Privé de nuit

Haillons

Miles Murphy est à son bureau. Il joue avec son crayon en regardant avec résignation la pile de dossiers dans un coin de la table. La pièce est sombre, uniquement éclairée d'une petite lampe à pétrole ; la lueur du trafic et des néons, dehors, procure suffisamment de lumière. La pluie tambourine avec force contre les fenêtres du septième étage, où se trouve le bureau du détective. En contrebas, c'est-à-dire pas plus bas que deux étages en-dessous, lui parviennent les bruits de la circulation.

La pièce est soudainement violemment éclairée, puis une ombre passe sur la bibliothèque située en face de la large baie vitrée. Murphy peste ; un jour, un de ces foutus taxis finira par s'emboutir dans son salon. Il y avait pourtant une réglementation très stricte sur le sujet ; mais l'encombrement grandissant des voies de circulation faisait que les véhicules passaient toujours plus près des immeubles…

Il est dix-huit heures. Le détective s'enfonce dans son fauteuil, faisant craquer le cuir. Il s'étire. La journée a été particulièrement calme pour le moment, mais ça ne va pas durer.

Dix-huit heures trente. Murphy poireaute devant le taxiport mais à l'abri de la pluie. Il contemple d'un air désabusé l'arc-en-ciel de couleurs glauques des néons multicolores accrochés au bâtiment d'en face, écrasant son mégot du talon, lorsqu'un véhicule finit par s'arrêter. Le détective monte par l'arrière, et indique au chauffeur l'adresse du Venezia.

Le taxi roule sur deux mètres, puis prend son envol. Le bourdonnement des moteurs disparaît, et c'est dans l'atmosphère d'un jazz feutré que Murphy s'envole dans un ciel pollué et percé de mille lueurs. Celles-ci s'estompent à mesure que les gouttes de pluie viennent glisser sur la vitre, au tempo triste de la trompette du morceau. Finalement, le détective ne voit plus rien.

Haven Town : huit millions d'habitants pour deux cent kilomètres carrés. Et encore, la ville n'était pas la plus mal lotie de l'île : Freeport, avec ses dix millions d'habitants sur presque la même surface, était un véritable enfer. L'île, c'est celle d'Ark Island, référence biblique à peine voilée à l'arche de Noé, à l'exception qu'il s'agit cette fois d'hommes et non pas d'animaux.

Au bout d'une demi-heure, le taxi descend alors que le soliste attaque les aigus. Il ne pleut plus, et par la fenêtre le monde paraît un peu plus délavé encore. Le véhicule touche le sol et s'arrête sans un bruit. Un autre taxi le survole rapidement avant de disparaître dans la brume. Murphy paie le chauffeur, sort et esquive les larges flaques pour rejoindre le trottoir. Dans son dos, l'appareil repart dans un léger bourdonnement.

Miles se trouve dans le district gris, le quartier nord-est de Haven Town, la frontière avec le quartier pourpre, le pire de tous. Le Venezia n'est pas très loin, dans une petite allée sinuant entre deux immeubles décrépis, le caniveau coulant en plein  milieu. Le patron dudit bar, doté d'un cynisme certain, avait appelé son établissement en référence à Venise, première ville entièrement engloutie par les flots.

Pas âme qui vive dehors. Pourtant, le quartier n'était pas particulièrement scrupuleux du couvre-feu. Murphy se rapproche des bâtiments aveugles aux volets clos sans croiser personne, esquivant les détritus, longeant quelques carcasses de voitures, et s'arrête à l'angle de la rue, devant un supermarché à la devanture presque vide. On était mardi, les convois de ravitaillement passent le dimanche et le jeudi, et il n'y a déjà presque plus rien…

Les quelques lettres survivantes du néon affichant Venezia clignotent d'un jaune blafard sur sa gauche. Un petit groupe de buveurs à la mine patibulaire s'est regroupé sur le trottoir d'en face et discute, tout en sautillant sur place pour se réchauffer. Personne ne fait attention à Murphy lorsque celui-ci passe à leur hauteur, pousse la porte du bar et entre.

A l'intérieur, la chaleur enveloppe le détective instantanément. Le Venezia est bondé. A travers les volutes de fumée et la musique du juke-box, Miles s'avance vers le bar. Au-dessus d'un immense miroir sont accrochés des portraits de stars de cinéma ayant vécu avant l'Immersion ; Miles fixe un instant les yeux d'une jeune actrice au sourire éclatant, troublé par ce regard qui n'aura connu que le monde tel qu'il était avant…

Le whisky qu'il commande est évidemment infect. Quasiment tout ce qui est comestible est de toute façon infect, à moins d'avoir les moyens. Dire qu'à une époque, les gens mangeaient de la viande couramment… Miles avait autant de mal à imaginer un troupeau de vaches que la jeune actrice du tableau en train de vivre tranquillement dans un monde normal. L'image était complètement irréelle.

Murphy finit par sortir des ses pensées et se tourne pour scruter la salle, les deux coudes en arrière sur le bar, face à la populace. Il aperçoit tout de suite Sonny : dans un coin au fond, sur le canapé à côté du jeu de fléchettes. Il discute avec un autre homme, que Murphy ne connaît pas.

Le détective avance vers Sonny qui, l'apercevant au loin, glisse un mot à l'oreille de son interlocuteur, qui se lève immédiatement et part aux toilettes. Murphy prend sa place et se rend compte qu'il trimballe son verre d'huile de vidange.

« Salut, Son.

- S'lut Miles. Quoi d'neuf ? – il s'allume une cigarette-

- Le boulot, Son, le boulot. –Miles s'enfonce dans sa chaise- Bon, je vais pas te refaire tout l'histoire, d'ailleurs j'ai pas le temps. Elle est où ?

- T'es un rapide mec, attends attends… Si t'es pareil avec les filles, tu dois pas en avoir pour ton argent !

