Le dîner effet de lampe. Questions en question.
Christophe Paris
19h, le regard noir comme une façade des grands boulevards, surmonté d’une protubérante arcade sourcilière le tout vissé par une casquette trop petite pour lui, l’agent de sécurité au physique plus proche d’un Cro-Magnon survitaminé que d’un homo sapiens standard fustigeait du regard les attardés qui tardaient. Il était silencieux, les tableaux étaient silencieux, les visiteurs aussi étaient silencieux. Il n’y avait que les vocalises en bip majeur des compacts numériques qui transperçaient ce silence quasi monacal.
A croire que la peinture rend muet par instant, alors qu’il s’agit pour la plupart des visiteurs d’un point d’interrogation géant et dubitatif lié à un manque d’information, conséquence d’un planning de visite trop dense de leurs tour operator. Ce qui heureusement ne se voit pas sur la photo...accréditant ainsi son auteur d’une compréhension qu’il n’approchera sans doute jamais.
Notre T-Rex de la sécurité rompit le silence d’un « c’est t’cherminé merci de rejoindre la sort’chi siou’plaît ». Il parlait avec un petit accent racaille lié à un passé trouble, mais avait su transformer ses défauts en qualités et réussi dans la vie pour la plus grande fierté de sa mère. Mère, qui s’obstinait à l’appeler par son p’tit nom : chouquette.
Cette voix de dinosaure à la résonance proche de celle d’une cathédrale fît d’ailleurs sortir nos passionnés d’art à la manière de moines en pleine procession funèbre, en rang d’oignons. Tous nos petits curés novices évacués, chouquette ferma la porte avec une grosse clé proportionnelle à sa taille et éteignit la salle d’exposition chassant d’un geste l’artificielle clarté par une nuit sans lune. C’était la dernière heure du premier jour. L’exposition consacrée à Félix Vallotton venait de fermer ses portes.
Le gardien avait certes éteint, pourtant des halos lumineux subsistaient. En s’approchant on s’apercevait que les lumières peintes par l’artiste continuaient à scintiller et caresser chaque toile d’ombres et de clartés, de chaleurs ou de froideurs, sorte de feu sous la glace. Cependant, en quelque minutes l’atmosphère s’était réchauffée, chacun des modèles pouvait enfin se délasser les membres et cesser de poser figé. Tous ces protagonistes encadrés y allaient de leurs commentaires.
L’une se plaignait d’avoir été peinte de dos en train de fouiller dans son armoire alors qu’elle avait passé la matinée à se pouponner, surexcitée à l’idée de poser pour un artiste célèbre.
D’autres se plaignaient du choix de la saison par le peintre, comme ces soldats sénégalais qui n’en pouvaient plus de poser leurs culs sur une neige décidemment trop froide. Certains au contraire étaient satisfaits de leurs sorts, cette femme par exemple, qui trouvait son intérieur aux tons roses et beige du plus bel effet. Les plus chanceux pouvaient même ripailler si par chance l’artiste avait daigné laisser quelques natures mortes à croquer. En somme tout se passait comme d’habitude, excepté à la table du dîner de Madeleine où régnait une certaine tension sans doute liée à un étrange effet de lampe. La table était éclairée d’un cercle lumineux telle une star de music-hall par un abat-jour plutôt moche aux tons jaunâtres et pâlichons. L’un des tableaux, la femme en bleu, fît remarquer que la petite avait encore fait des siennes et qu’après avoir écrit sur les murs elle s’en était prise à l’abat-jour.
- Dis donc ma chérie c’est quoi ce chat dessiné sur l’abat-jour ? demanda la mère de la petite assise à sa gauche.
- Je m’embêtais la nuit dernière alors je suis montée sur la table et j’ai dessiné le chat.
- Ma fille... mais pourquoi là ?
- Comme si c’était un papillon qui tournoyait autour de la lumière avant de se brûler et de tomber dans l’ombre.
