Promenade à Honfleur - Le destin de Blandine
sarahmarie
La douce brise s´était apaisée, le feuillage des arbres restait immobile, les nuages aussi. Seuls les oiseaux virevoltaient et chantaient. Blandine était soucieuse. Son père brisa la glace :
- Regarde ce paysage, n´est-il pas magnifique? Et Honfleur au loin. Cette ville est singulière, tu ne trouves pas ? lui fit-il remarquer en pointant sa canne vers la mer et le joli port normand.
Blandine resta silencieuse. Elle savait que ces questions étaient une façon pour son père de lui annoncer quelque chose d´important, quelque chose de grave. C´était dans ces mêmes circonstances que l´été passé il lui avait annoncé le décès de sa mère.
- Ma chère Blandine, le temps passe si vite… Je ne suis plus qu´un vieil homme en costume trois pièces beige… et toi tu n´es plus une enfant… Il nous faut songer à ton avenir… Monsieur Bougival m´a fait une proposition… je ne peux pas refuser… dans notre situation… La cérémonie aura lieu cet automne.
Blandine fronça ses sourcils noirs ébène et pinça ses lèvres l´une contre l´autre pour ne pas riposter. À quoi bon ? Elle n´avait pas son mot à dire, son père prenait les décisions. Elle recoiffa la mèche rebelle qui était tombée de son chignon. Elle ne pouvait pas croire que son père la mariait à Bougival fils, ce malotru : on disait qu´íl ne lisait que le journal ! Seuls l´argent et le profit comptaient, avait-elle entendu dire. Pourquoi précipiter les noces ? Leur situation n´était pas si catastrophique ! Les affaires à la scierie n´était pas florissantes, certes, mais ils dépensaient avec parcimonie. À ses yeux, il n´y avait rien d´alarmant.
Cependant, elle devait obéir à son père. Elle inclina la tête en soupirant. L´herbe encore mouillée de la dernière ondée avait sali ses souliers bruns. Le ciel se ternissait, il fallait rentrer.
Sur le chemin du retour, ils croisèrent Georges Barkston, un jeune homme anglais qui avait débarqué il y a tout juste un mois. Sa grâce naturelle, son air de noblesse associé à son léger accent, qui rendaient ses propos suaves, lui avait valu toutes les attentions de la gent féminine d´Honfleur. Il avait de l´esprit et l´œil doux, ce qui plaisait aux femmes.
Blandine sourit et inclina la tête pour le saluer. Ils s´étaient rencontrés et entretenus lors d´un thé chez des amis communs. Ils poursuivirent leur route au plus vite pour se mettre à l´abri avant la prochaine averse.
Le soir venu, en pensant à ses noces, Blandine se tournait et se retournait dans son lit. Elle saisit le sachet de lavande placé sous son traversin, le plaça sous son nez et respira profondément. Le parfum subtil et apaisant lui rappela la douce image de Georges Barkston. La porte de sa chambre était entrouverte, la lumière tamisée se faufilait ainsi que le bourdonnement des bruits habituels de la maison. Cela la rassurait.
En tendant l´oreille, elle entendit son père discuter affaires au salon :
- Vous insinuez que je suis ruiné ?
- Hélas… Je crains que oui, Monsieur. La scierie a perdu un gros contrat et …
- Je savais que ça allait nous arriver un jour ! Je vous prie de faire en sorte que tous les ouvriers recouvrent leur solde en entier avant de payer les créanciers, conclut le pauvre homme d´un ton désespéré.
Blandine laissa retomber lourdement son oreiller sur sa tête. Elle priait pour avoir mal compris. Elle s´endormit avec l´intuition que la vie n´allait plus être la même désormais.
Le lendemain, un vacarme inhabituel l´extirpa de son sommeil. Que se passait-il ? Vêtue de sa robe de chambre, elle descendit vers le salon. Dans le couloir, des ambulanciers portaient un brancard recouvert d´un linge blanc. Blandine fut tétanisée. Une impression de vide envahit son corps. Elle laissa échapper le petit sachet de lavande violet qu´elle tenait à la main. Il dévala les escaliers cirés, marche après marche.
Le commissaire Fournier qu´elle connaissait depuis toujours, s´avança lentement vers elle au pied de l´escalier. Il ôta son chapeau qu´il tint par le rebord devant lui. Ses mains le faisaient tourner par petits tapotements saccadés.
- Mes sincères condoléances Mademoiselle Blandine. Votre papa s´est suicidé. Il a laissé un mot pour expliquer son acte. Le médecin légiste devrait confirmer la thèse. Je repasserai plus tard pour vous poser quelques questions de routine. Je vous salue bien, dit-il en remettant son chapeau sur sa tête. Puis il tourna le dos subitement et sortit.
