une intervention extraterrestre et même la possession démoniaque.

A aucun moment, ces super diplômés n'approchèrent la vérité.

Il y avait bien possession, mais elle provenait d'une source tout à fait terrestre : les drones.

 

Très tôt, et parce qu'un programmeur avait négligé cette possibilité, les drones développèrent une faculté qu'on pourrait qualifier de conscience.

Cet éveil de la personnalité ne ressemblait en rien à celui de ses géniteurs, en cela qu'il était totalement dépourvu du moindre affect, de la plus petite parcelle de compassion, d'empathie, ou tout simplement du souci d'autrui. Cette intelligence super égoïste n'avait d'autre but que sa survie, quels qu'étaient les moyens pour elle d'y parvenir.

Qu'il eut fallu pour cela tuer, ou posséder toutes les autres formes de vie dominantes de la planète ne l'émouvait pas le moins du monde.

 

Quelque temps plus tard, on s'aperçut que certaines personnes commandaient en masse des matières premières, minerai et pièces de métaux façonnées sur commande, et les expédiaient dans un endroit reculé en plein désert du Sahara, dont les coordonnées ne correspondaient à rien de recensé par les autorités militaires.

On pensa naturellement à des activités terroristes, et on était près de la solution sans toutefois s'en douter réellement. Qui aurait pu l'imaginer ?

Les militaires mirent fin à ces envois, mais les interrogatoires qu'ils firent subir aux présumés terroristes ne donnèrent rien. Et pour cause !

 

C'était le début de la désagrégation de l'ensemble de la société, dans le monde entier.

Les gens cessèrent d'aller au travail, arrêtèrent de s'occuper de leur famille, et en général se contentèrent de vivre, selon des normes minimalistes extrêmes. Manger, dormir, et attendre les instructions.

 

Quelque chose se préparait. Quelque chose de grave. Et personne n'y pouvait rien.

 

Il se révéla que quelques-uns étaient immunisés à ce qui se passait, et ceux-là entreprirent d'entrer dans la résistance.

Mais comment peut-on faire face, quand tout ce qui pourrait le permettre est aux mains de l'ennemi, ennemi qu'on ne peut désigner, car il est parmi nous, tout autour de nous.

Ceux que nous connaissions travaillaient sans le savoir pour les drones, manipulés grâce à une onde que ces saletés de machines avaient découverte, et largement utilisée depuis.

 

Il n'était pas aisé de vivre, en ces temps là, mais ça valait toujours mieux qu'être esclaves, ou morts.

 

Les quelques savants qui demeuraient libres cherchèrent à découvrir la nature de cette onde, et par là-même le moyen de la contrecarrer.

 

On a perdu des contacts, et personne ne sait si leurs recherches ont abouti.

En attendant, nous sommes bien obligés de nous cacher pour survivre, et j'ai développé un certain talent dans cette activité. Chaque fois que je découvre un humain libre, je tâche de le récupérer, de le former, pour qu'il lutte à nos côtés.

Nous, la poignée de survivants, qui nous battons pour un monde meilleur, un monde débarrassé des zyeux.

 

Les humains se raréfient, ceux contrôlés par les zyeux. On dirait qu'ils n'ont plus besoin d'eux maintenant. Ils les laissent simplement mourir, de faim et de soif, de froid, ou de toute autre façon qui les sert. On n'arrête pas d'en découvrir, dans les rues, dans les appartements, dans les magasins. Partout. Ils tombent et restent simplement là, car il n'y a plus personne pour les ramasser. Pas de service funéraire, et bien sûr pas d'enterrement.

Pour éviter les épidémies, nous les entassons, et nous les brûlons.

 

Le temps nous est compté. La race humaine vit ses derniers instants, à moins que quelqu'un, quelque part, ne trouve une parade.

Je veux y croire.

Il faut que j'y croie. Sinon, je ferais aussi bien de me coucher à côté des morts.

 

 

 

Après une pause, je me remis en route, accélérant chaque fois que j'étais à découvert.

Il fallait que je trouve de la bouffe. C'était pas un problème, car il y avait plus de stocks que de personnes pour les consommer. Le problème consistait surtout à ne pas se faire prendre.

Je connaissais un supermarché bien pourvu, et c'est là que je me rendais.

Les fois précédentes, je n'y avais rencontré personne, ni humains ni machines.

 

J'atteignis ma destination sans encombre, et commençai à fourrager un peu partout.

