« Le diner effet de lampe » Felix Valloton / Extérieur nuit
Stéphan Mary
Extérieur nuit
Bonsoir je suis perdue Pourriez-vous m’indiquer le chemin Figurez-vous que je cherche mon ombre Vous ne l’auriez pas croisée par hasard Le hasard fait si bien les choses Donc si je résume j’essaie au troisième lampadaire à droite au second à gauche et au feu en face Merci Il n’y a pas à dire je suis née sous une bonne étoile Ah oui vous aussi Comme c’est charmant J’aime Paris la nuit J’aime la nuit mon ombre aussi.
Ça alors c’est encore vous Je ne comprends pas j’ai pourtant suivi l’itinéraire que vous m’aviez indiqué et me voilà à nouveau ici Je veux retrouver mon ombre Ombre chinoise ombre portée ombre théâtre ombre et lumière elle est ce que je suis Elle est mon double ma jumelle monozygote Elle me charme en ondulant au rythme de mon corps Toute en finesse elle est mon prolongement Ce n’est pourtant pas compliqué de trouver son ombre Qu’elle soit à l’est ou à l’ouest au nord ou au sud il suffit de tourner sur soi pour la trouver Une ombre ne disparaît pas comme ça enfin
Bonsoir vous n’auriez pas croisé mon ombre Vous ne pouvez pas vous tromper elle me ressemble comme deux gouttes d’eau Je vais l’appeler on ne sait jamais Hep là-haut le peintre vous pourriez me rendre mon ombre je me sens bancale Hello vous m’entendez
Vous dîtes que je tente cette direction Mais si au feu je vais tout droit la rue n’est plus éclairée C’est ça Paris les champs Elysée pleine lumière et d’autres rues totalement anonymes Il faut que je trouve mon ombre car j’ai peur sans elle Je vacille je ne peux plus avancer qu’en prenant appui sur les murs Une poubelle je tombe
Hopla l’auteure vite écrivez OMBRE puisque c’est elle qui marque l’épaisseur du personnage Ecrivez sinon je me vengerais
Stoooop j’ai compris Je marche vers la place Vendôme puis j’irais aux jardins des Tuileries Enfin je danserais demain au Père Lachaise Mon ombre est là bas Je le sais
J’ai retrouvé mon ombre C’est idiot j’étais assise dessus Du coup elle est toute plate mais j’attendrais le soir pour la déplier Elle m’est indispensable comme la lumière qui dirige l’ombre Indispensable.
Bonsoir mère grand-mère Bonsoir à vous père Oui je suis en retard mais j’avais perdu mon ombre Voyez vous-même nous sommes là attablés dans une autre ombre l’ombre de la bienséance Peut-être est-ce par manque de lampe Une lampe qui lape la pénombre sans jamais véritablement refléter ce que nous sommes Ainsi comprendrez vous à quel point les effets de lampe sont extrêmement Comment dire Troublant Oui c’est ça troublant Ou même trou blanc Blanc comme la lumière blanche afin d’éviter les trous noirs qui échappent un instant au désespoir
Cette façon que vous avez de me regarder Je vous en prie père ne m’en veuillez pas Vous savez à quel point j’aime marcher dans la nuit éclairée par des effets de lampe Non je se suis pas vraiment d’accord mon âge n’a aucune importance Je suis faite comme ça et vous ne pourrez pas me changer Rien ni personne ne pourra me changer Je changerais seule au fil du temps qui passe Je ne suis pas la luminosité du jour je suis la lumière du soir Celle qui sans bruit vous installe à table une fois la journée finie Toujours à la même heure systématiquement à la même place tout est figé Mais regardez nous ici tout est consensuel Vous êtes chers parents très consensuels Tout comme l’ombre qui ne peut pas prendre de couleur Visible uniquement en noir et blanc quelques soient les effets de lampe
Mère imaginez un instant ce que j’ai éprouvé quand assise sous le lampadaire je n’ai plus vu mon ombre dans la nuit J’ai pensé à vous Je dois vous dire mère que ce n’est pas parce que vous êtes une femme que vous devez vous contenter d’être l’ombre de vous-même face aux conventions si consensuelles Soyez sensuelle et laisser dire les cons.
Tiens, la lampe vacille Finissons vite de diner et arrêtons cette conversation ou plutôt ce monologue intérieur Je pense ce que je suis et je suis ce que je pense Sans aucune contrefaçon J’ai retrouvé mon ombre Je l’ai dépliée et maintenant elle se tient au calme couchée sous ma chaise fidèle miroir déformant d’une réalité bien triste et d’un repas un peu fade un peu rien Père va se retirer dans la bibliothèque pour fumer son cigare et lire son journal Mère s’assiéra pas loin pour finir de tricoter un pull pour les barbus de cette maudite guerre qui n’en fini pas
Viens mon ombre allons nous coucher Laissons les adultes converser pour ne rien dire juste subir et souffrir l’absence de mon frère qui est au front
Bonne nuit mère grand mère et père Mon ombre et moi vous saluons Nous allons fermer les yeux et lentement par un subtil effet de lampe nous nous dirons que ce diner aura été moins triste que d’habitude
Merci mon ombre d’être réapparue mais ne me refais jamais ça sinon adieu les balades de nuit dans notre Paris Tu es prévenue Attention j’éteins Oui moi aussi je t’aime dors bien
C'est bien pour ça que l'on a inventé la lampe, pour éviter que l'ombre, indispensable en peinture, ne disparaisse
· Il y a environ 11 ans ·Stéphan Mary
Par nuit très noire, l'ombre se confond et n'existe pas
· Il y a environ 11 ans ·yoda