P'tit dej' en Amérique
buge
"Lorsque les astrologues parlent d’alignement planétaire — une conjonction qui se produit tous les 36 du mois — alors "The Number of the beast" en est l’équivalent musical."
Ces mots sont de Bruce Dickinson. Et là où n’importe quel rock critic aurait dit de façon plus "terre à terre" qu’il s’agit-là d’un "Sgt Pepper" ou d’un "Dark side of the moon", le chanteur d’Iron Maiden met l’accent sur l’unicité du disque dont il parle en évoquant précisément ce phénomène scientifique.
De là à établir un parallèle entre Supertramp, Libby, sa serveuse aussi célèbre que la statue dont elle imite la pose, et Eddie, la mascotte de la Vierge de fer, il n’y a qu’un pas… que nous nous garderons évidemment de franchir. Pourtant, la même comparaison est applicable à l’album studio que le groupe commence à travailler en ce mois d’avril 1978, au Village Recorder à Los Angeles, et qui sortira en mars de l’année suivante sous le nom de "Breakfast in America". Car voilà un disque également connu du monde entier, considéré, plus à raison qu’à tort, comme étant le meilleur d’une discographie plutôt riche, et dont quelque 22 millions de copies se sont écoulées à ce jour. Plus qu’une usine à tubes avec pas moins de trois numéros 1 rien qu'en France ("Logical song", "Goodbye stranger", "Take the long way home"), il s’agit pour Richard Davies et Roger Hodgson d’un véritable pied de nez à la période de disette commerciale du début de la décennie. Le groupe encaisse le jackpot et les intérêts qui vont avec et ce, sans jamais n’avoir fait la moindre concession aux modes.
En ce sens, ce sixième effort studio (provisoirement baptisé… "Working title") s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs. On retrouve, en effet, les ingrédients symphoniques de "Crime of the century" et "A soapbox opera" dans "Take the long way home", le mysticisme de "Babaji" dans "Lord is it mine" et lorsque le phénoménal "Child of vision" lorgne vers "A fool’s overture", l’épique "Gone Hollywood" ou encore "Just another nervous wreck" annoncent les "Waiting so long", "Brother where you bound" et globalement ce que fera Davies après le départ de Hodgson.
Sans être un concept album au sens littéral du terme, "Breakfast in America" peut être perçu comme un regard extérieur et presque innocent sur l’Amérique de la fin des 70’s. Hodgson expliquera avoir écrit le titre éponyme lorsqu’il avait 18 ans alors qu’il n’avait encore jamais quitté le sol anglais. La pochette montre une vue de New York depuis le hublot d’un avion. Une vision cartoonesque où la statue de la Liberté serait une serveuse et la Grosse Pomme un assemblage de vaisselle et autres couverts relatifs au premier repas de la journée. Comme une métaphore pour désigner la facilité d’accès au rêve américain et ses travers, même si le groupe s’en défendra à demi mots…
En profondeur, une autre lecture lève le voile sur l’état des relations entre Rick Davies et Roger Hodgson. Deux styles d’écriture, deux visions de la vie. La seule présence de chansons comme "Oh darling" (love song gentillette bien qu’efficace) et "Lord is it mine" (plus spirituelle) sur un même disque montre que tout semble opposer les deux hommes qui ont pourtant traversé ensemble la période de vaches maigres puis celle du succès sans trop de problèmes. Las, à l’aube d’une nouvelle décennie, le compromis artistique est de plus en plus difficile. Et si la rupture sera officialisée sur l’album suivant ("Famous last words"), les germes sont bel et bien présents sur cet exercice dont le nom de "Hello Stranger" avait également été évoqué. L’un et l’autre semblent, au fil des plages, s’adresser des messages quasi prémonitoires : "I know that there’s a reason why I need to be alone" (Hodgson dans "Lord is it mine"), "It doesn’t matter what I say. You never listen anyway…" (Davies dans le doux "Casual conversations") et le dialogue sous forme de questions dans "Child of vision" ("How can you live in this way ? – Why do you think it’s so strange ? / You must have something to say ? – Tell me why I should change ? ")
Musicalement, l’album donne un sentiment de puissance (l’intro de "Child of vision" est un modèle du genre) que l’on ne retrouvait pas sur "Even in the quietest moments…" Et si les tubes et le son du Wurlitzer tiennent à merveille leur rôle de vitrine, c’est bien l’ensemble des dix compositions qui en font un album de légende.
La construction est précise, réfléchie, fignolée comme une setlist. Une nouvelle fois, serait-on tenté de dire… Mais sur ce plan précis, "Breakfast in America" surclasse les autres travaux du quintette. On a beau connaître les moindres secondes par cœur, les écoutes successives n’atténuent pas pour autant le plaisir. On pourrait en conclure qu’il s’agit de l’album du métier mais ce serait lui ôter une part de surprise et de fantaisie dont il regorge. Comment faire mieux après ça ? Difficile pour ne pas dire impossible. Davies et Hodgson prendront sur eux et trouveront la motivation nécessaire pour associer leurs idées une dernière fois. Mais quel que soit le travail qui en ressortira, bon ou moins bon (mais ce ne sera pas le cas), plus rien ne sera jamais comme avant. Goodbye stranger. It’s been nice. Et bien plus que ça encore...
Merci pour cette chronique de ce superbe album. La "trilogie" crime/even./breaksfast est magique mais j'ai aussi un faible pour leur tout premier album (que j'ai chroniqué ici du reste).
· Il y a presque 10 ans ·Philippe Cuxac