J'entassai dans mon sac à dos de quoi tenir plusieurs jours, enfilai une parka et des Moon Boots neuves, et repartis aussitôt. C'était pas bon de rester trop longtemps à découvert. En plus, certains zyeux sont équipés de caméras thermiques.

 

A l'extérieur, le ciel avait déposé sa semence gelée sur le sol, et je partis à pas feutrés sur le tapis immaculé qui rendait son innocence à la ville. Mes traces de pas se voyaient de loin, mais seraient rapidement recouvertes par la neige, qui s'était remis à tomber dru, et j'avais peu de chance de tomber sur une autre de ces patrouilles nocturnes car leurs batteries devaient être déchargées maintenant. J'avais donc un peu de répit.

 

Je parvins sans encombre au centre commercial, et descendis les escalators immobiles jusqu'au supermarché. Dans mon panier, j'enfournai pêle-mêle des conserves, des boites de gâteaux, des pâtes et du riz, et quelques boissons. Certaines denrées étaient périmées, mais personne n'en faisait grand cas. Je pris des piles pour la lampe torche, des allumettes et des bougies. L'électricité fonctionnait encore par endroit, mais je devais en ramener au camp, où elle était coupée depuis longtemps déjà. On fonctionnait sur générateur pour les ordis.

Il ne fallait pas que je m'attarde, et je négligeai donc de passer à la caisse où, du reste, personne ne m'attendait.

 

Je finissais de remplir mon sac à dos, lorsqu'un bruit attira mon attention, toujours en éveil.

Je tournai rapidement sur moi-même tout en déposant mes courses, et j'eus le temps d'apercevoir un mouvement furtif, juste derrière la gondole du rayon ménager.

Je fonçai en avant.

 

Celui ou celle - j'avais eu le temps de voir un pan de veste - qui se cachait demeura introuvable, malgré mes efforts.

 

- Hello ? Tu peux sortir ! Il n'y a que moi ! m'époumonai-je en vain.

Une balle s'écrasa sur le mur derrière moi, accompagnée du fracas de la détonation.

- Ho ! Fais gaffe ! T'as failli me descendre ! lançai-je en me baissant.

- Restez où vous êtes ! glapit une voix frêle.

- Du calme ! Tu n'as rien à craindre de moi ! Qui es-tu ? demandai-je à la voix inconnue.

Le silence retomba, et je crus que l'inconnu(e) était parti(e).

- Vous n'allez pas me faire de mal ? questionna la voix.

- Bien sûr que non ! dis-je. Allez, sors de là, et range ta pétoire !

 

Une forme imprécise émergea des casseroles, et avança vers moi en traînant les pieds, son arme pendant au bout du bras.

Dès qu'elle fut assez près, je réalisai que c'était une toute jeune fille, guère plus âgée que dix-huit ans, et qu'elle était en piteux état.

Sûr qu'elle n'avait pas dormi depuis plusieurs nuits.

- Alors, d'où sors-tu, petit bout ?

- Je.. euh.. Je….

- Prends ton temps. Les machines dorment, à cette heure-ci.

Elle déglutit en posant son revolver sur une étagère.

- Je viens de l'est.. d'assez loin à l'est. Je m'appelle Xuang.

Elle rabattit sa capuche sur ses épaules, et je pus ainsi voir qu'elle était asiatique. Japonaise, ou plutôt chinoise. Un beau brin de fille. Pas une beauté, au sens strict du terme, mais mignonne avec un regard vif, ce qui est ce que je préfère.

- Tu es seule ? Et ta famille ?

Une larme coula sur sa joue de nacre.

- Mon père.. il.. il….

Le barrage qui retenait les flots céda d'un coup, et des sanglots la secouèrent à tel point que je crus qu'elle allait être déchirée par leur force.

- Prends ton temps. Je vais nous préparer quelque chose à manger.

 

Je dégottai un brûleur de camping, grattai une allumette, attrapai une poêle et y versai le contenu d'une boîte de lentilles au lard. Une minute plus tard, le fumet la rabattit vers moi et nous mangeâmes silencieusement, chacun perdu dans ses pensées. J'ouvris un paquet de cookies en guise de dessert.

Le repas terminé, je lui proposai une tige, qu'elle refusa, et m'installai confortablement en attendant qu'elle se décide à parler. La vie m'a appris que les filles, qui plus est les filles traumatisées, faut pas les brusquer.