- On a pas le même genre de fréquentations, mon vieux, alors boucles-la. Tu me dis où c'est, c'est tout ce que je veux savoir. »

Sonny prend un air outragé et lève les mains au ciel.

« Holà holà, ok c'est bon. Mais j'aimerais bien savoir ce que j'ai à y gagner moi dans cette histoire. C'est vrai quoi, j'te file un tuyau en or, et moi derrière j'ai que dalle. Tu sais que c'est pas facile de survivre dans le quartier gris ? T'aurais pas quelques billets, histoire que je dorme au chaud cette nuit ?

- Prends pas ce rôle, Son, ça marchera pas. Et ça m'oblige à te rappeler que tu as la bande de Dillinger aux fesses. Alors tu me réponds, et je fais en sorte qu'ils ne te trouvent pas. »

Sonny, un type tout sec aux cheveux filasses et amateur de chemises à carreaux,  se prend la tête dans les mains et se met à gémir en serrant les dents.

« Putain mec, comment tu peux me faire ça ? Avec ou sans toi, un jour ils vont finir par m'avoir. Faut que je me casse d'ici ! Et ta foutue valise, elle est dans le casier cinquante-sept du Spatioport ! »

Sans un mot de plus, Murphy se lève et quitte le bar, pendant que Sonny jette sa bière d'un geste rageur. En ouvrant la porte, le détective accueille avec gratitude le vent nocturne qui s'est levé. En face de lui, de l'autre côté du trottoir, là où discutaient auparavant quelques types, se tient l'homme avec lequel Son discutait. Il tient un fusil et, lorsque Miles s'en rend compte, il lui tire dessus. Les lettres survivantes du néon explosent dans une gerbe d'étincelles au-dessus de la tête de Miles ; le détective se jette sur le côté, derrière une lourde poubelle en métal, et sort son pistolet. Un autre coup résonne, à quelques centimètres de l'endroit où il se tient.

Soudain, la porte du bar s'ouvre ; le propriétaire, un type chauve dans la cinquantaine, bardé de piercings, tient lui aussi un fusil de chasse : il tire deux coups avec une précision redoutable, crache par terre, et rentre en refermant la porte. Silence total.  L'apparition n'a duré que quelques secondes, mais a été suffisante pour que l'homme au fusil se retrouve agonisant dans le caniveau, ce que confirme un bref coup d'œil de derrière la poubelle. Ca va chauffer pour Sonny…

Tenant toujours son arme à la main, Murphy entre dans le bar et se dirige droit vers le canapé à côté du jeu de fléchettes. Deux prostituées semblent avoir pris possession des lieux…  Un rapide tour dans les WC ne donne rien ; Son a toujours été bon pour disparaître quand les choses commençaient à chauffer sérieusement, c'est d'ailleurs pour ça qu'il est un si bon indic'. Seulement, la drogue finit toujours pas vous retrouver, elle…

Il est vingt-deux heures, et il fait une nuit glaciale. Illuminé de mille feux, le Spatioport voit sa cohorte de voyageurs aller et venir dans l'immense hall, monter et descendre les escalators et attendre les prochains vols dans des sièges en plastique inconfortables. La voix robotisée égrène la liste des vols retenus au sol suite à une prévision de forte tempête. La plupart des gens, ici, sont en voyage d'affaires. Voyager pour les loisirs est une activité qui ne se pratique plus depuis une bonne cinquantaine d'années. D'ailleurs, qui en aurait les moyens ?

Les consignes sont dans l'aile est, près des services de taxi et d'hébergement low-cost. Elles prennent tout un pan de mur. Devant, c'est l'effervescence ; suite aux nombreux retards et annulations, les gens récupèrent leurs affaires, le visage fermé et fatigué. Cependant, le vrai problème, Miles s'en rend compte de suite : un homme est en train d'ouvrir le casier cinquante-sept. Forcer serait d'ailleurs le mot juste, et ce sans que personne n'émette la moindre objection. Au bout de quelques secondes, il en tire un sac de sport verdâtre, qu'il charge sur son épaule avant de repartir. Miles le suit.

L'homme marche une minute, bifurque et entre dans les toilettes désertes. Miles entre. L'inconnu s'engouffre dans un WC et verrouille la porte derrière lui. Il en ressort alors que Murphy n'a même pas fini de faire semblant de se sécher les mains. Et le sac de sport s'est mystérieusement volatilisé. Et merde, songe le détective. La situation s'annonce plus délicate que prévu, mais Murphy a de la ressource, il sait s'adapter : il chope le type au passage, le jette violemment contre l'essuie-mains avant de lui flanquer un coup de crosse à la tempe. L'homme glisse doucement au sol, inconscient, avant d'être traîné dans les WC dont il vient de sortir.

Le sac est là, mais Miles sait que ce qu'il cherche est maintenant quelque part sur sa victime. Un coup d'œil sur le portefeuille de celle-ci lui apprend qu'il s'agit d'un certain Walter Ellington, employé d'Arocco Services, une compagnie de sécurité privée. L'homme ne devait pas être méfiant, ou alors incompétent, car Murphy trouve le mini disc qu'il cherchait dans la poche de sa veste. Mais pile au moment où sort du WC, un voyageur bedonnant, traînant une énorme malle de voyage, pousse la porte.

« Elles sont hors-service », lance Miles avant de s'éclipser. L'homme bedonnant ne répond pas.

Même pas une minute après qu'il soit sorti, le gros homme se met à hurler « Police ! ». Le détective accélère le pas et s'enfonce dans la foule de voyageurs.

Il est vingt-trois heures, et Miles vient d'arriver au numéro seize, Pacific Street. L'appartement de Ray Hoover a beau être allumé, on le voit depuis la rue, personne ne répond. Ce n'est pas que Murphy soit pressé d'être payé, c'est surtout qu'il lui semble que détenir le mini disc est une source potentielle d'ennuis ; le gars qu'il a assommé dans les toilettes n'était pas prévu dans l'équation, et Miles déteste ce qui n'est pas prévu. C'est pourquoi il déteste que Ray n'enclenche pas ce putain d'interphone.