- Ah ouais ? Il a même pas d’ailes ton chat, remarqua son frère,
- C’est normal puisqu’il s’accroche à la lampe avec ses petites griffes lui lança la petite.
Le garçon désappointé s’étouffa en se coinçant un bout de pain dans la bouche.
Sa mère, non sans malice, lui conseilla de parler avec sa main ce qui lui épargnerait pas mal de remarques futiles
- Bon les enfants vous mangez là, parce que moi les odeurs de fromage c’est pas mon fort. Bizarre que tu fasses encore ça à ton âge... j’aimerais que tu évites ma chérie.
- Toi aussi t’es bizarre pourquoi t’as mis la plante devant toi ? Tu veux te cacher du regard des autres, en plus tu prends toute la place.
-Pas du tout, c’est pour éviter de voir ton frère se bâfrer à table. Encore un mensonge d’adulte...
La petite fît remarquer à sa mère que la cruche ressemblait à un grand oiseau, que le casse-noix avait l’air d’un insecte géant et que les doigts de la fourchette semblaient vouloir chatouiller quelqu’un. Elle trouvait que les couleurs étaient vives alors que la lumière ne l’était pas. Sa mère au tendre regard, lui expliqua qu’elle voyait cette table avec ses yeux d’enfants ce que les grands ne pouvaient plus faire, ressentir la poésie des choses.
- Mais ce bidule c’est quoi... ? fît la petite.
- Quel bidule, ma fille ?
- Bah là le truc... En montrant comme si elle pointait du doigt un visiteur, une grosse tâche noire.
- Ah oui qu’est-ce donc ?
Les autres tableaux étaient stupéfaits il y avait là au premier plan une part d’ombre, une énorme silhouette noire cadrée de la ceinture à la tête, celle-ci d’ailleurs étrangement penchée sur la droite.
- On dirait un monsieur, j’ai peur maman
- Non ne t’inquiète pas, regarde ça ne bouge pas .
Pendant que la mère réconfortait sa petite, les autres tableaux émettaient leurs hypothèses sur cette étrange présence. La mère était perplexe, elle s’approcha en prenant garde à ne pas renverser la bouteille qui comme d’autres éléments du décor donnait une étrange sensation de fausse profondeur. Elle avança une main vers cette sombre présence et tenta de l’arracher, sans succès.
- Encore un de ces maudits autocollants d’élèves en classe découverte, pensa-t-elle, mais non rien n’y faisait, le contre-jour demeurait silhouette.
La femme en bleu fouillant dans une armoire, grande pipelette devant l’éternel, pensait que c’était peut-être à cause des flashs. Qu’à force de crépiter avec des gens dans le cadre, la toile s’était emparée de la part de l’ombre humaine. Le tableau de l’enfant jouant au ballon pris la parole :
- Ou alors c’est peut-être quelqu’un qui a perdu son ombre et qu’elle reste là parce que c’est le dernier qu’il a contemplé. Elle attend peut-être là qu’on vienne la chercher comme un chien qui attend que la porte s’ouvre.
- N’importe quoi rétorqua le tableau de la vieille Henriette. C’est l’ombre du peintre, il est assis à table, ça se voit non !
- Ecoutez, reprit la femme se coiffant, pour être sûrs de comprendre, pourquoi ne pas tenir compte des remarques des visiteurs ?
- Permets moi de te dire ma chérie, remarqua le torse de femme, que pas un d’entre eux n’est capable de s’entendre, chacun ayant un avis bien tranchés. Oui il a raison, fit le public de la troisième galerie, certains disent qu’on ne regarde pas le tableau avec nos yeux mais du point de vue de quelqu’un d’autre.
-Comment ça ?... de l’ombre ?
- Non, non ma chérie une autre personne...mais plus grande vu le cadrage.
- Oh, la, la, la ça se complique reprit un autre protagoniste.
- De toute façon ils n’ont même pas remarqué qu’il n’y avait pas de perspective dans le tableau de Madeleine, c’est seulement le motif de la nappe qui en donne l’illusion. C’était l’un des joueurs du cadre nommé poker, immédiatement repris par l’un des siens à l’accent corse,
- Oh fils, n’oublie pas les éléments de décors aussi.
