Putain de porte !

Le stylet à la pointe de diamant glissait avec application sur la vitre. Au fil de sa course, un léger sillon se dessinait sur la paroi, presque imperceptible. Ivan tenait avec fermeté l'objet, dosait son effort en véritable professionnel de la cambriole. David et Vincent l'observaient sans ciller.

-       Hé magne-toi, dit David, le plus jeune de la bande. On est à la bourre sur le timing.

-       Si tu veux ma place, je te la laisse… S'exclama sèchement Ivan. Quelle heure est-il, bon Dieu ?

-       Onze heures cinquante trois minutes et quinze secondes, seize, dix sept, dix huit…

-       Tu n'as pas marre de faire le con, Vincent…

-       Relax les mecs ! C'est bientôt la délivrance ! A nous la belle vie !

Soudain, David mit instinctivement son index droit sur ses lèvres, les deux autres se turent aussitôt.

-       Chuuuut ! Vous avez entendu, on a frappé.

-       Je n'ai rien entendu, chuchota Vincent, tout en se retournant vers Ivan qui avait arrêté net la trajectoire du stylet.

Pendant quelques secondes, leurs respirations n'en formèrent plus qu'une. Trois coups légers et vifs de nouveau, on frappait bien à la lourde.

-       Alors ! susurra David.

-       Ivan, tu as bien fermé la porte.

Pour toute réponse, Ivan extirpa de la poche droite de son complet bleu azur, une petite clef plate en acier, et la brandit en véritable trophée à ses acolytes rassurés.

La poignée de la porte s'inclina un court instant, puis retrouva aussitôt sa position initiale.

            Alors, Ivan reprit sa besogne sans attendre. Il commençait à faire chaud derrière la vitre, sous les assauts des rayons de juin. Ivan suait à grosses gouttes, Vincent derrière lui, avec un mouchoir en papier lui tapotait en geste pointillé le front. David, lui, regardait à tout bout de champ sa montre, la vénérait comme un totem.

-       ça y est ! s'écria enfin Ivan. David, passe moi les ventouses qui se trouvent dans le sac, près du bureau… les plus grosses !

David fondit sur la besace tel un gypaète, et les ramena avec célérité.

-       Bon les gars, chacun la sienne exulta Ivan.

Chacun des trois apposa sa ventouse sur la vitre, à hauteur de thorax.

-       Attention les gars, à trois on y va. Un, deux, et trois…

Dans une synchronisation parfaite, ils tirèrent légèrement à eux, d'un geste aussi doux qu'une caresse lunaire.

***

Le bar était bondé en ce début de soirée, les verres s'entrechoquaient avec éclat, fracas, et les conversations vives, enjouées, croissaient de plus belle, tandis que les gosiers toujours à sec, attendaient le ravitaillement…la tournée salvatrice.

Ivan et David patientaient devant deux mousses, à une table ourlée de pénombre au fond de l'établissement, d'où l'on pouvait à loisir surveiller la porte d'entrée.

-       On avait bien dit vingt heures au Glouglou's bar. Non ! Demanda David agacé.

-       Mais tu connais l'oiseau comme moi…Répondit Ivan. La ponctualité et lui ça fait deux. Sûr qu'à son enterrement, il trouvera le moyen de n'être pas à l'heure, tu verras…

L'estaminet ne dessemblissaient pas, les clients compressés comme dans la taupinière à l'heure de pointe. Les murs, seraient-ils assez élastique pour accueillir tout ce flot, ce ressac de soiffards ? Il fallait faire preuve d'adresse, pour ne pas renverser verres et chopes, lorsqu'on levait le coude. Deux femmes la quarantaine bien tassée, en bout de zinc éclusaient de concert, tout schuss, stout sur stout.

De vrais tonneaux des Danaïdes, ces dames, s'extasia Ivan.

-       Salut les gars ! dit Vincent, tout sourire. Ca roule mal ce soir !

-       Ne cherche pas d'excuses répliqua David, l'œil mauvais.

-       Bon les mecs, on va pas se disputer rétorqua Ivan. Nous sommes ici pour régler les derniers préparatifs, et rien d'autre. Grandissez bordel !

-       Ok ! Tu as raison…Acquiesça David.

-       Bon c'est prévu pour vendredi. Nous utiliserons le bureau de Pittbull. Il est en congé pour une semaine. J'ai réussi à faire un double de sa clef.

-       Comment tu t'es débrouillé s'enquit Vincent.

-       T'occupe ! Bon, ouvrez bien vos esgourdes, je ne le répéterai pas. Vendredi, rendez-vous à sept heures à la boîte…j'aurai le matériel dans un sac de sport, nous iro…

David l'interrompit. Tu as pensé au gardien, il va trouver louche que tu débarques à sept plombes, avec un sac de sport et avec deux collègues de surcroît.

Tout à coup, on entendit un grand bruit, comme une chute à répétition. Puis des salves de rires emplirent aussitôt le bar, à la vue des deux tonneaux des Danaïdes affalés sur le linoléum.