Au bout d'une dizaine de minutes, une résidente sort de l'immeuble, et le détective en profite pour entrer sous l'œil suspicieux de la femme.

Le hall est vide. Murphy repère le nom de Ray sur une boite aux lettres quelque peu défoncée et s'engouffre dans l'escalier étroit qui monte en spirale sous un unique néon jaunâtre. Ray est au quatrième, on peut entendre de la musique derrière la porte. Murphy sonne une fois, deux fois, sans réponse. Il veut frapper à la porte, mais celle-ci s'entrouvre au premier effleurement. A partir de là, le détective sait ce qu'il va découvrir : il n'y a qu'à suivre la piste des crackers.

Apparemment, Ray était en train de se goinfrer quand le tueur a débarqué. Les crackers sont répandus un peu partout, le corps gisant au milieu du salon, une unique balle logée dans la nuque. Le rare mobilier a été renversé, éventré, l'appartement a été fouillé de fond en comble. Ce n'est un simple deux-pièces, avec la cuisine reléguée au fond du séjour. L'autre salle doit servir de chambre. Dehors, il s'est remis à pleuvoir.

Ca ne sentait pas bon, et quand Miles comprend qu'il est dans la merde, il aperçoit le tueur dans la vitre du salon.

C'est là, sans un bruit, que vient se ficher une première balle au moment où Murphy bondit derrière ce qu'il reste du canapé. Il riposte à l'aveuglette, dégomme un  vase, tandis qu'une deuxième balle vient se loger dans le cuir charcuté du fauteuil. L'instant d'après, comme jaillissant du plafond, le tueur lui tombe dessus en renversant le fauteuil. Une ombre noire cagoulée de noir.

Le gars est costaud, il colle Murphy à terre et commence à l'étrangler. Le détective parvient à se dégager, roule sur lui-même, mais l'autre l'agrippe et commence à le retourner comme une tortue. Miles lui décoche un violent uppercut, se relève, glisse sur un biscuit mais se rattrape au fauteuil. Son flingue est parti Dieu sait où. Reste le couteau de chasse, mais le tueur est déjà sur lui, l'a repoussé contre le mur du living-room. Sous l'impact, un tableau immonde se décroche et tombe sur l'assaillant. Murphy le repousse violemment, s'esquive et met le canapé entre lui et l'autre.

Un instant, les deux hommes se toisent.

« T'as bien fait de le tuer, ce type n'avait aucun goût », dit Miles en dégainant son arme, tout sourire. Silence. La pluie continue de tomber contre la vitre. L'assassin sort doucement une lame de trente centimètres.

« Tu veux jouer ? »

Et il s'approche.

Si Miles se trimballe avec un couteau de chasse presqu'aussi grand que son avant-bras, c'est surtout pour intimider ses adversaires. Il est généralement admis qu'il est beaucoup plus horrible de mourir poignardé que troué de balles. Et comme la technique marche, du coup Murphy ne sait pas s'en servir. Alors il abandonne sa fierté au milieu des crackers et prend la fuite.

Il s'engouffre dans le couloir sans un regard en arrière, dévale les escaliers en bondissant comme un cabri, dérape dans le hall, se jette contre la porte d'entrée et débouche dehors à bout de souffle. L'autre l'a suivi car dès qu'il s'arrête pour se retourner il se prend un coup de couteau.

L'arme s'enfonce dans son épaule et il pousse un cri de douleur. Pris d'une poussée d'adrénaline, il fait volte-face et se rue sur son adversaire. Surpris, ce dernier n'esquive pas à temps et le poing du détective s'écrase sur son visage dans un bruit de cartilages broyés. L'homme esquisse un pas en arrière, mais trop tard ; le poignard de Murphy vient s'enfoncer dans son abdomen. Une deuxième fois. Puis une troisième.

Miles attrape le tueur avant qu'il ne s'écroule et traîne le corps derrière un bosquet. Il regarde avec horreur l'arme fichée dans son épaule, prend une longue inspiration et tire. Et hurle. L'arme ne s'est pas fichée profondément, mais la douleur est intense. Miles s'accroupit, commence à fouiller le cadavre tandis que de l'autre il comprime sa blessure. Evidemment, rien. Et maintenant, pas question de remonter là-haut.

Miles Murphy remonte lentement l'allée noyée dans l'obscurité, sous la pluie, son imperméable ramené devant lui dans une tentative dérisoire de ne pas se retrouvé trempé. Son épaule le lance, il a perdu son arme et il n'a pas de voiture pour cause de retrait de permis. Soirée de merde. Par contre bonne nouvelle, il a toujours le mini disc. Il hèle le premier taxi et rentre chez lui.

Miles ne parvient pas à dormir. En sueur, étalé tout habillé sur son lit, il écoute le bruit de la circulation nocturne, juste derrière son store. Dessous se glisse insidieusement la lueur rose du sex-shop d'en face. La douleur ne disparaît pas, pire, elle s'accentue. Quand Miles glisse sa main sous sa chemise, il sent que son épaule a enflé. Ce fils de pute a empoisonné son arme, songe t-il avec effroi. Il fixe encore quelques minutes le plafond lézardé de sa chambre, d'où pend une ampoule morte, puis se lève, enfile son imperméable, prend les clés de sa voiture - cas de force majeure, et sort, direction son ami et médecin Charlie Hooker.

Hook habite la banlieue bleue de Haven Town, autrement dit presque le Paradis. Seule la banlieue verte, siège du gouvernement fédéral, dispose de davantage de policiers. Il faudra une grosse demi-heure avec graissage de patte à l'appui à Miles pour se rendre chez le doc. Sa vieille voiture attend patiemment dans le petit hangar poussiéreux qui jouxte l'appartement. Elle toussote en crachant un peu de fumée lorsqu'elle prend son envol après l'ouverture du sas. Et elle s'engouffre dans la nuit percée de mille lueurs.