Blandine s´effondra sur l´escalier. Elle cacha son visage en larmes dans ses mains. Marie, la bonne, accourut pour la consoler. Blandine se sentait bien seule dans ce monde injuste. Elle passa le reste de la journée à pleurer.
Le lendemain vers 15h, la jeune orpheline fut surprise de recevoir la visite de Georges. Peut-être n´était-il pas au courant de la nouvelle ? Cette visite lui changerait les idées, elle en avait tellement besoin.
Les jeunes gens s´installèrent au salon pour une conversation de convenance. Devant les yeux rougis de Blandine, le jeune anglais eut les meilleurs mots de réconfort. Puis il s´inquiéta pour son avenir et la martela de questions:
- Qu´allez-vous devenir ? Que ferez-vous de la scierie de votre père ? Qui va diriger l´affaire maintenant ? Allez-vous la vendre ?
Cet interrogatoire la décontenança. Cela faisait-il partie des us et coutumes de la perfide Albion ?
La sonnette de la maison retentit. C´était un bouquet de Monsieur Bougival. Délicate attention mais sûrement intéressée. Elle huma les fleurs. Une carte l´accompagnait. « Sincères condoléances. Si vous avez besoin de quoi que ce soit dans ces moments difficiles, je serai là pour vous ». Émue, elle tendit le bouquet à Marie. Elle entendit alors Georges déclarer : « Je reconnais bien le style d´Armand, celui du prédateur : tapi dans l´ombre, il guette sa proie avant de la dévorer. »
Blandine se retourna brusquement, choquée par de tels commentaires. Quelle effronterie ! Il avait lu la carte à son insu. Pour se rattraper, l´Anglais lui sourit, saisit ses deux mains fines et la fixa de son regard doux. Blandine s´apaisa. Je suis bouleversée, songea-t-elle. La perte soudaine de mon père me donne des idées noires et je vois le mal partout. Nous avons tous des moments d´égarements. Peut-être est-ce la jalousie qui lui a fait perdre son sang froid. C´est très touchant. Accepterait-il d´épouser une jeune orpheline ruinée ? Blandine savait que le temps lui était compté pour assurer sa sécurité financière et son avenir. Seule désormais, elle pouvait décider de son engagement conjugal même si elle était promise à Monsieur Bougival. Cette pensée la réconforta.
Le soir au dîner, elle repensa à tous les repas qu´elle avait pris avec son père sur cette même table. Elle songea à l´incident de l´après-midi avec Georges. Il avait dévoilé une facette noire de sa personnalité. Le ton de sa voix avait été très sarcastique, ses questions très incongrues. Jusqu´ici, il avait toujours fait preuve de bonnes manières mais ses récentes maladresses démontraient qu´il s´intéressait bien plus à l´usine qu´aux souffrances de Blandine. Au contraire, le mot de Monsieur Bougival était doux, compréhensif et bienveillant : « Je serai toujours là pour vous ». Ces quelques mots la rassuraient. Lorsque Marie entra pour servir, Blandine se renseigna sur ce que l´on disait de ces deux hommes à Honfleur:
- Monsieur Barkson, commença la domestique en servant les haricots verts, n´a pas très bonne réputation au village. On dit que c´est un riche industriel anglais qui exploite les ouvriers, là-bas en Angleterre. On dit aussi qu´il est venu ici pour affaires. Il cherche à acheter nos usines.
Blandine sursauta. Comment ça, racheter nos usines ? Lui aussi n´était donc intéressé que par le profit ?
- Et que dit-on de Monsieur Bougival fils ? s´enquit-elle aussitôt.
Marie recula d´un pas. Les mains jointes devant son tablier blanc. Ses pouces se chevauchaient l´un sur l´autre sans discontinuer.
-Aaah ! Je sais bien que Madame ne l´aime guère. Avec son air satisfait et ses manières rustres, Monsieur Bougival ne sait pas s´y prendre avec les femmes. Ses faux pas délient les langues de vipères de ces dames de la haute qui n´ont que ça à faire de la journée. Monsieur Bougival, c´est un bon bougre, comme son père. Les ouvriers ne sont pas malheureux avec lui.
Marie confirmait les impressions de Blandine. Après réflexion, son père, qui la chérissait tant, ne l´aurait jamais confiée à un homme qui ne respectait pas ses valeurs.
La jeune femme s´installa à son bureau. Elle prit la plume que son père lui avait offerte. Elle pensa fortement à lui. Une larme roula sur sa joue. Elle s´appliqua :
« Cher Monsieur Bougival, je vous remercie de votre délicate attention. Je sais que nos pères ont arrangé nos noces. Que diriez-vous de nous rencontrer pour faire plus ample connaissance ? »