Quand je serai grand

dokus-k

Extrait 3

1986-1992

Rouages & Engrenages 


On ne vit pas TJ comme on pourrait vivre de manière évidente et profane les pratiques d'un héritage religieux familial. Il ne s'agit pas de tradition ou de respect d'un héritage culturel. Il n'est pas ici question d'une messe dominicale, d'une prière d'occasion ou d'un Shabbat en famille, et le concept de "croyant non pratiquant" bien entendu n'existe pas. Témoin de Jéhovah c'est un job à plein temps, 365 jours par an, 7 sur 7, 24 sur 24. Le minimum exigé implique déjà un investissement maximum,  un engagement chronophage et isolationniste.

L'adepte abandonne à la secte le contrôle de sa vie. Oui, la secte, car il ne s'agit pas d'autre chose. Il n'y a certes pas de gourou excentrique, pas de rituels exotiques, de costumes multicolores, de vie en communauté ou cérémonies de capes et d'épées, mais ça n'en est pas moins une putain de prison aux barreaux invisibles !

C'est en partie pour cela que ce mouvement est aussi pervers, d'apparence très lisse, gentiment candide, discret, socialement et culturellement acceptable, mais exerçant dans l'ombre une main-mise absolue sur les adeptes. Une emprise totale sur l'individu, son libre arbitre, son sens critique. Chez les TJ on ne réfléchit pas, on ne doute pas, on écoute, on applique, on obéit, on récite, on marche au pas. Ça cloisonne, ça enferme, ça coupe insidieusement de la société, du monde réel. On ne s'appartient plus, humanoïde télécommandé, bête à bon Dieu, bête à bouffer du foin.

Pour autant, on va à l'école comme tous les enfants, au boulot comme tous les parents, on achète son pain chez le boulanger, on fait ses courses chez Carrefour, on paie ses impôts, on tond sa pelouse, on sort le chien. On vit en apparence comme Monsieur Tout-le-Monde, mais on n'est pas du même monde. Non, ce monde là on le rejette violemment, on le sait voué à la destruction, on y vit mais jamais au grand jamais on en fait partie.

Lorsque j'entendais des élèves de ma classe se plaindre d'avoir un programme trop chargé parce qu'ils étaient en section sport-études ou que les parents leur avaient imposé 3 heures d'option Latin par semaine ... Je riais jaune, je grinçais de la molaire.

La semaine type d'un jeune TJ élevé au grain ?

- 3 réunions, 2 x 2h + 1 x 1h, discours, études de textes et training au prosélytisme

- 1 à 2 matinées de prédication, samedi et/ou dimanche

- 1 heure d'étude biblique individuelle avec le paternel

- Prière avant chaque repas, au lever, au coucher voire plus si affinités

- Lecture quotidienne des ouvrages de la secte et de la Bible

Ça c'est le forfait base, mais plus on veut plaire à Jéhovah plus on s'investit, et plaire à Jéhovah ne constitue en aucun cas une option facultative. Tout est d'ailleurs étudié, pensé, pour inciter le pigeon à en faire plus, encore plus, toujours plus. La culpabilité et la peur : armes ultimes du contrôle des esprits. Plus on se sent redevable, plus on se donne, on s'oublie. Une machinerie bien huilée qui emporte, attache, étouffe, enserre, lentement mais sûrement.

On s'inscrit à l'école théocratique afin de participer activement aux réunions, à travers des lectures, allocutions, courts monologues de 5 minutes. Tout cela demande un travail supplémentaire bien entendu, mais quel bonheur plus immense que plaire à Jéhovah ? On devient aussi pionnier pendant ses vacances scolaires. Un prêcheur de base ou pionnier auxiliaire c'est 60 heures de porte à porte par mois. J'ai connu des vacances d'été formidables. En costard devant un interphone d'immeuble ou sur les chemins de campagne, à se faire claquer la porte au nez ou courser par des chiens de ferme, espérant ne surtout pas croiser un élève de mon école au hasard d'une adresse.

Je savais bien que la plupart des enfants de mon âge n'avaient pas le même quotidien. Je les voyais s'amuser le week-end, quand je passais devant un lotissement, ma cravate bien nouée, chemise Jacadi fraîchement repassée, pompes à glands cirées, sacoche marron en bandoulière et périodiques "Réveillez-vous" ou "La tour de garde" en mains. Salauds de païens ! Riez, moquez-vous, profitez sans vous soucier ! Quand le jour viendra, on verra bien si vous ferez encore les malins ! Au fond de moi, je n'avais évidemment qu'une envie, les rejoindre au galop ...

Mais moi ma vie c'était celle-là, j'obéissais à mes parents qui obéissaient à Jéhovah. La boucle était bouclée. Nous étions dans la Vérité, nous vivions dans le Monde sans en faire partie, nous avions une mission, un but unique : servir Dieu. Le pitch est assez binaire en fait, il y a d'un côté Jéhovah et ses fidèles serviteurs, de l'autre Satan et l'humanité impie. Un mouvement millénariste, dans l'attente d'Armaguedon, ultime intervention divine mettant fin au règne du Diable sur Terre. Autant dire qu'il vaut mieux être du bon côté de la barrière à l'heure où sonneront les trompettes du jugement dernier ! En attendant ce jour  J et le paradis terrestre retrouvé, les TJ ont le devoir de prêcher sans cesse afin de sauver toutes les âmes perdues prêtes à entendre Jéhovah et regagner ses rangs.

J'ai commencé le porte à porte à l'âge de neuf ans, les lectures publiques vers onze ans. Un malheur n'arrivant jamais seul, j'étais hélas assez bon. Disciple discipliné, facile à l'oral, sociable, bonne bouille et apprécié de tous. J'ai sans aucun doute contribué, par mes prestations, à ancrer plus encore mes parents dans la secte. Une sorte de cercle vertueux, ou plutôt de spirale infernale dans laquelle nous nous entraînions désormais mutuellement.

Mathieu 24:14 : "Cette bonne nouvelle du Royaume sera prêchée dans le monde entier, pour servir de témoignage à toutes les nations. Alors viendra la fin."


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