Promenade à Honfleur - Souvenirs d'Honfleur, d'une génération à une autre

Anthony Boulanger

Un homme revient à Honfleur. L'occasion pour lui de remettre certaines choses en perspective.

  

Souvenirs d'Honfleur, d'une génération à une autre

Dans quelques heures, je serai de nouveau à Honfleur. De nouveau, dis-je, car je suis déjà venu deux fois par le passé.

La première, c'était il y a près d'un siècle. J'avais quatre ans, et je passais les vacances d'été avec mes grands-parents. Je n'ai pas beaucoup de souvenirs de ce voyage. Deux images, et encore, avec cent années de sédimentation de l'inconscient dessus, sûrement ne sont-elles que le reflet déformé du passé. Je crois revoir les maisons. Ce fut la première chose qui m'avait frappé, enfant. Ces bâtiments serrés les uns contre les autres, en autant de visages d'ardoise gris dans lesquels s'ouvraient des fenêtres aux vitres teintes. J'avais l'impression de rencontrer des géants enchâssés dans la terre et qui se collaient pour se protéger des embruns et qu'aucun souffle de vent ne vienne se faufiler entre eux pour extirper la chaleur de leurs murs. Les maisons donc, et la campagne. Un gigantesque camaïeu de vert à perte de vue, cerné de collines, de bosquets, de haies à franchir. Dans ma mémoire, s'étendait un gigantesque terrain de jeu avec la mer en arrière-plan pour me rappeler dans quelle direction se trouvait la ville. Une image très nette palpite parfois derrière mes paupières quand je repense à cette période heureuse. Je ne sais si c'est une vue que j'ai particulièrement admiré ou une création de mon esprit, mais je revois mes grands-parents dans leurs beaux habits, robe nacre pour ma grand-mère, costume bleu sombre, cane et canotier pour mon aïeul. Honfleur en arrière-plan, l'eau, et plus près, comme les piliers d'une antique porte disparue, deux arbres morts, et l'un d'eux colonisé par le gui.

La deuxième fois, j'étais âgé de trente-cinq ans, à peu de choses près. Je venais de monter ma boîte, ça doit donc être ça. Cette fois-ci, j'avais traversé la ville comme un ouragan. Je ne m'étais arrêté nulle part si ce n'était à la mairie pour rencontrer les représentants des collectivités, puis dans le port pour prendre la navette fluviale qui m'amena à mon chantier en pleine mer. Je ne pensais plus à ces vacances d'autrefois, à mes grands-parents, à la campagne, aux arbres. Je n'avais en tête que le profit à faire, la construction toujours dans les temps et qui deviendrait la référence de mon savoir-faire et de mes brevets au niveau international. Je voulais révolutionner le monde… Et si je me doutais d'y réussir à ce point…

Aujourd'hui, c'est donc la troisième fois que je viens dans la ville normande. Mes petits-enfants sont dans mon dos, ils courent sur les pavés. Leurs parents me les ont laissés pour les vacances. C'est une situation étrange que je vis, comme un déjà-vu avec un siècle de décalage. Et un profond sentiment de culpabilité que rien ne pourra effacer si ce n'est ma propre fin… Nous passons devant l'Eglise Sainte-Catherine, dont j'admire le clocher bien qu'il soit de guingois. Je le découvre. Je l'ai sûrement vu quand j'avais quatre ans, mais sans que cela ne s'imprime dans mes souvenirs. Je dirais bien à mes chers descendants de profiter de cette structure, de s'imprégner de son architecture si particulière, mais je ne veux pas les déranger dans leurs jeux et passer pour un vieux rabat-joie. Ils ne se souviendront de toute façon pas de ce voyage et c'est sûrement mieux comme cela. Je lève bientôt la tête vers le ciel, et c'est le dôme de protection que j'aperçois, miroitant à la lumière des néons intégrés dans sa structure. Je voudrais me rapprocher du port, le quai est à quelques mètres, mais celui-ci est de l'autre côté de la barrière. Sans elle, nous serions touchés de plein fouet par les émanations toxiques de l'eau stagnante et croupie par les algues en décomposition. Par les tornades également, de plus en plus fréquentes. Les pluies acides. Les neiges bleues de pollution. L'air vicié. Je peux deviner tous ces fléaux qui s'agitent derrière la barrière bien que je ne les vois pas. Ils sont présents dans mes pensées à chaque instant, comme tous ces territoires condamnés parce qu'ils n'ont pas pu être protégés à temps, comme ces populations déplacées, comme ces enfants qui ne connaissent ni la mer, ni l'océan, ni le ciel, ni l'air libre.

Je me détourne du quai Sainte-Catherine, des géants d'ardoise abandonnés, sûrement perclus de ténèbres aujourd'hui et j'appelle mes petits-enfants à moi. Nous remontons le long de la rue Brûlée, qui portait déjà ce nom avant les Grandes Emeutes, puis je leu achète une viennoiserie dans une boulangerie. Sur un coup de tête, je les entraîne vers la limite de la ville, vers l'une des portes qui donne sur l'extérieur. Là, je trouve un de ces guides de l'extrême qui emmène les plus téméraires hors de la barrière. Son véhicule est un semblable au dôme qui nous entoure, monté sur six roues, à la carcasse métallique grêlée d'impacts et rongée par les acides. A peine ai-je évoqué le fait d'emmener les petits avec moi que l'homme se détourne. Trop dangereux. Il risque sa vie et celle de ses clients à chaque sortie et il ne prend avec lui que des personnes consentantes et conscientes de ce qu'ils vont affronter. Jamais il ne prendrait d'aussi jeunes passagers. Je n'insiste pas et je souffle. De lassitude, de honte, de peine. Je voulais tenter de retrouver ce paysage qui frémit avec force derrière mes paupières, cette dominance herbeuse, ces deux arbres qui ont peut-être résister aux ravages du temps et de la nature vengeresse. Il a raison, c'est l'évidence même. Quel grand-père aurais-je été si j'avais mis mes descendants dans un tel péril. Et dans quel but ? Leur dire : regardez, ici, je me suis baladé avec mes propres grands-parents quand j'avais à peu près votre âge. Le temps était clément en cette époque, on voyait du vert et du bleu à perte de vue, avec la seule Honfleur dans cet écrin. Ils m'auraient écouté, comme ils le font si bien et si calmement, mais s'ils m'avaient demandé pourquoi tout cela avait disparu, qu'aurais-je à répondre ? Comment leur expliquer que leur grand-père était l'initiateur de ce cataclysme, celui qui avait déclenché la colère de la planète et ravagé l'environnement ? Auraient-ils compris que je ne voulais, au contraire, qu'aider le monde autrefois ? Et même s'ils passaient la question sous silence, ils pourraient me demander ce qu'il fallait faire pour revenir en arrière et pourquoi personne ne l'avait fait ou pourquoi personne n'avait réagi avant qu'il ne soit trop tard. Et ça, ce sont des questions que je me pose toujours aujourd'hui…

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