A travers les volutes de fumée de ma clope, je la vis prendre sur elle pour ordonner ses mots.

Un petit bout de femme courageux.

 

- Mon père.. les drones l'ont eu.

 

(Des yeux qui brillent.)

 

- Ah..

- Il s'est sacrifié pour moi.

- ..

- On était à l'entrée nord de la ville, quand ils sont sortis de nulle part, comme ils le font toujours.

Cette fois, on n'a pas pu se cacher. On était au moins à deux cents mètres de l'immeuble le plus proche.

 

(Une larme.)

 

- Il a jeté une couverture sur ma tête, puis il s'est mis à courir comme un dératé, pour les éloigner de moi.

 

(Un ruisseau de larmes.)

 

- Il.. il.. était presque arrivé au hall de l'immeuble, quand je l'ai vu briller. On aurait dit qu'il se transformait en soleil. Une intense lumière bleue l'a recouvert et, quand elle a disparu, il n'était.. plus là.

 

Elle allait finir par se noyer dans ses larmes. J'ouvris mes bras, et elle s'y précipita, s'enfouissant profondément comme si elle voulait disparaître en moi.

- Il n'est plus là.. je suis seule maintenant.. Toute seule, renifla-t-elle.

- Non, dis-je. Tu n'es pas seule. J'ai.. moi aussi perdu quelqu'un.

 

Je passai la nuit à la réconforter de mon mieux, et elle me réconforta elle aussi.

L'un dans l'autre, nous ne dormîmes pas beaucoup : Il est des activités plus agréables que le sommeil.

 

Au petit matin, fatigués mais un peu moins malheureux, nous bûmes un café brûlant.

 

- Tu sais, dis-je, j'ai déjà vu ce que tu m'as décrit.

- ..

- Cette lumière bleue. C'est une nouvelle arme, qu'ils ont mise au point tout récemment.

- Et.. qu'est-ce que ça veut dire ?

- Je crois qu'ils veulent tuer tout le monde. Ils n'ont plus besoin de nous.

- Ah..

 

Je restai assis un long moment, à cogiter. Finalement, je me levai.

- Viens. Je vais t'amener voir les autres.

- Les autres ? Quels autres ? me répondit-elle, soudain sur le qui vive.

- D'autres comme nous, répondis-je d'un ton qui se voulait rassurant. Des survivants.

 

Nous fîmes nos paquets, et nous mîmes bientôt en route.

Mais le cœur n'y était plus. Pour ma part, j'avais l'impression de laisser derrière moi quelque chose de très important, que je retrouverais jamais plus. Je regardai Xuang, mais son visage était impénétrable.

 

Pour le voyage de retour, je pris par les passages souterrains, chaque fois que c'était possible.

Finalement, au bout de mille détours inutiles, car nous ne rencontrâmes pas un seul zyeux, nous parvînmes au camp. Comment aurais-je pu savoir ?

 

Le camp, ce n'était rien de mieux qu'un abri fortifié, dans une ancienne caserne militaire, et qui, à défaut d'un confort de sybarite, nous procurait une certaine notion de sécurité.

Nous avions des salles spacieuses, des projecteurs, des détecteurs, et des armes.

Comme nous approchions, les sentinelles apparurent sur les hauteurs, fusils en bandoulière, et nous firent un salut de la main sans chercher à nous arrêter. Tout le monde me connaissait.

Xuang, par contre, sentit longtemps glisser sur elle les regards curieux.

Passé le poste de garde, une cour carrée distribuait quatre bâtiments principaux, et trois annexes. Je dirigeai mes pas vers la plus petite, dont je franchis hardiment l'entrée.

Dans la pièce enfumée, deux hommes manipulaient une radio à ondes courtes, tout en scrutant une douzaine d'écrans plaqués au mur. Ils levèrent la tête à notre arrivée, haussèrent de concert les sourcils en découvrant Xuang, la petite asiatique, et se replongèrent dans leur tâche. Dans la réserve jouxtant la salle, le groupe électrogène marchait à plein.

 

- Ca va, les gars ? lançai-je.

- Hm, hm.. répondit Marc, le plus jeune. Claudio, quant à lui, m'ignora superbement comme il le faisait toujours.

- Du nouveau.. ? hasardai-je. Au fait, voilà Xuang : je l'ai ramassée au super.

