QUATRE PERSONNAGES

nyckie-alause

Elaine a retrouvé son amie comme convenu, ou presque. Elise s'est une fois de plus permis d'arriver en retard. Elle donne toujours de bonnes raisons prouvant qu'elle n'y est pour rien, que ce n'est pas de sa faute, le métro, les embouteillages, le mauvais temps qu'elle n'avait pas vu car depuis qu'elle travaille dans ce bureau paysager, le ciel et la terre n'existe plus, l'extérieur n'a plus de réalité tant qu'on n'y est pas confronté. 

— Tu vois, ce matin, j'arrive au bureau, il faisait encore nuit. J'ai du travail à rattraper si je veux profiter d'une RTT conséquente en fin de semaine. Donc, il fait nuit et je suis la première. En entrant dans le fameux bureau, qui entre-nous soit dit est plutôt un pool…en entrant j'appuie sur les interrupteurs et le soleil artificiel prend possession du lieu. Les plantes en pot frétillent d'aise, les disques durs ronronnent calmement… Une tasse de café et hop, c'est parti !

— Justement, tu commences tôt, tu arrives à l'heure. Ou tu me téléphones ou un texto, je ne sais pas quoi. Voilà presque une heure que j'attends, sans manger et sans boire. Et sans fumer.

— Diable ! Sans fumer ?

— J'arrête, il faut que j'arrête. Ça fait deux jours… Depuis samedi matin ou vendredi soir quoi.

— Sans fumer, je n'y crois pas… Heu, bravo !

Dois-je lui dire que j'ai en plus failli me disputer plusieurs fois par sa faute, et que la chaise sur laquelle elle vient de s'asseoir, c'est de haute lutte que je l'ai gardée. « Si c'est pour poser vos pieds ou votre sac vous pouvez bien me la céder » « Mademoiselle, je suis enceinte voyez-vous… » « Je suis vieille et fatiguée » « Je l'avais vue avant vous » «  J'ai une carte d'invalidité ». Toutes les excuses pour que je la cède m'ont été exposées. Et je lui passe aussi les tentatives de séduction des hommes de mon âge, et pas que de ceux-là, « Vous la gardez pour moi certainement » « Vous m'attendiez ? » « Bonjour ma belle, tu m'attends depuis longtemps ? ». 

Elise n'est venue aujourd'hui que parce que… Oui, d'ailleurs, pourquoi ? Elle réfléchit et des pensées envahissent son esprit, toutes à la fois elles viennent comme une nuée d'insectes. Elle lève les yeux vers les rares nuages et observe leur course d'un regard vague.

Heu ! Pourquoi suis-je venue ? s'interroge-t-elle. J'aurais pu gagner deux heures en sautant le déjeuner. Elle va me gonfler, je le sens, avec toujours les mêmes histoires, son couple, sa mère, et patati et patata… Heureusement que le soleil ne m'a pas fait faux bond lui. Michel Machin, lui, s'est bien gardé de me prévenir pour hier soir. Je pourrais le lui raconter de suite mon rendez-vous, comme ça elle sera obligée de rebondir sur mon histoire et gardera la sienne pour la semaine prochaine. Et en plus je crois me souvenir que la pluie est prévue à partir de lundi. Alors, ses histoires à elle, disons dans quinze jours. Mais d'abord je m'excuse, ça va l'attendrir…

— Oui, enfin, je suis désolée. Si j'arrive si tard c'est que Machin, tu vois de qui je parle, Michel Machin, devait venir diner hier soir. Il est venu et puis il est resté, un peu, enfin un peu plus tard et à quatre heures il m'a dit je dois y aller à demain matin, il est parti comme un voleur, gêné  et honteux et ce matin il s'est fait excuser et n'est pas venu au bureau disant qu'il est malade. J'ai dû faire une partie de son travail, tu vois, c'est pour ça que je ne suis pas tout à fait à l'heure…

Elle ne peut s'en empêcher ! Excuses bidons et histoires rêvées. Ce qu'il faut supporter quand on a une meilleure amie ! Tiens, je préfère regarder de l'autre côté du bassin, ces deux vieilles dames sereines, assises à l'ombre du marronnier. Au moins elles ne s'abreuvent pas mutuellement de balivernes, bobards et fadaises. Je ne tiens pas à vieillir avant mon tour mais leur sérénité, de loin, me séduit. Tandis que les histoires d'Elise, franchement, où ça nous mène ? Je vais crever l'abcès…

— Il te fuit. Ou c'est sa femme. Elle lui a demandé d'où il arrive à cette heure et il le lui a dit. Comme dans les histoires policières elle l'attendait derrière la porte et maintenant il est mort. Elle n'a pas eu besoin d'aide pour soulever la plaque d'égout et le pousser dedans, sa colère a décuplé ses forces. Quand on le retrouvera la police pensera qu'il s'agit d'un accident. C'est le mieux. Grâce à cela, tu ne seras pas interrogée et il n'y aura pas d'incidence sur ton travail. Donc tout va bien…

— Tu es bête ! Tu as beaucoup d'imagination mais tu es trop bête ! 