- Mouaif...c’est pour ça qu’il y a des critiques professionnels, pour y voir plus clair, même avec un effet de lampe, clôtura la femme en bleu décidemment loquace sur le sujet.
- C’est quand même étrange, remarqua Madeleine, tous les soirs maman on a les mêmes questions qui reviennent sans qu’on puisse vraiment y répondre.
- C’est vrai ma fille et c’est peut-être grâce à ça que nous sommes ici, si les gens ne se posaient plus de questions sur nous, nous exposerait-on encore ? Ne serions-nous pas allongés entre quatre planches à guetter les rides du temps nous craqueler ?
Tout le monde était stupéfait de cette remarque, avait-elle raison ? Aucun d’entre eux ne sût répondre, comme chaque soir d’ailleurs.
Les premiers jets de lumières du matin traversaient maintenant la pièce figeant les tableaux de peur d’être découverts.
Le rationnel reprenait le dessus, chouquette ouvrait l’expo avant l’entrée des visiteurs, leurs cars commençant déjà à piétiner les trottoirs. Les vendeurs de bouteilles d’eau à 5€ installaient leurs seaux de glace, les pickpockets se chauffaient les doigts, les CRS se caillaient les miches et les caissiers avaient du mal à se réveiller pendant que toutes ces pensées d’un soir s’évanouissaient dans le tumulte des files d’attentes.
Christophe Paris.
Y'a du style, du rythme, une chute excellente,... Que demander de plus ? Bravo ;)
· Il y a presque 11 ans ·------
Très bien trouvé.
· Il y a presque 11 ans ·Marion B
Merci, c'est gentil.
· Il y a presque 11 ans ·Christophe Paris
Très belle idée, faire débattre des tableaux... il fallait y penser d'autant que j'imagine que vous êtes le seul à faire allusion à toutes les œuvres... J'aime bcp le côté réaliste de vos descriptions et ces subordonnées haletantes... vous avez un style. Bravo
· Il y a presque 11 ans ·blonde-thinking-on-sundays
Merci beaucoup, suis très touché par votre commentaire, sincèrement. Votre dernière phrase m'a fait très plaisir je ne vous le cache pas, c'est très gentil . J'aime bien votre plume moi aussi, mais j'ai oublié de vous noter (En fait je ne sais pas trop comment on fait)
· Il y a presque 11 ans ·Dès que je comprends je répare cette erreur ! Sans faire de retour de compliment j'ai beaucoup aimé votre texte, les sensations passent bien il y a une forme d'universalité qui touche à un registre d'émotions propres à tous, franchement ça m'a foutu un frisson de nostalgie mélancolique terrible. C'est très "vivant" même la maison semble respirer, et la fenêtre.... rupture brutale géniale et déstabilisante avec cette pointe de surnaturel qui vient mettre un peu d'une étrange légèreté, vraiment j'aime beaucoup. J'aimerai bien continuer à vous lire si vous en êtes d'accord car j'ai vu que vous aviez une publication de malade, bravo. Vraiment c'était très plaisant à lire.
Christophe Paris
Bonjour Christophe, une publication de malade je ne sais pas : disons que je suis dévorée par l'écriture et qu'elle a pris du coup beaucoup de place dans ma vie (blog, tentative d'édition, page FB...) Je suis toujours émerveillée de voir ce qu'on peut éveiller chez l'autre et c'est la plus belle récompense je trouve pour un écrivain.
· Il y a presque 11 ans ·Pour vous aider avec WLW, pour noter des textes, il suffit de cliquer sur le nombre de cœurs en haut à droite. Un texte peut aussi être un coup de cœur, auquel cas il suffit encore de cliquer. Pour suivre l'actualité d'une personne (et ses textes) et discuter en privé, abonnez-vous à cet auteur. Je compte également vous suivre. Bien à vous et très belle journée :)
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