La ville s'étend plusieurs mètres en contrebas : un patchwork d'ombres fugitives glissant entre d'immenses blocs de métal, grouillant d'histoires secrètes, de rumeurs et de vie, jour et nuit, depuis toujours. Un monde si familier à Murphy mais pourtant sans cesse en mouvement, comme si la ville elle-même avait une âme, qu'elle respirait par les pots d'échappement et se nourrissait de ses habitants.

Miles est percuté par un autre véhicule au moment où il se dit que les monstres n'ont pas d'âme. La voiture, qui vient violemment taper contre son flanc, fait faire une embardée au détective qui doit redresser pour ne pas aboutir un véhicule en sens inverse. Quand il tourne la tête vers le chauffeur, celui-ci tient une arme, qu'il pointe sur Miles.

La balle se perd dans la nuit quand Murphy plonge en piqué vers le sol. Les tours de verre défilent à toute vitesse de part et d'autre jusqu'à ce qu'il redresse brusquement le véhicule et écrase à nouveau l'accélérateur. L'autre, dans un engin plus nerveux et plus puissant, revient rapidement. Une deuxième balle part de la fenêtre, ricoche sur la carrosserie.

Miles bifurque brusquement devant un immense centre d'affaires entièrement vitré, accroche une publicité pour une bière quelconque dans un bruit de tôle froissé et s'engouffre dans un large boulevard, zigzagant entre les voitures. Un coup d'œil au rétroviseur lui apprend que l'autre ne l'a pas suivi. En fait, il attend au prochain croisement.

Le détective l'aperçoit, un véhicule gris sombre, au prochain stop. Alors il pile, entreprend un demi-tour et repart à toute allure en contre-sens. Il plonge pour éviter le flux de circulation, mais se retrouve dangereusement bas. Trop bas. Le ventre de sa voiture accroche un câble, il perd le contrôle et doit se poser en catastrophe dans une ruelle pour éviter le crash.

La voiture de Miles est définitivement hors-service. Et ca va être difficile à expliquer à l'assureur dans la mesure où il n'a plus de permis. Le détective sort en jurant, constate qu'il va devoir repartir à pied, et récupère une arme de poing dans la boite à gant. Son épaule lui fait un mal de chien. Par chance, le quartier vert n'est pas très loin, même à pied.

La tempête est en train de se lever, et ça va être une sacrée tempête. Quelques sacs poubelle volent déjà dans l'air quand Murphy claque la portière et s'engouffre dans la rue la plus proche, plongée, un plan du quartier en poche. Vingt minutes de marche, et il sera chez le docteur.

Miles s'est vraiment crashé au mauvais endroit : la rue est boueuse, plongée dans l'obscurité, et visiblement les habitations aux façades décrépies sont inhabitées depuis un moment. Un rat gros comme son poing traverse en couinant et part se réfugier dans l'obscurité ; il semblait avoir un os entre les dents, mais le détective n'aurait pu en jurer. Il allume une lampe-torche et se presse de traverser au plus vite. Au-dessus de sa tête roule le grondement du trafic et d'un orage prochain.

Il s'est remis à pleuvoir et ce sont maintenant des bourrasques qui s'insinuent en sifflant dans les ruelles. Plus beaucoup de monde dans la rue, les gens se calfeutrent chez eux ou dans les bars, regardent le chaos arriver de leur fenêtre. Quelques prostituées tentent encore d'attirer Murphy sous un escalier sombre, sinon seuls restent les drogués et les ivrognes quand le détective arrive au bout de la rue, au carrefour. Le vent est vraiment puissant, il rugit maintenant. A  l'extrémité du carrefour, en face de lui, Miles voit un éclair bleuté zébré le ciel. Les cieux se déchirent.

Le détective se met à courir. Un peu plus loin, surpris par la tempête, un conducteur se crashe dans une tour de verre. Le toit du bâtiment s'illumine comme une bougie dans le ciel alors que des milliers d'éclats de verre s'envolent et viennent refléter les gouttes de pluie avant de toucher le bitume dans un carillonnement assourdissant. Quelques minutes plus tard, on peut entendre indistinctement les sirènes des secours, noyées dans le fracas du ciel.

Quand Miles arrive au carrefour, il bifurque plein est, mais est intercepté par trois types à la mine sombre ; parmi eux, il reconnaît le tireur de la voiture grise. Dans un réflexe, Murphy s'engouffre dans une petite ruelle, immédiatement suivi des trois hommes. Il longe en courant un muret de pierre grise avant de tomber dans un cul-de-sac. Alors il escalade le petit mur et retombe, les pieds joints dans une flaque, dans un cimetière : les croix des sépultures se dressent tout autour de lui comme des silhouettes de guingois dans le ciel zébré d'éclairs. On aurait dit des épouvantails menaçant quiconque de fouler la terre des morts.

Torche au poing, Murphy commence à courir en zigzagant entre les sépultures. Certaines sont très vieilles, elles datent d'avant l'Immersion. Des gens enterrés ici ont connu le monde tel qu'il était avant. Ce genre de pensée faisait toujours drôle à Murphy : comme pour la jeune fille de la photographie, il n'arrivait pas à concevoir que le monde tel qu'il le connaissait ait pu exister différemment. Rien que d'imaginer la vie des gens à cette époque le plongeait dans des abîmes de perplexité.

Alors qu'il court depuis un moment et que le muret du versant opposé est en vue, il tombe dans la fosse d'un certain Mosey Parker. Son visage vient s'enfoncer dans la terre remuée et humide et dans la chute sa torche s'éteint. Il se retourne en crachant de la terre et s'immobilise, toujours couché et le visage fouetté par la pluie, là où reposait jadis un cercueil ; ses poursuivants ne sont plus très loin.