Elle rit. Une passade ce garçon de toute façon, pas très intéressant ni très courageux…

— Tu as remarqué, là sous le marronnier, deux vieilles qui nous regardent. Elaine les lui montre du doigt. Celle de droite vient de nous désigner d'un geste las. Puis toutes deux ont étendu leurs jambes en basculant un peu les chaises vers l'arrière. Elles ont de la chance…

— De la chance ? Imagine-toi que le dos leur fait mal, que les genoux coincent et grincent, que les yeux coulent et piquent. Et je ne parle même pas des dents. Tu trouves que c'est enviable comme situation ?

— Et puis tu vas me dire qu'en plus elles se détestent et que leur chien et mort ? Demande-toi plutôt pourquoi celle-ci t'a montrée du doigt. Déjà tout est dévoilé. Elle est la tante de Michel Machin. Elle sait tout… Mais comme elle a l'esprit de famille elle ne dira rien à la police…

— Pfeuh ! Décidément tu devrais aller jusqu'au bout pour une fois, et ce livre dont tu me dessines peu à peu les contours, tu devrais avoir le courage de l'écrire. Ainsi, à chacune de nos rencontres, j'aurais droit à la lecture du nouveau chapitre. Et à la fin, car il y en aurait forcément une, j'apprendrais qui est le gentil et qui était le méchant et en plus ce ne serait pas moi. Si nous mangions ? Je vais devoir y retourner, au bureau.

— J'ai l'impression que la vieille de droite n'est pas une vieille dame mais un monsieur. Regarde bien. Ce n'est pas l'ombre sur sa figure qui fait cette trace claire, juste sous son nez… Une moustache ? En fait c'est un couple ! Ils se sont assis, celui-ci nous a montré du doigt, et l'autre depuis nous observe. Quand ils s'adressent la parole ce n'est que pour affiner le scénario qu'ils construisent à notre propos… Tu as raison mangeons !

J'ai un peu mal au ventre, des nausées, des pâleurs, des frissons… J'hésite entre dire et taire, entre rire et faire… La poésie, c'est de la poésie que j'aimerais écrire pas des romans policiers, peut-être une petite place pour des romans d'amour. Je ne suis pas sûre d'avoir encore faim, mes mains sont moites, dire ou taire, que faire ?

Elise mord dans son sandwich sans le dévoiler. Le papier brun dessine un petit personnage qu'elle dévore à pleine dents. L'odeur de vinaigre et d'oignon qui domine écœure un peu plus la pauvre Elaine qui entrouvre le couvercle de sa boite de taboulé. La cuillère est blanche et douce comme celle que l'on utilise pour nourrir les bébés. Elle ne la remplit pas beaucoup et du bout des dents prélève un peu de nourriture. Un hoquet les surprend toutes deux et elles se regardent.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

Elise dévisage son amie. Elle la regarde vraiment, dans les yeux. Elle remarque les lèvres qui tremblent, le teint couleur salade, la petite frange de perles de sueur qui envahit son front. Elaine hésite, dire ou taire, dire ou taire, dire ou taire comme un mantra, dirourtair'/déroutée…

— La nourriture me dégoutte, la fumée me dégoutte, la bière et les odeurs me dégouttent, j'ai mal au cœur, au ventre, au…

— Bon sang, la chance ! Tu es enceinte ma vieille ! Le bol que t'as ! Tiens, un bonbon, ça va aller. Il faut que j'y retourne mais, fais-moi confiance, je t'appelle ce soir. Tu me raconteras tout hein ? Le père et le reste…

— Dac ! Je crois que ça va mieux. Jusqu'à la prochaine, la prochaine idée, la prochaine odeur… Pas le métro, non, je crois que je vais aller à pied, en marchant à l'ombre. J'ai encore du temps. Je vais aller du côté des deux vieilles et si elles me regardent je les saluerai. Si c'est un couple, j'écrirai le premier chapitre de leur vie…


Regardez-les ces deux-là qui s'en vont ! Et ces deux autres qui restent, là, juste en face, dans leur coin de parc à l'ombre du marronnier en fleurs ! C'est lesquelles qui ont de la chance ?


  • La vie comme vue avec des jumelles, un instantané plein et riche d'émotions, de non dits, de vérité !! J'aime beaucoup !

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Momo 2

    momo84

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