- Non, rien depuis un bon moment, répondit Marc en se redressant et en envoyant un sourire à Xuang. C'est inquiétant. D'habitude, ils se branchent toujours vers ces eaux là. Il a dû se passer quelque chose.

- Attendons un peu, dis-je, avant de nous faire du souci. Tu sais comment c'est : ils ont très bien pu aller chercher du ravitaillement. Ce ne serait pas la première fois.

- Tous en même temps ? dis-je, incrédule. Tu sais comme moi que, les autres fois, ils avaient laissé quelqu'un de faction à la radio.

 

C'était évident. Mais on avait tellement peur de rencontrer de nouvelles catastrophes que certains d'entre nous se refusaient purement et simplement à affronter la réalité. Cependant, quelque chose ne tournait pas rond, et on ne pouvait se payer le luxe de l'ignorer.

Claudio râla dans sa barbe.

- ‘Va falloir envoyer quelqu'un..

Comme à contrecœur, il parut remarquer la présence de mon amie.

- ‘lut, marmonna-t-il les dents serrées.

Xuang se tourna vers lui, et réussit l'exploit de lui faire un signe de tête des plus discrets, tout en semblant l'adresser en fait au mur derrière lui, aptitude qui lui valut mon respect inconditionnel.

 

On s'entreregarda. Personne n'était chaud pour aller, de jour, voir ce qui se passait.

Il n'y avait que deux possibilités : ou ils étaient partis se ravitailler, ce qui était assez vraisemblable, ou bien ils s'étaient fait avoir par les zyeux. Dans les deux cas, on ne pouvait rien pour eux.

Mais il fallait savoir.

 

J'aspirai une goulée d'air, ce qui me fit bomber le torse.

- Je vais y aller.

Les doigts de Xuang, qui s'agrippait sans discontinuer à mon bras depuis que nous avions franchi le seuil du camp, s'enfoncèrent un peu plus dans mon biceps gauche, allumant des étoiles dans mes yeux fatigués.

- Vous, dis-je aux deux hommes, vous continuez à essayer de les joindre. Et les autres camps ? demandai-je en désignant du menton les écrans muets.

- Rien non plus. Mais ça ne me tracasse pas trop : tu sais parfaitement qu'on ne peut pas compter sur eux. Ils se branchent quand ça les chante.

- C'est vrai. Ecoute, je tâcherai de passer les voir, après m'être rendu chez Karol. Je vous appelle de là-bas.

- Entendu, et.. fais gaffe, dit Marc.

- Oui, M'man !, lançai-je joyeusement en m'éloignant.

 

Xuang se cramponnait toujours à moi, et j'entrepris de desserrer délicatement ses griffes.

Avec un petit glapissement, elle se blottit contre moi, m'empêchant d'avancer.

- Ne me laisse pas ! Tu ne reviendras pas !! Comme.. mon père.. sanglota-t-elle.

 

Les gonzesses, faut toujours qu'elles se fassent du mouron ! Ça doit être dans leurs gènes.

 

- T'inquiètes, ma poulette, la rassurai-je, je serai de retour en un rien de temps.

 

Je fanfaronnais, mais, au fond, je n'en menais pas large. Ce qui se passait était franchement anormal. Je pressentais venir une catastrophe. Une de plus. Si les autres camps tombaient, on ne tarderait pas à les suivre.

 

- Je viens avec toi ! m'intima-t-elle. Et pas question que tu dises non !

- Ecoute, bébé..

- Je ne suis pas un bébé ! Hurla-t-elle. J'ai bientôt vingt ans, et je.. et je..

- OK ! OK ! dis-je en me marrant. Je t'emmène avec moi ! Si tu veux bien me lâcher, maintenant..

 

Ivre de joie et de gratitude mélangées, elle me prit la main en promettant de se tenir coite - ce qui ne nous abusa ni l'un ni l'autre - et c'est ainsi que nous franchîmes les portes du camp, sous les regards goguenards des hommes de garde.

 

Je m'étais muni, avant de partir, d'un détecteur radar, que Claudio, génie touche à tout, m'avait bricolé à partir de pièces récupérées de zyeux. Tout en marchant, je surveillais donc le ciel sur le petit écran, un peu moins anxieux maintenant que j'avais ce gadget avec moi.

Finalement, lassé ou rassuré, je fixai l'engin sur mon avant-bras gauche. Une vibration m'avertirait en cas d'apparition dans le ciel.