Leurs  ombres passent, fugitives, à quelques mètres de là, et partent s'enfoncer dans les ténèbres du cimetière. Murphy commence à se relever quand un hurlement, sur sa droite, le fait retomber comme une pierre dans la fosse. Le hurlement reprend, s'intensifie, des coups de feu sont tirés dans la nuit, puis plus rien. Un hibou vient se poser devant la tombe de Murphy et le regarde de ses grands yeux fixes.

Miles attend quelques minutes pour se relever puis, le cœur battant, n'osant pas rallumer sa torche mais la main serrée sur la crosse de son revolver, il enjambe le bord de la fosse et se hisse à l'extérieur, toujours sous le regard du hibou. Il tend l'oreille mais n'entend maintenant plus rien, à part le grondement du tonnerre et la pluie venant frapper la pierre des tombes. Courbé en deux, s'orientant à la faveur des éclairs qui frappent la ville, il se met à longer le mur ouest du cimetière en courant comme un dératé. Quelle que soit la chose que les autres types ont rencontrée, Murphy ne tient pas à tomber dessus.

Il s'adosse sale et trempé au mur de pierre du cimetière qu'il vient d'escalader en raclant le genou de son pantalon de toile au passage. Il se laisse doucement glisser jusqu'à se retrouver assis contre le mur et sort son plan du quartier, protégé dans la poche intérieure de son imperméable. Il l'ouvre à l'abri de la pluie, suit des yeux le tracé des rues, replie précautionneusement le papier, le range et se relève. Un petit quart d'heure à pied devrait suffire.

Il arrive chez Charlie Hooker seize minutes plus tard après avoir arpenté des rues désertées et présenté son autorisation d'accès à un vigile solitaire et incrédule derrière le poste de contrôle fouetté par la pluie. Le docteur habite une coquette petite maison en bois du quartier vert, mais qui semble pour le moment être sur le point d'être arrachée de ses fondations. La lampe du porche d'entrée se balance follement au  gré du vent et Murphy escalade le perron pour venir frapper à la porte, plein de terre, dégoulinant de pluie et le bras rouge et enflé, son imperméable flottant autour de lui comme une robe.

Un homme chauve, dépassant les deux mètres, en débardeur et les bras couverts de tatouages, vient ouvrir sur-le-champ et fait entrer son vieil ami avec un haussement de sourcil intrigué. Le hall, tamisé, est couvert de peintures représentant des scènes de chasse et au-dessus de la porte d'entrée trône un vieux fusil d'une époque révolue. Le docteur referme la porte dans son dos et disparaît dans une pièce adjacente. Un tintement de verres se fait entendre.

« Veux-tu un truc à boire, Murphy ? J'ai ici un whisky écossais dont tu me diras des nouvelles. Je l'ai gardé exprès pour toi, pour ton gosier ou tes bobos.

- Je prends. »

Miles accroche son imperméable gris, quitte ses chaussures et s'écroule dans un confortable canapé de cuir, devant une des fenêtres du salon. Il regarde la pluie tomber et les éclairs zigzaguer. Il transpire abondamment.

« Dis, Hook, tu pourrais jeter un œil sur mon bras d'abord ? J'ai été blessé et je crois que ce fils de pute avait une lame empoisonnée. »

L'hôte arrive d'un part lourd, deux verres à la main. Il les pose précautionneusement sur une petite table de verre et se tourne vers le détective, lui fait signe d'enlever sa chemise : en-dessous, le bras est rouge et a encore gonflé. Le médecin se penche et émet un sifflement admiratif.

« Désolé, avec le temps qu'il fait dehors, je vais pas pouvoir t'emmener à la clinique vieux. Effectivement, c'est du poison. Depuis combien de temps tu es comme ça ?

- Ca fait deux heures.

- C'est une bonne nouvelle. Si le poison avait été mortel, tu serais déjà dans ta tombe. »

Miles glousse pendant que le géant chauve fouille dans une petite trousse qu'il vient de sortir d'une imposante armoire en chêne.

« Ouaip, bah figures-toi que j'ai traversé le cimetière pour venir te voir et que je suis tombé dans une fosse qui avait été rouverte. Et je crois que les types qui me poursuivaient sont tombés sur l'ancien propriétaire.

- Evidemment, la plupart des poisons s'accompagne d'effets secondaires. Les hallucinations sont très courantes.

- Je rigole pas Hook. Putain, les mecs qui me coursaient sont pas ressortis du cimetière ! »

Charlie Hooker s'est retourné vers Miles Murphy, une seringue à la main.

« Je te crois, Miles. Allez, donne ton bras à papa.

- Charlie, merde… »

Une heure plus tard, Miles est toujours assis sur le même canapé, les pieds allongés sur un petit tabouret, un whisky à portée de main. Hooker fume un énorme cigare accoudé à la fenêtre et regarde la pluie. Le petit salon est régulièrement flashé par les éclairs, et les plombs ont déjà sauté plusieurs fois. Une pièce confortable, avec une imposante cheminée occupant presque tout le mur nord ; des rayonnages de livres de médecine de tous côté et un imposant globe terrestre trônant au centre de la pièce, avec les continents amovibles pour voir la Terre avant et après l'Immersion. Le bras de Murphy a considérablement dégonflé et la douleur s'est atténuée. Le détective achève son récit lorsqu'on frappe à la porte. Ils se regardent d'un air interloqués.

« Il y a de l'animation dehors malgré le temps qu'il fait. » Hook repose tranquillement son verre, inhale une bouffée de cigare et traverse le salon de son pas si imposant.

« Sympa d'avoir commandé des pizzas, et en plus ils se déplacent en cas d'Apocalypse. C'est quelle enseigne ? ». Miles étend le bras et pique une cacahuète sur la table basse.

