Psy-schisme (extrait)

chevalier-neon

-C'est la première fois que j'en vois un. Dis, c'est vrai, tu viens de là-bas ? Raconte-moi comment c'est. Il paraît que c'est un endroit exceptionnel, à sensations fortes. Horrible et excitant comme assister au spectacle de criminels donnés en pâtures aux lions affamés, comme dans la Rome antique. Dis, tu viens vraiment de là-bas ou ce ne sont que des rumeurs ? J'ai jamais pu y aller, moi. Ça fait depuis combien de temps que tu y es ? J'aurais voulu voir à quoi ça ressemble, tout le monde ne fait que parler de là-bas et il semble que je sois le seul à ne jamais m'y être rendu. Mais on ne me laisse pas agir librement, ici. Soi-disant que je n'ai pas la force psychique requise pour résister à ce que je pourrais y voir. C'est rien que des mensonges, ça. Je suis fort, dans mon esprit, très fort. Je n'ai peur de rien. Mais tu vois, je suis emprisonné. Eh, ils m'emprisonnent. Bon sang, mais tu m'écoutes quand je te parle, espèce de… Ah, mince, mais qui est-ce qui vient nous déranger en plein soliloque ?
-Excusez-moi…
-Ah, non, je ne veux plus d'infirmière. Je l'ai déjà dit il me semble. D'ailleurs, je n'ai pas faim, et il est inutile de venir m'apporter à manger.
-Ce n'est pas l'heure du repas, Monsieur. De plus, je viens car il y a une visite pour monsieur Matsumoto.
-Ça alors, une visite ! Mais c'est vraiment mignon ! Moi, personne ne vient me rendre visite.
-Voyons, il y a quelqu'un qui vient vous voir tous les jours !
-Mais, lui, je ne l'aime pas. Je ne sais même pas qui il est. Bon, eh bien, puisque ce bien né de Matsumoto reçoit de la visite, je m'en vais faire un tour dans le jardin, tiens. Au revoir, au revoir, au revoir !


Il s'est levé de son lit et d'un pas dansant s'est dirigé vers la porte, dépassant allégrement l'homme qui alors s'immisçait dans la pièce avec un silence recueilli comme s'il pénétrait dans la chambre d'un mort. L'infirmière referma la porte derrière celui qui partait et depuis la chambre, le nouvel arrivant entendit les exclamations de la jeune femme qui s'adressait à celui qui déambulait dans les couloirs de l'hôpital pieds nus.


-Bonjour, murmura le nouvel arrivant dans un sourire timide.
Il remarqua que la chambre était étonnamment froide et, un peu indigné, il s'aperçut que les fenêtres donnant sur le jardin étaient grand ouvertes. Il alla les refermer avant de s'asseoir sur le rebord du lit. Il observa un long moment, pensif, les tuyaux d'intraveineuses qui apportaient du chlorure de sodium en liquide dans le corps du patient.
Il a attendu longtemps, comme ça. Immobile, à le dévisager, analysant les veines bleutées qui saillaient sur ses tempes, ces cheveux auburn en broussaille, les joues pâles et creuses, les lèvres sèches et entrouvertes comme dans l'attente d'un mot à prononcer. Et ces paupières grises et closes, sur ces yeux qu'il n'a jamais vus ouverts, et par-dessus le drap blanc ces bras maigres et affaiblis.
-Bonjour, vous vous souvenez de moi ? Je suis la personne qui est venue vous parler dans votre cellule, hier.
Doucement, il glisse sa main, paume retournée, sous la sienne qui demeure molle et inactive comme celle d'un mort. Il resserre ses doigts autour d'elle, si délicatement qu'il semble craindre de la briser.
-Je voudrais vous poser d'autres questions. Si la réponse est oui, serrez vos doigts contre ma main. Si elle est négative, froncez les sourcils. Vous m'entendez ?
       Mouvement à peine perceptible de ses doigts. Il n'a pas réussi à les resserrer autour de cette main tiède mais l'homme a compris.
-Je suis navré de vous demander tant d'efforts, ils vous ont épuisé. Bien.

Est-ce que vous avez peur de moi ?
     Aucune réaction cette fois. Il attend patiemment, en vain.
-Je suppose que vous vous méfiez, soupire l'homme tout en hochant la tête comme s'il comprenait. Dites-moi, j'ai besoin de savoir : vous ont-ils déjà battu ?


     Sous le drap blanc, la poitrine de l'autre se soulève de manière lente et régulière, mais son visage tourné vers la fenêtre n'exprime rien. Il semble comme mort durant un sommeil paisible.
-Vous souvenez-vous de la raison pour laquelle vous avez atterri dans cette cellule ?
Réponse absente.
-Ce n'est pas grave, passons. Vous rappelez-vous de votre nom ?
Ses lèvres remuent, faiblement. Ses paupières clignent et l'espace d'un instant, il semble à l'homme qu'il va enfin ouvrir les yeux, mais il les referme aussitôt, comme agressés par la lumière vive de la chambre. Ses paroles se fondent dans un souffle laborieux.
-Takanori… Matsumoto Takanori ?
Il a dit cela sur le ton de l'interrogation comme s'il n'était plus très sûr lui-même.
Et puis, l'homme sourit. Couvant de son regard révérencieux cet homme attenté sous le drap, il sourit, une fossette creusant le coin de ses lèvres.
-C'est cela, dit-il comme s'il l'avait toujours su. Vous vous appelez Matsumoto Takanori. Je me présente : Suzuki Ryô, mais vous pouvez m'appeler simplement Ryô. Je suis infiniment heureux d'enfin faire votre connaissance.


  Sur son lit, l'autre paraissait appartenir à un autre monde. Ses yeux sont demeurés clos, fermés à la réalité.
-Désolé, déclara-t-il d'une voix claire et blanche. Mais tu arrives trop tard. Hier, je me suis suicidé.

  • Les prisonniers sont forts, enprisonnés. Dans le sort qui leur est fait, résister leur donne une signification locale qu'ils perdent, souvent, une fois sorti... Car, enfants, ils n'étaient déjà pas libres, alors ils résistaient !

    · Il y a presque 12 ans ·
    Vkhagan orig

    Victor Khagan

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