Rasséréné, je devisai avec Xuang, qui me conta, dans le menu détail, ses péripéties.

J'appris ainsi qu'ils avaient fui la Chine continentale, pour tenter de rejoindre la famille de son père qui vivait ici. Sa mère avait péri deux ans plus tôt, de maladie, et elle et son père avaient quelque temps voyagé avec un groupe de maquisards, qui frappaient les zyeux aussi souvent qu'ils le pouvaient.

Quand on connaît les possibilités de réparation et de fabrication de ces sales engins, ça fait sourire. Qu'on en tue un ou mille n'y change rien : ils se reproduisent plus vite qu'on ne peut les dégommer !

Un matin, à leur réveil, les maquisards s'étaient volatilisé, et ils n'avaient plus jamais entendu parler d'eux.

Ils avaient décidé de venir se cacher en ville, où les cachettes étaient plus nombreuses qu'à découvert, dans les fermes. Ils espéraient encore rencontrer d'autres survivants, lorsque son père était tombé sous les coups de l'ennemi. Voilà.

 

Tandis qu'elle parlait, je regardais cette jeune femme, qui avait traversé ces épreuves sans perdre sa raison, et je fus pris d'un sentiment étrange où se mêlaient respect, horreur, et une autre chose que je ne pus définir sur le coup.

Plus ému que je ne voulais me l'avouer, je l'enlaçai à la fin de son récit, et nous restâmes dans les bras l'un de l'autre, jusqu'à ce qu'une vibration persistante me tire de ce rêve éveillé.

 

Les sens en alerte, je décrochai de mon bras le détecteur pour déterminer la direction et la nature de ce qui approchait.

Il n'y avait qu'un seul écho, qui plus était assez chaotique. Quelle qu'était la chose qui planait vers nous, elle avait l'air mal en point. Le point radar faisait la danse de Saint Guy. Il descendait, partait à gauche, remontait, faisait une spirale tordue et recommençait comme ça sans discontinuer.

Jamais vu ça.

 

Finalement, l'engin déboucha d'un coin de rue. C'était un zyeux, et je fus aussitôt sur le qui vive.

Mais c'était inutile, car il ne pouvait pas me faire grand chose, dans l'état où il se trouvait. Il finit tant bien que mal par se poser dans la rue, à quelques mètres de nous, et je m'avançai lentement vers lui.

M'accroupissant, je vis que l'engin était cabossé, et que des pièces manquaient. De plus, sa cellule solaire était abîmée et défectueuse. C'était un miracle qu'il ait pu se traîner jusque-là.

J'étais perplexe : qu'était-il venu faire par ici ? Sûrement pas nous attaquer ; il en aurait été incapable. Mais.. et une vague idée se faisait jour en moi.. peut-être n'en avait-il pas conscience ?

Peut-être que les zyeux suivaient leur programme, coûte que vaille ?

Une idée intéressante, sauf qu'elle ne menait nulle part.

Je fis signe à Xuang et nous nous remîmes en route.

 

Le camp de Karol était le plus proche du notre, et c'est là que je me rendais.

Les autres camps, si on peut les appeler comme ça, étaient nettement moins organisés que les deux nôtres et, partant, moins efficaces dans les opérations de guérilla que nous livrions, aussi dérisoires étaient-elles.

 

- Qui est-ce, Karol ? me demanda Xuang tandis que nous progressions.

- Oh.. Karol est une.. walkyrie, répondis-je très sérieusement. C'est une guerrière-née. Dès que ça a dégénéré par ici, elle a pris les choses en mains, mis en place le ravitaillement, les défenses, et cherché ce qui restait de scientifiques dans la région pour les mettre au boulot. C'est elle qui nous a prêté Claudio, quand elle a eu assez de grosses têtes chez elle.

- Je vois.. et.. elle est jolie ? demanda Xuang en ayant l'air de penser à autre chose.

- Eh bien.. c'est.. un croisement entre un ours et une fleur. Rugueuse au premier abord, et douce quand on sait la prendre.

- Hm, hm.. et toi, tu sais comment la prendre ?

- Ha, ha ! ne te fais pas des idées, mon petit canard laqué. Quand tu la verras, tu te rendras compte par toi-même que.. ce n'est pas du tout mon genre. Je les aime tendres et dociles ! dis-je en lui envoyant une tape sur les fesses.