« J'arrive, j'arrive. »

Charlie Hooker, médecin, peintre et homme cultivé au bon goût certain, déverrouille le loquet et ouvre sa porte. Au même instant, un éclair vient éclairer le hall, découpant sur le mur lambrissé les silhouettes du géant et d'une horrible créature décharnée. Pour une fois dans sa vie, Charlie Hooker perd son sang-froid et se met à jurer.

« Putain de nom de Dieu de merde ! »

Miles avait déjà sorti son arme quand il avait aperçu la sombre silhouette sur le mur et il la tenait pointée vers l'entrée du salon, prêt à faire feu. De là où il était, il ne voyait qu'Hooker, de profil, la porte donnant à l'extérieur se trouvant derrière le mur du salon.

« Qu'est-ce que t'es toi merde ? Un putain de zombie ou quoi ? » Le médecin recule prudemment, puis bifurque dans l'entrée du salon. Au passage, il attrape une lourde lampe à pétrole qui trônait là et continue à reculer.

Elle avance d'un pas traînant. Créature humaine mangée par les vers à la chair pourrissante, portant encore les vestiges de son ancienne vie : manteau de cuir noir, jean et paire de bottes croutée de terre. Ses cheveux noirs retombent en mèches grasses sur son visage sans nez et dans lequel un de ses yeux pend jusqu'à toucher la lèvre supérieure. Malgré tout, Murphy reconnaît le tireur de la voiture grise. Les plombs sautent à nouveau et la pièce se retrouve plongée dans l'obscurité.

Hooker s'écarte d'un coup, et Miles vide son chargeur là où se tenait le monstre la seconde précédente. Un râle monte dans l'obscurité et un corps lourd tombe à terre, entraînant dans sa chute une pelletée de livres. Son revolver encore fumant, Miles bondit comme un diable hors du fauteuil pendant qu'Hooker s'emploi à allumer la vielle lampe archaïque. Quand la lumière revient, le monstre gît dans une mare de sang entre trois encyclopédies et un traité de botanique. Le médecin tient toujours sa lampe à la main et écarte les livres du bout du pied. Murphy recharge et tire une derrière balle dans la tête de la créature, juste histoire de.

Charlie regarde Miles qui regarde Charlie.

« J'y touche pas », grommelle le médecin.

« Quoi ? Tu veux garder ça dans ton salon ? » Le détective fait le tour du globe terrestre et s'avance vers le cadavre. Il l'attrape par les pieds, le traîne à travers le hall, passe par la porte restée ouverte et le descend sur le trottoir, un peu plus loin, sous la pluie battante.

« Miles, son globe oculaire est resté coincé entre les lattes ! »

Il est trois heures du matin. Miles et Hooker sont barricadés dans la cave du médecin, les fusibles devenus inutiles à portée de main. Plusieurs autres créatures ont pénétré dans la maison et quelques-unes griffent mollement la porte. Elles sont arrivées, d'abord solitaires, puis en petits groupes, même pas une heure après la première. Les deux hommes en ont tué quelques-unes avant de devoir se réfugier dans la cave.

Il fait noir. L'amoncellement d'objets entreposés dans la cave ressort comme une cohorte de spectres d'un autre temps sous l'unique lueur blafarde de l'écran du lecteur de disques. Car le sous-sol est un véritable musée : sur près de 100m² carrés s'entassent, s'empilent et vieillissent des centaines et des centaines d'objets divers et variés datant d'avant l'Immersion ; téléphones portables entassés pèle-mêle dans des cartons ayant autrefois contenus des fours micro-ondes ou des téléviseurs, rangées d'ordinateurs fixant la pénombre comme des cyclopes morts, chaînes hi-fi muettes encastrées sur des étagères entre des piles de disques rayés, vêtements de marque, boites de conserves au contenu momifié… Il y avait même une vieille automobile de 2031 sous une bâche au fond.

L'objet le plus ancien de toute cette collection, qu'Hooker gardait précieusement sous verre, était vieux de près de deux cents ans : un antique fusil Mauser de la première guerre mondiale (puisqu'il y en avait eu deux autres depuis), prétendument toujours en état de marche. Il avait tiré avec sur des vielles bouteilles de vin français qu'il avait bues il y a une dizaine d'années.

Devant l'écran sont penchés Miles et Hooker ; ils regardent en silence le contenu du mini disc. Sous leurs yeux défile une liste de noms de savants des trois derniers siècles, de Graham Bell et Thomas Edison à Jorgen Morton et Daniel Evans qui découvrirent respectivement la théorie de la quantique végétale et le moteur universel, en passant par les plus illustres mathématiciens, biologistes et chercheurs que la Terre ait connue. Chaque nom était accompagné d'une notice portant diverses informations absconses.

« Je comprends certains informations relatives au groupe sanguin, à la composition physiologique… Vraiment, on dirait une nécrologie scientifique, c'est assez étrange. Et c'est ça que l'on t'a envoyé récupéré et qui intéresse apparemment tant de monde ? Les gens ont des passions morbides à notre époque. »

Le médecin était assis dans un fauteuil en cuir vieux d'un demi-siècle, un verre de vin rouge à la main. Ses petites lunettes cerclées qu'il venait de chausser renvoyaient la lueur de l'écran et semblaient disproportionnées avec sa carrure de bodybuilder. Miles était debout, penché, une main sur le dossier du fauteuil. Il se redressa et se frotta les yeux avec ses poings. Les frottements contre la porte le rendaient nerveux.

« Je me préoccupe pas des hobbys de mes clients. Ils peuvent collectionner les cadavres de botanistes ou jouer au golf avec une hache sur la plage radioactive de Tiki Beach, je m'en fous ! J'ai une bande de tueurs et une autre de zombies qui me courent après à cause d'une liste de macchabées et ça me fout en rogne. En plus tu sais quoi ? J'ai planté ma caisse contre un putain de poteau électrique alors que j'ai plus le permis depuis quatre mois !»

Une air enjoué de jazz s'élève et résonne dans le garage. Le médecin hausse un sourcil interrogateur à l'adresse du détective. Celui-ci ouvre un petit récepteur qu'il vient de tirer de sa poche.

