Quand la fièvre tombe

raphaeld

A mon oncle

Du repos ! Voilà ce qu'il me fallait. Du repos ! Et rien que ça ! Ils n'avaient que ce mot-là à la bouche, les pantins drapés de blanc… Un légume ça peut pas se reposer, ça fait rien que pourrir. Ça regarde passer les gens, les jours et les nuits sans rien dire. Que je vous explique un peu mieux… J'ai pas encore les idées très claires… Voyez, un légume ça chie dans ses draps et ça respire qu'à travers des tuyaux. Ils se demandaient tous quand ça irait mieux, ils cherchaient des signes d'amélioration… Un rien leur suffisait. Un œil moins rouge, des selles plus conséquentes… On attendait sagement le miracle, un petit coup de pouce du hasard.

Je ne savais pas qui étaient ces gens qui entraient dans ma chambre pour se presser autour de mon lit. J'arrivais à repérer des différences d'accoutrement… Y'avait le bonhomme blanc qui ne passait que quelques secondes en tournoyant dans son abat-jour. Puis les dames blanches qui restaient un peu plus longtemps, me poussaient sur le côté… Me débranchaient, me décomposaient complètement puis me reconstituaient comme neuf. Quelques-unes m'ont adressé quelques mots… J'ai jamais rien compris, en tout cas pas dans les premiers temps. Mais les instants les plus vivants entre ces quatre murs c'étaient sans comparaison quand les autres petits groupes passaient. Ils restaient des heures, des journées entières… Des années… A remplir ma pièce de syllabes et de claquements de langue, des choses curieuses… A chaque mot je bougeais un peu plus fort des yeux malgré moi. Ça devait leur faire plaisir parce qu'ils s'y remettaient de plus belle… J'avais un mal de tête atroce.

Quand il n'y avait personne je passais le décor en revue. Tout était à sa place. Cette étrange poche de liquide qui scintillait quand le soleil donnait à travers les stores. La télé au bout du lit, qui parfois se remplissait de musique et de petits personnages excités. Le bouquet de fleurs à côté… Un pot de plante… Le porte-manteau… La minuscule étagère avec deux trois bouquins… Je pourrais continuer comme ça du plus proche au plus lointain, du plus gros à l'infiniment petit… Je n'étais que perception. Qu'un présent sans passé et sans mots… Sans avenir…

Après cette phase végétative, je ne me rappelle que d'une grande souffrance. Si intense et violente qu'elle m'a complètement rempli et a chassé tout le reste... Plus rien n'existait, les marionnettes avaient disparu derrière mes paupières fermées. Plus rien qu'un brouillard douloureux.

Pour savoir ce que c'est que revenir de l'enfer, il faut y être descendu. J'ai commencé ma remontée après cette période indéterminée… On me répète que ça n'a duré que quelques heures mais je sais bien moi y être resté plusieurs années… Ils pouvaient pas savoir avec leurs montres. Enfin, après ça on m'a débarrassé d'une bonne centaine de branchements. Ils s'y mettaient à dix pour me détuyauter… Ils descendaient jusque dans mes tripes avec une lampe et un piolet… Puis tout autour du lit ce fut la fête ! Le miracle était arrivé ! Les gens se prenaient dans les bras… Me baisaient le front, les pieds… J'avais encore quelques doutes. Ça m'est revenu petit à petit. Il paraît que ça ne me reviendra jamais complètement d'ailleurs.

Chaque jour apportait son lot de bonnes nouvelles. J'ai pu de nouveau bouger les bras, puis les jambes, puis j'ai été capable d'aligner quelques mots pas complètement insensés. J'ai commencé à reconnaître les visages, ceux qui venaient chaque jour. Deux petits vieux… Un couple de bruns… Une gamine avec une grande femme… Je les accueillais chez moi, les mettais à l'aise… Je leur montrais ma guibolle : « Y'en a plus pour longtemps, on va bientôt me retirer mon plâtre ! » Je voulais les rassurer… Mais ça n'avait pas l'air de marcher. On discutait de choses et d'autres. Je me rappelais mes deux petits-frères, j'aurais bien aimé les voir… Le petit surtout, celui qui était un peu gros et toujours malade… On se moquait de lui à l'école.