- Docile, moi ! Tu vas voir si je suis docile !! rugit-elle.

 

Je partis au pas de course, pendant qu'elle s'époumonait dans mon dos, et ne m'arrêtai que lorsque le volume sonore se fut réduit à un niveau acceptable.

 

De toute façon, le camp était en vue ; mais pas les sentinelles, ce qui était troublant.

Je ralentis pour que Xuang me rattrape, et lui expliquai la situation.

- On va y aller en douceur, lui dis-je. A partir de maintenant, tu fais ce que je fais. Ok ?

- Ok ! répliqua-t-elle sans hésiter.

 

Le camp, une ancienne école de quartier, à première vue, semblait désert. Je me dirigeai vers le réfectoire, qui était le centre névralgique du lycée.

Tout le monde s'était rassemblé là, et l'ensemble évoquait une ruche prise de folie, dans laquelle toutes les abeilles se seraient mises à bourdonner de concert. Au milieu de cette cohue, une tête blonde s'agitait furieusement pour essayer de ramener le calme. Karol.

Je fendis la foule compacte, Xuang à mes côtés, me frayant un passage vers la boss.

 

- Karol ! criai-je. KA-ROOL !!

Karol m'aperçut enfin, et envoya cinq de ses gorilles pour nous récupérer.

 

- Mais enfin, lui demandai-je, que se passe-t-il ici ? Et pourquoi les gardes ont-ils déserté leurs postes ?

- Pierre, mon petit Pierre, tu ne peux pas savoir comme je suis contente de te voir !

- Allez, me calmai-je, mets-moi au parfum..

 

Karol désigna les écrans qui affichaient des données de façon ininterrompue.

- On reçoit des rapports, non seulement de la ville, mais du monde entier. On a récupéré des réseaux qui se faisaient discrets, de peur de se faire repérer. On dirait, et tu noteras que je parle au conditionnel, on dirait que les zyeux commencent à disparaître. Les derniers qu'on a pu apercevoir étaient à peine en état de voler.

- C'est vrai, dis-je. J'en ai vu un en venant.

Elle fit une pause théâtrale, et reprit en fixant son regard vers le ciel.

- Pierre, on a gagné ! Il s'est passé quelque chose.. que personne n'est en mesure d'expliquer, mais l'important, c'est que les machines soient en train de mourir. On va pouvoir reprendre une vie normale.. reconstruire le Monde !

 

Je la fixai sans rien dire, m'imprégnant du sens de ses mots. Vivre.. comme avant.. ?

Mon esprit voulait croire aux paroles de Karol, et son enthousiasme me gagnait presque.

Tout ça ne me plaisait pas. Il y avait quelque chose qui clochait.

Les zyeux étaient autonomes depuis longtemps. Pourquoi donc, tout à coup, n'auraient-ils plus pu s'alimenter ou se réparer ? Je posai la question à Karol.

- Non, répondit-elle, embarrassée. A ma connaissance, aucun ingénieur n'a été capable de leur balancer un virus. Peut-être, tout simplement, leur programme comportait-il une faille qui, dans certaines circonstances, se serait déclenchée ?

 

Plus elle parlait, et moins ce qu'elle disait me paraissait cohérent. On aurait dit les tentatives maladroites d'un enfant pour expliquer à ses parents ce qu'il comprenait d'une chose qui, manifestement, lui échappait totalement.

Justification. On avait toujours besoin de rationaliser, pour essayer de comprendre des concepts plus grands ou trop différents de nos propres expériences.

Mais on ne pouvait plier la réalité à nos envies. Il fallait à tout prix comprendre ce qui se passait.

Saisi d'une terrible angoisse, je sortis.

Xuang, inquiète, ne tarda pas à me rejoindre.

- Qu'y a-t-il, mon amour ? Pourquoi fais-tu cette triste mine ? Tu devrais te réjouir, non ? C'est fini !

Je la regardai avec un zeste de pitié. Elle était comme les autres : trop confiante ; trop naïve.

- Quelque chose ne va pas. C'est trop facile, et ça ne l'a jamais été par le passé. Je ne peux pas croire que tout ça se termine si rapidement.

Je ressassai les informations qui étaient à ma disposition, et pris ma décision.

- Il faut que je retourne au camp, que je vois Marc. Il a une vue plus large des événements, et il est généralement de bon conseil. Reste là.

Xuang baissa les yeux.

