QUAI ET EAUX DE JAVEL

Isabelle Revenu

J'habite depuis trente ans une ignoble soupente mal éclairée Quai de Javel.

Près du Pont Mirabeau où coule la Seine.

Je suis si vieux à présent que même mes cheveux blancs blanchissent.

Que mes yeux coulent en permanence malgré moi.

Ma canne est vrillée. Ma colonne vertébrale est si raide que j'ai peine à m'asseoir. Et que si, par bonheur je m'asseois, je ne peux guère me relever.

Je ne me souviens plus de grand chose.

Je vire, je tourne à la recherche de ce dont je ne me rappelle plus. Je ne me rappelle plus non plus que de vagues visages. Je perds du temps en vaines escapades.

J'entends ta voix en sourdine. Si peu entendue. Lointaine. J'ai les graves en moi. A jamais.

Et même si je m'approche le nez collé sur le froid des vitres sales, , j'ai du mal à distinguer les piafs qui viennent chaparder un peu de ce pain de mie qui m'étouffe à chaque bouchée.

Et mon vieux mainate déplumé et jaloux qui me fait des scènes absurdes parce que je nourris ceux qui mendient d'un coup de bec sur le rebord crasseux de la fenêtre entrouverte.

Je suis si ridé que les enfants ont peur de moi. Ils disent à leurs parents que le Gros Vilain a essayé de les attraper. 

Moi qui ne cours plus après la vie depuis des années.

Je suis si fatigué... Je reste cloîtré dans ma chambre à demi-pénombre. Habité par le fantôme de tes jours.

Je garde un pyjama d'aurore triste toute la journée et le remets le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Je l'use avec délectation comme l'amour m'a usé l'existence.

Je suis cassé, tailladé.

Je n'ai rien gardé de tes mots, je n'ai plus de mémoire antérieure. Et je ne me souviens pas non plus de notre rencontre. Je sais juste que j'ai reçu un gros coup de poing en pleine poitrine. Et que j'ai perdu le souffle en te perdant.

J'ai même peine à savoir pourquoi le S☼leil brille encore si ce n'est pour me finir de brûler la rétine.

Je ne sais pas plus le pourquoi de mes levers au petit matin frileux.

J'aime la pluie. Elle me barre la vue des sales crétins qui voudraient me voir crever.

J'aime la pluie oui... J'aime la pluie et les fleurs d'opale qui vont avec.

J'avais des fleurs en moi. Toutes fanées aujourd'hui. Manque d'eau. Pénurie de rires. Absence de chaleur. Lassitude aussi.

Même encore, j'ai perdu ton fil. Je m'en étais fait une armure. Légère et gaie.

Je suppose qu'elle me protégeait trop bien.

Les belles choses ne durent pas longtemps.

C'est le Principe de Peter.

Ce con qui a dit que chaque civilisation - Rome, Athènes, Sparte, la nôtre n'y échappera pas non plus -, chaque système social- qui arrive à son apogée ne va pas plus loin parce qu'elle a donné le meilleur. Plus de forces pour persévérer, s'améliorer. Une sorte d'apothéose de l'incompétence crasse de la hiérachie. Alors, ils s'effondrent sur eux-mêmes. Supernova dans lesquelles je me vautre aujourd'hui.

En m'en foutant du tiers comme du quart.

La vie s'est bien foutue de moi, nous sommes quittes.

Je déambule lourdement d'une pièce à l'autre. Sans but réel. Une promenade au sein d'un quartier de haute sécurité. Une désespérance ternie.

J'ai toujours froid. 

Je pique des petits roupillons brefs, comme un vieux mâle de loup. Un chef de meute chassé par la génération montante. Bande de salopards...

La queue entre les jambes et l'oreille déchirée. C'est un moindre mal.

J'ai connu le déchirement interne. C'est mille fois pire qu'un bout d'oreille en moins. Mais personne ne vous plaint puisque ça ne se voit pas. Pas plus que tu ne l'as vu.

Ah...ça y est...Je me souviens qu'avant la grande glissade vers l'anéantissement douloureux, j'étais bien, mieux que jamais de ma vie je ne l'ai été. Félicité douillette. Cocon de tulle rassurant.

Pas sans mal et sans heurts c'est vrai. Faut batailler ferme et écoper sec. Le bonheur, même en petite quantité se mérite.

De l'eau, j'en ai eu aux yeux ! Tellement versée sur mes mains que mes doigts en sont raidis par l'arthrose. La punition.

J'en conclus que je n'étais pas méritant. Et que mon chapeau de graduate était en papier crépon. Pacotille à deux sous du marchand de Farces & Attrapes :  Aux Grelots de Grenelle.

C'est moi qui me suis fait avoir.

Je me rappelle, oh oui voilà que je me rappelle ! Toi au creux de moi.

L'inverse ? Non. Je ne pense pas. Je ne pense plus de trop faut dire, ça me fatigue.

Les feux de forêt en moi, les danses des papillons au creux de mon coeur. Et toi au milieu de toute cette joyeuse pagaille...

J'ai tout aimé de toi.

Entièrement.

Enterrement.

Est-ce toi ou moi qui ai déserté le radeau le premier ? Les deux ? Je n'en ai aucune souvenance. Ca blesse moins sans doute. 

Si. Je le sais, bien évidemment que je le sais, mais je le tais. Ca me fait encore si mal. Chuut...

C'est aussi bien comme ça, je n'ai personne à qui parler. A qui dire des douceurs. 

C'était toi le dépositaire. L'unique interlocuteur de ce qui faisait ma vie. Et de ce qui ne la faisait pas aussi.

Oui désormais je vais me taire. 

Les voisins ne diront plus que le Vieux Fou ne sait plus ce qu'il dit.

Et d'ailleurs...c'est vrai.

Sans toi, j'ai perdu la boussole.

La parole ne me sert plus à rien.

Il me faut aller coucher. J'espère me réveiller mort au matin.

Tu me diras une ultime fois ces vers si beaux :

Sous le pont Mirabeau coule la Seine           

Et nos amours      

Faut-il qu'il m'en souvienne

La joie venait toujours après la peine     

Vienne la nuit sonne l'heure    

Les jours s'en vont je demeure 

Les mains dans les mains restons face à face           

Tandis que sous      

Le pont de nos bras passe

Des éternels regards l'onde si lasse     

Vienne la nuit sonne l'heure    

Les jours s'en vont je demeure 

L'amour s'en va comme cette eau courante           

L'amour s'en va      

Comme la vie est lente

Et comme l'Espérance est violente     

Vienne la nuit sonne l'heure    

Les jours s'en vont je demeure 

Passent les jours et passent les semaines           

Ni temps passé       

Ni les amours reviennent

Sous le pont Mirabeau coule la Seine     

Vienne la nuit sonne l'heure    

Les jours s'en vont je demeure

Appolinaire le soiffard l'a bien écrit le bougre. Ethylisme poétique. Ebriété lyrique. Alcoolisme transcendental.

Comme la Vie, la Mort est lente. 

Je ne suis pas pressé.

Ni de partir

Ni de rester.

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