Psychopathe de velours

Fanny Chouette

Ça remonte à quelques semaines déjà. Quand un matin encore brumeux de la veille, entre la première cigarette et mon deuxième café, elle est entrée : l'Evidence avait envie d'un petit-déjeuner.
Elle referme la porte comme si elle payait la moitié du loyer, elle est belle à mourir dans sa robe trop chère. Ça lui donne des allures de princesse en fin de course. Au-dessus d'une bouche qui vous ferait croire au bon Dieu, le mascara esquisse sur ses joues rosées la toile d'une nuit sans sommeil.
Assise face à ma gueule de bois, elle reste muette et fragile. Elle ne me regarde pas, j'ai du mal à saisir où s'en va son regard. Je la laisse chercher, sans m'imposer. Presque timidement je lui propose un sourire qu'elle refuse d'un signe de tête en se servant un café tiède. Et comme le sucre refuse de fondre, d'un doigt enfantin elle dessine un tourbillon au centre de la tasse.
Elle sourit. Ça dure longtemps, peut-être plus.
Elle attend ensuite que la dernière perle de glucose s'évanouisse, avec une fascination qui m'échappe.
Et puis, enfin elle dit :
- C'est elle qu'il te faut.

De son décolleté pousse-au-crime elle sort une photo de toi. Délicieuse, acidulée, femme-enfant, mystérieuse, dérangeante. Une bonne douzaine d'adjectifs se tirent la bourre dans mon esprit. Elle a vu juste. Le creux dans le ventre, le frisson même quand il fait chaud, le sang qui coule de travers, les yeux qui brûlent et la tête qui cogne un peu.
- Immédiatement cette femme t'appartient, tu comprends ? Ton café va être froid.

L'Evidence quitte la table. Mona Lisa des lendemains difficiles, elle ajoute que tu deviens alors mon unique raison de ne pas me jeter sous un train.
Je suis resté là un long moment, digérant mon entretien factice avec ce concept personnifié. Et puis à te détailler, dépixéliser ce visage qui sent le piment et un amour violent pour les grandes choses. C'est donc toi, qui est à moi ?

Alors je me suis mis au travail. Griffonnés au dos de ton portrait irréel : ton âge, ton roman préféré et la marque de ton parfum.
Tu aimes les mots russes et tu sens la cerise. Enchanté.
Ne m'attends pas, je viens te chercher.
Dans cette ville, un seul libraire a la décence de composer avec la littérature de la place Rouge. Je me suis préparé en hâte, de peur de ne plus vivre.
Je balaie la vitrine du regard. En avant-scène, le Goncourt et son ruban de Miss France font de l'œil aux auteurs qui rament. Depuis son comptoir, un petit bonhomme à lunettes monte la garde. Amoureux comme au premier jour, il n'a que trop conscience du trésor qu'il expose : des millions de mots ensommeillés sur les rayons ; des petits, des trop grands, ceux qui précisent et qui incisent, et ceux qui changent le Monde.
Rapidement, je me laisse happer par la douceur des lieux. C'est donc ici que tu viens faire l'amour au verbe ? Tu dois y être si belle. Quels livres as-tu feuilletés hier, et la semaine d'avant ? Embarqué par la mélodie des titres, je n'y tiens plus. Il me faut trouver celui qui a ricoché entre tes mains ; je chine, puisque ma vie en dépend désormais.
A plusieurs reprises, l'homme aux lunettes me jette ses conseils quand au choix du roman idéal. Je décline poliment, ne sachant lui dire que je ne cherche pas un livre.
Je devine ta silhouette valser de rayons en étagères, ta tête légèrement inclinée pour connaître le titre d'un bouquin que tu pointes de l'index. Je ne pense qu'à toi je te possède, mais te laisserai t'échapper ainsi chaque fois que tu le voudras.
En m'imprégnant des lieux, je guette l'effluve de cerise qui aurait su résister au va et vient insolent de tous ces autres qui te gâchent sûrement. Sois rassurée, ils n'existent plus pour très longtemps. Où te caches-tu, mon délice ? Il fait déjà nuit. Je reviendrai demain, le jour suivant, celui d'après encore.
Tu es à moi.

Au matin du treizième jour, le vieux bigleux dénudait sa vitrine. Le Goncourt prenait déjà la poussière, son remplaçant, flambant neuf, affichait une couverture qui mord le regard.
A nouveau le creux dans le ventre, le frisson qui donne chaud. Je m'approche. Son auteur, ton préféré, celui-là même. Vois-tu ça ma douce, c'est pour bientôt.
Je décide de ne pas entrer dans l'instant, désirant contre la hâte m'offrir le spectacle de ton arrivée. Sur un banc ayant essuyé les chutes de reins des Trente Glorieuses, en retrait, je révise ton visage.
Je n'en peux plus de te deviner, m'inventer ton existence fiévreuse au gré des éditions de poche. Je sais déjà que nous ferons ensemble des choses admirables, de cette vive et belle force que l'on prête aux grands garçons.
Accorde-moi cette petite transe.
Il est entendu que je ne quitterai définitivement les lieux qu'avec toi pendue à mon bras. Et s'il le faut, si tu as l'audace de déserter cet océan de virgules, j'irai te chercher ailleurs. On sera heureux tu verras, nous serons cette jolie phrase qui lance un chapitre. Je te ferai goûter aux mots plein d'épines et au danger des points mal suspendus. Tu es à moi, il est trop tard. Il a toujours été trop tard.

Onze heures viennent de sonner. La librairie qui fait l'angle abrite une poignée d'érudits, dehors la rumeur tranquille converse en terrasse avec le Soleil. Un peu plus loin un homme, posté depuis le petit jour sur un banc centenaire, inhale son cancer. L'ombre qui peint le sol lui prête des airs d'automate désarticulé. Sans montre ni repère, il laisse couler les heures, et puis là, au bout de la rue : elle dévaste son champ de vision.

L'homme sur le banc commence par ses jambes ; fines et légères, voilées sous une paire de bas qui font oublier les bonnes manières. Plus haut sa jupe se dispute avec le vent, et lui voudrait qu'il souffle plus fort. Sous sa veste en velours il devine ce que la jeunesse fait de plus beau. Ses cheveux caméléon répondent par la nuance aux reflets d'un Soleil taquin. Dieu qu'elle est belle - ils vont avoir des enfants, beaucoup d'enfant - bien trop belle pour se laisser salir au regard cannibale d'autres que lui. Et dans sa course à l'infime, il tuera pour elle s'il le faut.

L'homme envoie valser une cigarette avortée. C'est maintenant.
Alors il quitte le banc, avance d'un pas adolescent en équilibre sur une effluve de cerise, et s'engouffre dans la librairie.

Dans la vitrine, le livre aux accents russes disparaît bientôt.

  • Tout simplement magnifique.
    Certainement l'un des plus beaux textes jamais lus.
    спасибо

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Printemps   2011   n%c2%b0 n%c2%b0 016 n b

    akhesa

  • Wow! Très beau texte, très belle musicalité. Et puis tes comparaisons, elles sont inédites, très évocatrices, et je les aime énormément. je retiendrais: "Elle a refermé la porte comme si elle payait la moitié du loyer". J'aime beaucoup le fil du texte, cette gêne qui peu à peu apparait. Bravo!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    318986 10151296736193829 1321128920 n

    jasy-santo

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