« Miles. Oui, c'est moi. Tout à fait. Oui il est mort, c'est moi qui l'ai trouvé. Je l'ai toujours. Ce soir ? Très bien. Où ça ? Dignity Street, très bien. J'arrive. » Miles se tourne vers Charlie.

« Bon y'a du neuf. Le type qui m'a filé le contrat m'a appelé. Comme l'autre est mort, c'est lui que je vais rencontrer. Dans deux heures, dans le quartier pourpre…

- Le quartier pourpre ? Charmant à cette heure-ci…

- De toute façon plus vite je serai débarrassé, mieux je me porterai. J'y vais, je lui donne son putain de disc, il me donne le fric, et je me casse. Je rentre chez moi, je dors deux jours et tout repartira très bien. T'as une voiture ? 

- Hors de question que te confies ma voiture. Ou alors c'est moi qui conduis.

- Charlie, écoutes…

- On ne discute pas, Miles. Donnes-moi dix minutes. »

Quand le médecin se lève, c'est pour disparaître à grands pas dans l'obscurité, dans un labyrinthe de cartons. Il fouille une minute ou deux, réapparaît dans la lumière et se dirige vers le petit coffre abritant le Mauser. Miles gémit. Hooker s'empare délicatement du fusil, ouvre la culasse et y introduit doucement une cartouche. Il referme l'arme avec soin.

Mais quand il tire, c'est une détonation assourdissante, accompagné d'un bruit de métal froissé qui déchire l'obscurité. Miles semble apercevoir le sourire de Charlie à travers le nuage de poussière grise qui s'est formé.

« Bon sang Hook, tu comptes faire quoi avec ça ?

- Te couvrir, mon ami. Ah, et on prend le tacot sous la bâche, là-bas. »

La voiture de Hooker roule. Le médecin l'a reçue en héritage une vingtaine d'années auparavant, et ne l'avais jamais conduite. Mais il était pilote dans une autre vie, alors bien que les routes au sens terrestre du terme n'existent plus depuis un siècle, il parvient depuis une dizaine de minutes à éviter l'accident, zigzagant entre les ordures et quelques ombres fugitives, dans des rues défoncées trop étroites et sous la pluie battante. Miles, lui, est terrifié.

Ils ont croisés bon nombre de ces horribles créatures depuis leur départ. Régulièrement, Hooker en culbute une ou deux qui n'ont pas le temps ou ne comprennent pas les dangers de la circulation routière. Ils foncent à travers la nuit, guidés par les feux infrarouges de la Blue Note, et le détective regarde défiler la ville et ses secrets inavouables à travers la vitre de carbone, tout en agrippant fermement ses accoudoirs. Il fait bon dans la voiture, la température s'ajuste automatiquement à celle du corps. Les sièges, eux, se moulent aux silhouettes pour assurer un confort et une protection optimale. Alors, quelques minutes avant d'arriver, Miles finit par s'endormir.

Il se réveille quand le moteur s'éteint. Ils sont arrêtés devant une vitrine défoncée, au milieu d'ordures et de pneus en flamme. Le ciel a pris une étrange couleur de cendre et une alarme mugit dans le lointain. Un faisceau de lumière vient balayer épisodiquement le véhicule. Tout autour ce ne sont que des taudis, abritant la lie de l'humanité, confinée dans ces amas de ruines pour se protéger de la pluie. L'odeur empeste le brûlé, la saleté et la pourriture.

Hooker le prend doucement par l'épaule.

« Allez, on ne traîne pas. Etre ici à une heure pareille revient à une tentative de suicide. Et encore, le suicide, on a une chance de se rater. » Le médecin extrait son immense carcasse du véhicule, son Mauser à la main, pendant que Davis vérifie le chargeur de son révolver et ouvre à son tour sa portière.

« Pendant que tu roupillais, j'ai constaté une augmentation du nombre de ces créatures dans les rues. Ca commence à prendre des proportions inquiétantes. Dès qu'on en aura terminé, on file chez un collègue, dans le quartier sécurisé, il nous accueillera jusqu'à ce que le problème soit réglé. J'ai préféré me garer un peu avant, par souci de discrétion.

- De discrétion ? De toute façon, il semblerait que la ville soit sous état d'urgence », constate Miles en levant la tête au ciel, comme mieux capter le rayon lumineux et son signal d'avertissement.

A peine les deux hommes sont-ils sortis de la voiture que des formes surgissent des ombres, à l'angle de la rue et des bâtiments écroulés. Elles avancent lentement, leur pas traînant dans les ordures, des corps ravagés éclairés sporadiquement par la lumière proclamant l'état d'urgence. En quelques secondes, elles sont devenues une dizaine, puis une vingtaine, une trentaine. D'autres arrivent par les boulevards, les ruelles, les caniveaux à ciel ouvert. Bientôt le quartier pourpre grouillera de ces choses infâmes.

Miles et Hooker se mettent à courir pour distancer la horde, mais bientôt celle-ci arrive de part en part et menace de les submerger. Ils tirent des coups de feu, rechargent, progressent lentement vers l'entrée de l'immeuble du rendez-vous, cinquante mètres plus loin. La canonnade résonne, l'air s'emplit de la fumée du Mauser, les corps tombent mais d'autres les remplacent. Les munitions s'épuisent, Hooker se sert de son fusil comme d'un gourdin, tandis que leur avancée est finalement stoppée par le flot de créatures. Ils sont encerclés, à dix mètres d'un lourd portail de fer protégeant l'immeuble.

Alors que le corps-à-corps est sur le point de s'engager, un grondement vient couvrir les cris rauques des créatures et, quelques secondes plus tard, un feu tombé du ciel vient s'abattre sur elles. Trop stupides pour combattre ce qui leur arrive, celles-ci continuent à essayer d'attraper les deux hommes ; mais leurs rangs se font de plus en plus clairsemés, et Miles et Hooker parviennent à s'engouffrer dans la brèche créée et à atteindre le portail. Celui-ci commence à s'ouvrir, lentement.