Dans le miroir c'était qu'une version rabougrie de moi-même. Je me faisais pas avoir. Une tronche cadavérique au possible, avec des vermicelles à la place des bras et des jambes… J'allais me balader de temps en temps. On me laissait sortir quand il faisait beau. C'était le début de l'automne, je me cramponnais à mon déambulateur et aux infirmières. Ces feuilles mortes ça me rappelait l'Irlande… J'y étais allé avec des potes du lycée… Y'avait des feuilles partout. L'Irlande est un pays orange. Je me rappelais des falaises, des lacs… Des pubs…

J'avais plus grand-chose à faire là… Parmi les légumes… Ils me regardaient tous d'un sale œil quand je déambulais dans les couloirs. J'avais parfois des crises d'angoisse. J'entendais leurs chuchotements à la tombée de la nuit… Ils conspiraient… Quelqu'un entrait dans ma chambre et m'étranglait lentement avec les yeux… Je gueulais comme un putois, je pouvais pas remuer… J'étais fait comme un rat ! L'infirmière accourait… Me rassurait pour la énième fois… J'ai recommencé à me chier dessus. Il paraît que c'était le manque qui me revenait, amené par les réminiscences. On a fini par me déplacer.

Aujourd'hui je joue au scrabble avec les petits vieux. Ils m'apportent des bouquins… « Tiens et celui-là tu le reconnais ? Tu l'as acheté à tes vingt ans ! » Des chocolats… « L'infirmière a dit que c'était bon pour toi ! » C'est ces deux-là qui en savaient le plus long sur mon enfance et ma jeunesse. On ressasse pendant des heures… En même temps qu'on aligne nos lettres. Le brun qui trimballe sa gonzesse… plutôt jolie d'ailleurs… prétend être mon frère. Je suis pas convaincu… Il est bien plus grand, bien plus vieux que mon frangin. Il a le même prénom pourtant… Enfin il l'a peut-être inventé…

Mais les moments les plus gênants c'est quand la mère se ramène avec sa morveuse. Elles me regardent toutes les deux avec des grands yeux humides… Je sais pas ce qu'elles me veulent… C'est comme si elles attendaient que je dise certains mots dans un certain ordre. Pas le moindre indice… Je fouille dans leurs visages, dans leurs yeux et leurs cheveux ; je fouille mais je trouve jamais rien ! L'infirmière m'a dit de continuer à chercher… Que je tomberai sur le bon filon un de ces quatre.

Une fois par jour je vais m'asseoir à côté d'une dizaine de cadavres ambulants. On se pose, on insère le tube, et on attend. Il paraît qu'on ira mieux après ça. Passer des heures à s'imprégner d'un liquide, assis, ça me rappelle des choses à nouveau… Mes petits remontants… C'est encore bien flou tout ça. En attendant j'ai les cheveux qui tombent et des cicatrices qui refont surface. Je me demande d'où elles peuvent bien venir.

J'espère qu'on me retirera mon plâtre un de ces jours.

  • Je suis — vraiment — contente de pouvoir te relire à nouveau également.
    Ces deux dernières productions sont assez chouettes, bien que différentes l'une de l'autre, mais à chaque fois, du moins c'est l'impression que j'ai quand je te lis, on part à "l'aventure". Ce pour dire qu'il y a un renouveau, qu'on ne sait pas finalement vers où l'on va mais on embarque.
    J'ai trouvé les deux, fluides et vivants. De chouettes tournures, moments.
    Sur ce texte là, j'aime bien finalement l'approche un peu floue que tu gardes tout du loin, suivant le contexte et le sujet, je préfère même parfois que quelque chose de pus frontal et ici cela permet vraiment de se focaliser sur les sensations du narrateur.
    Quelques passages que j'aime plus particulièrement:
    "Je pourrais continuer comme ça du plus proche au plus lointain, du plus gros à l'infiniment petit… Je n'étais que perception. Qu'un présent sans passé et sans mots… Sans avenir…"
    "
    Pour savoir ce que c'est que revenir de l'enfer, il faut y être descendu. J'ai commencé ma remontée après cette période indéterminée… On me répète que ça n'a duré que quelques heures mais je sais bien moi y être resté plusieurs années… Ils pouvaient pas savoir avec leurs montres. Enfin, après ça on m'a débarrassé d'une bonne centaine de branchements. Ils s'y mettaient à dix pour me détuyauter… Ils descendaient jusque dans mes tripes avec une lampe et un piolet…"
    "Ces feuilles mortes ça me rappelait l'Irlande… J'y étais allé avec des potes du lycée… Y'avait des feuilles partout. L'Irlande est un pays orange. Je me rappelais des falaises, des lacs… Des pubs…"
    Particulièrement d'ailleurs L'Irlande est un pays orange (moi je voyais ça plutôt très vert, genre déclinaison de vert d'algues et de vert pin), ce moment apporte un peu de couleur, d'autre parfums, comme la réminiscence de sa vie passée, presque je l'aurais aimé plus long.
    Voilà, en gros, au plaisir de la prochaine lecture...

    · Il y a environ 10 ans ·
    Avat

    hel

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