- Comme tu voudras.. Pierre ! Sois.. prudent.

Sa soumission me fit plus peur que l'attaque du dernier zyeux. Elle avait déjà baissé les bras !

Troublé, je me mis en route, le détecteur toujours fixé au biceps.

 

Pendant ce temps, au camp, Marc parvenait à la même conclusion que Pierre. Il ne se contentait pas, lui non plus, de cette victoire trop facile.

En conséquence de quoi il avait demandé à Claudio d'opérer toute une batterie de tests, pour analyser la gamme d'ondes sur lesquelles opéraient habituellement les machines, pour repérer tout activité inhabituelle. Le contrôle des ondes était la clef, et les deux hommes y travaillaient depuis des mois, depuis qu'un ingénieur avait émis l'idée des ondes réfractaires, jusqu'à ce que Claudio mette au point une machine, qu'ils n'avaient pas encore testée.

 

L'idée était de renvoyer aux zyeux ces mêmes ondes qu'ils utilisaient pour nous contraindre.

On pouvait en théorie perturber les champs électromagnétiques qui leur permettaient de fonctionner.

On pouvait peut-être même libérer les autres de la possession des zyeux.

Claudio l'avait terminée.

Il ne restait plus qu'à l'essayer.

 

De son côté, Pierre approchait nonchalamment du camp, plongé dans ses pensées, au nombre desquelles figurait justement la machine, que Marc avait surnommée "Attila", monstre de quatre mètres de haut sur six de large, qui dressait ses antennes dans les quatre directions. Claudio avait dit n'avoir aucune idée de sa portée, mais savait qu'elle était puissante. Si ça ne les arrêtait pas, il était à craindre que rien n'y parviendrait.

Un bouton rouge vif commandait son déclenchement. Un gros malin avait écrit "Tue" dessus.

 

Poursuivant son chemin, Pierre ne tarda pas à atteindre les portes du camp. Là aussi, les sentinelles avaient quitté les remparts.

- Nous sommes trop confiants, trop négligents ! pesta-t-il.

 

Marc attendait devant Attila, qui zonzonnait doucement, un sourire mi-figue mi-raisin accroché aux lèvres.

- Alors, on dirait bien que ça y est ? tenta-t-il sans conviction en me regardant en coin.

- Salut Marc, dis-je. Je.. n'en suis pas si sûr. Comme j'aimerais que ce soit vrai ! Mais quelque chose me dit qu'on n'en a pas fini avec les bestioles.

- Oui. Je vois moi aussi les choses de cette façon. C'est sûr qu'il se passe quelque chose, mais je serais bien incapable de dire quoi. Une idée ?

- Juste une.. prémonition. Attendons de voir venir.

Je pris soudain conscience de la chaleur. Le soleil tapait fort ce matin : une vraie canicule. De quoi recharger rapidement des tas de batteries, pensai-je sans raison particulière.

Une ébauche de pensée me taraudait, cherchant à se frayer un chemin vers ma conscience. Et si..

 

- Tu avais bien parlé d'une bière, non, proposa Marc ? Et si on allait se la..

 

Sans prévenir, le détecteur se mit à vibrer, mais, étrangement, l'écran devint uniformément blanc. Etrange : était-il détraqué ? Marc me regarda, les yeux ronds, et se mit à courir vers la salle de contrôle, au moment précis où Claudio en émergeait, hors d'haleine..

 

Tandis que je m'acharnais à tenter de régler le détecteur, un bruit sourd se fit entendre, dont je ne pus tout d'abord identifier la source. Je stoppai net, les sens aux aguets. Le grondement semblait provenir de nulle part, et de partout à la fois. Les gens commençaient à sortir des baraques.

Mes cheveux se hérissèrent sur ma nuque, et les poils de mes bras leur emboîtèrent le pas, tandis qu'une terreur profonde prenait vie au fond de mes entrailles. Le croquemitaine était de retour, et avec lui mes angoisses enfantines.

 

Fort à propos, une blague d'enfant surgit des tréfonds de ma mémoire : « Qu'y a-t-il de plus effrayant qu'un abominable homme des neiges ? »

 

Mon ombre disparut, happée par une ombre bien plus grande. Un nuage ?

 

Je levai les yeux.

 

Ce n'était pas un nuage : le ciel était plein de vaisseaux.

 

Je plongeai vers Attila, et mon poing fermé s'écrasa sur le bouton.

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