Le grondement de la mitrailleuse continue de déchiqueter les monstres mais Miles et Hooker doivent désormais se défendre contre la marée inexorable, dos au portail de sécurité. Quand ils arrivent à se faufiler par l'ouverture, couverts de sang et leurs manteaux en lambeaux, plusieurs horreurs essaient encore de les retenir pour les entraîner avec eux. Finalement le portail se referme sur les bras pourrissants et les deux hommes s'affalent, le souffle coupé, envahis par l'adrénaline, contre le mur d'enceinte.

L'appartement a été transformé en bunker. Non pas pour résister aux assauts des créatures de l'extérieur, car le portail blindé reste infranchissable, mais pour se protéger des anciens résidents de l'immeuble, dont les corps s'entassent sur le palier du cinquième étage. Le sol est glissant de sang mais l'appartement de Doyle Armstrong est resté relativement épargné. Contre le mur du fond sont entreposées des caisses de munitions, de grenades et d'armes automatiques. Les meubles de l'appartement ont été regroupés de façon à former une barricade autour du centre de la pièce où se trouve, assis sur un tabouret, Doyle Armstrong. Vêtu d'un treillis de l'armée, un cigare à la bouche, il regarde les deux hommes franchir la porte arrachée et entrer dans le salon. Une mitrailleuse encore fumante est posée sur un trépied, face à l'une des fenêtres brisées.

« Sacré bordel hein ? Vous avez le mini disc ? Le fric est là. Et y'a une issue souterraine au rez-de-chaussée, vous pourrez repartir tranquillement. » Il tire sur son cigare et regarde Miles, qui porte la main à sa poche et en tire le petit objet de métal.

« Avant de vous le donner, je peux savoir à quoi ça va vous servir ?

- Ouais, toute façon maintenant, ça n'a plus d'importance. Il s'agit des données génétiques des plus grands savants des siècles passés. On va les ramener à la vie pour qu'ils puissent aider l'espèce humaine à retrouver ce qu'elle a perdu avec l'Immersion et éviter qu'elle ne finisse par retomber à l'âge de pierre.

- C'est qui,  on ?

- Aaah non, ça je ne suis pas autorisé à vous le dire. Moins vous en saurez, mieux ça vaudra pour vous. Le fric est là, il est à vous. »

Hooker, resté dans l'encadrement de la porte, s'avance en agitant le Mauser dans un geste de déni.

« Nous voulons d'abord des explications. Je suppose que les sortes de zombies que l'on croise un peu partout dans les rues ne sont pas complètement étrangers à cette histoire ? Vous faites des genres de… tests, avant de passer aux choses sérieuses ? Et la situation vous a échappé, c'est ça ?

- T'as bien deviné, mon gros », lance Armstrong en se levant de son tabouret. Il se dirige vers un sac de sport, qu'il saisit à pleines mains et lance aux pieds du détective.

« Bon les gars, j'ai du boulot ici moi. Vous avez l'argent et moi je prends le disque. Et après on se revoit plus. Ch'uis clair ?

- Très clair. Mais je crois que c'est moi qui ne le suis pas assez, veuillez me pardonner. Parce que si je comprends bien, vous menez des expériences sur des êtres vivants en vue de ressusciter des morts, et ce afin de sauver l'humanité ? Paradoxe intéressant, n'est-ce pas, Miles ? »

Mais Miles avait prévu le coup. Il savait d'après la façon de bouger du type, d'après son regard, et d'après sa longue expérience des coups foireux, que Doyle Armstrong, spécialiste ès armes, ne les laisserait pas repartir vivants. Alors, avant même que celui-ci n'ait le temps de dégainer son pistolet dissimulé, le détective lui saute dessus. L'arme glisse de son étui et tombe au sol tandis que les deux hommes roulent à terre, contre la fenêtre devant laquelle est postée la mitrailleuse.

Mais Armstrong est plus fort, il repousse le détective et, en se relevant, agrippe la poignée de la mitrailleuse. Hooker plonge sur le revolver et fait feu mais, dans sa précipitation, il manque sa cible et la balle vient se loger dans le plafond. Il n'a alors qu'une seconde pour s'abriter derrière une lourde commode avant que la mitrailleuse ne se mette en action.

Pendant près d'une minute, l'arme de guerre accomplit son œuvre de destruction. Les copeaux de bois volent en éclat, les murs sont enfoncés et les meubles les plus fragiles pulvérisés. Plusieurs blocs de plafond tombent au sol dans un nuage de plâtre qui vient asphyxier les trois hommes. Puis le vacarme s'estompe et, enfin, la dernière cartouche vide rebondit sur le sol et vient doucement s'arrêter au pied d'un canapé écharpé.

Quelques secondes plus tard, une grenade vient rouler depuis une commode éventrée jusqu'au pied de la mitrailleuse. Le timing est bien calculé, car à peine a-t-elle touchée l'arme, qu'elle explose.

Miles Murphy est sur le Pont de l'Espoir. La nuit se termine car déjà, à l'horizon, le ciel s'éclaircit. Derrière lui, dans les rues d'Haven Town, résonnent encore sporadiquement les tirs de l'armée. Mais l'invasion a été endiguée au cours de la nuit, maintenant il faudra jeter les cadavres à l'océan.

Cet océan qui lui face, par-delà le pont le plus occidental de la ville. Et à la place duquel se dressaient, il y a deux siècles, des villes, des routes, des aéroports, où vivaient des êtres humains. Maintenant il n'y a que des flots, des flots et leurs abysses insondables au fond desquelles reposent plusieurs civilisations.

Doucement, la main de Miles se desserre. Et finit par offrir, à l'océan tout-puissant, le mini-disc noir qui aurait pu sauver l'Humanité.

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