 « Hé ben ! Elles en tiennent une sévère…Dit un habitué, aviné troisième dan. Ah ces coiffeuses, ajouta un autre, toujours aussi éméchées. A ces mots, l'hilarité redoubla.

-       Pour le gardien, reprit Ivan c'est du tout cuit…Puis, il marqua une pause, le temps que fondent les rires dans les vapeurs d'alcool.  Tous les vendredis matin, et ce depuis à présent un mois, j'arrive avec mes affaires de sport, le manche de la raquette dépassant du sac… Georges croit dur comme fer que je me suis remis au tennis. Quant à vous, vous n'aurez qu'à prétexter que vous avez des dossiers en souffrance, et urgents à traiter… Ainsi, nous aurons trois heures devant nous, pour nous préparer psychologiquement avant de passer à l'action. Vous voyez, j'ai pensé à tout !

-       Et après…

-       C'est pour qui le demi, dit le serveur…

-       Pour moi ! S'exclama Vincent, mine réjouie.

Après que le garçon eut tourné les talons, Ivan reprit ses doctes explications.

-       A dix heures cinq, David, tu me rejoindras dans le bureau de Pittbull que j'aurai déverrouillé, cinq minutes plus tard, ce sera au tour de Vincent de se joindre à nous…Des questions ?

-       Une au moins, que fais-tu de la sécrétaire…Demanda David.

-       Elle sera absente…Visite médicale oblige ! Je ne pense pas qu'elle revienne après. Quoi qu'il en soit, nous avons un peu moins de deux heures devant nous, pour découper la vitre et ensuite…

David leva son bock, Ivan en fit de même, Vincent suivit…

-       A notre santé et à notre projet ! dit David.

Les deux autres reprirent en chœur la formule.

***

-       Bon à présent, on n'y va franco les gars, on tire à nous avec force, prêt, allons-y… La vitrage quitta son longement…et le vent s'engouffra alors, avec une violence inouïe dans le bureau, faisant vivevolter les quelques papiers qui sy trouvaient.

-       Putain de vent ! Râla David. En plus, elle pèse un âne mort cette baie…

La ventouse de Vincent perdait en adhérence, il devait se pencher, et faire un effort supplémentaire pour maintenir la vitre à la verticale. La poussée du vent ne facilitait pas la manœuvre. Tant bien que mal, ils la déplacèrent d'un mètre cinquante et l'adossèrent au mur.

-       Bon, eh bien nous y sommes…Dit Ivan essoufflé. Vous avez pensé à vos lettres, au moins…

-       Tu nous prends pour qui, des pignoufs…Voilà la mienne, et David sortit de la poche intérieure de sa veste, une enveloppe toute bleue qu'il agita au dessus de sa tête.

-       Et voici la mienne… Renchérit Vincent.

-       Donnez-les moi…

Ivan les collecta, et prit dans son sac, un rouleau de scotch, puis les scotcha sur le bureau.

L'air de  juin qui pénétrait par rafales, ébouriffait leur tignasse. Tous trois, main dans la main à présent, devant le gouffre du quarante troisième étage de la tour France-Bigophone,  se regardaient sans mot dire.

-       Allons-y ! lâcha Ivan.

-    Hé minute, c'est midi les gars…S'écria Vincent

-       Qu'est ce que ça change bon Dieu, qu'il soit midi ou treize heures. Dit David.

-       Ben moi, je regrette, mais je ne me suicide pas pendant la pause déjeuner…C'est un principe ! Pittbull serait trop content.

-       Tu nous fais chier Vincent, avec tes principes à  la con.

Pour être franc… Il hésitait…

- Je n'ai plus envie d'en finir. Vous comprenez, la v…

Soudain une clef dans la serrure, la porte s'offre, la secrétaire, et avec elle un courant d'air phénoménal…mortel… Les trois candidats au saut de l'ange happés vers l'extérieur, sans qu'ils en aient vraiment eu conscience, suivi d'un cri strident, déchirant de l'assistante de direction - cri qui décolla la moquette du bureau -, en écho un big AAHHHHHH  gravitationnel…et en canon, s'il vous plaît !

Au même moment,  le PDG de France-Bigophone et son staff sortaient de la tour.

-       Bon alors, Garcin, où en est le rapport sur les retombées économiques de notre filiale Phone-call. Avez-vous déjà fait une projection, le conseil d'administration s'impatiente…Eructa le boss.

-       Le dossier est bouclé, répondit Garcin, soumis. Les profits seront plus que prometteurs…Voire juteux ! Puis, il s'arrêta net, en entendant les cris des joyeux suicidés, il leva la tête…et l'épouvante le saisit. Résigné à mourir, il reprit, au fait, en ce qui concerne les retombées Monsieur,  vous les aurez plus tôt que prévu….

Enfin le grand BOUM…(économique), suivi d'un silence de mort…puis d'un « tuuuuuuuuut » royal.

France-bigophone, l'appel du vide : AAAAAllô..S..SAllôOOOO….

E.Rx.

sacd