Queyras ou Haut-le-coeur ! Les fils de l'âme

koss-ultane

                                                 Queyras ou Haut-le-cœur, les fils de l’âme

     On raconte encore l’histoire de ce poilu rentré en pleine santé. Passant devant tous, ne regardant personne, il s’est allongé sur son lit dans la seconde.

     Antonin et Evariste avaient eu les mêmes aventures enfantines, les mêmes déboires intimes et le même effroi devant cet appel affiché sur le mur de la mairie. Ils étaient amoureux de la même Jeanne du village voisin mais n’avaient plus le cœur à la guéguerre lorsque l’autre, la vraie, fut là. Elle les réclamait bien plus ardemment que n’importe quelle femelle en chaleur et les accaparerait jalousement pendant quatre ans, moins quelques heures pour Evariste qu’une balle allemande était venue délivrer.

     Je revenais d’un immonde où même ce compagnon, que tu pensais sincère, te mettait son poing sur la figure sous prétexte que son bras s’était détaché de son torse à la première explosion aurorale. Non, ici, rien n’était fiable. Ce lieutenant, au regard clair et aux idéaux du même teint, semblait être le premier valable depuis longtemps. “Nous n’aurons peut-être pas à le tuer celui-là” avait lâché un camarade. Frais et moulu de l’école face aux vermoulus du champ de bataille, il avait la théorie, nous avions la pratique, deux incommensurables imbécillités. Dès notre prise de contact avec ce nouvel homme de guerre de profession, nous, les civils convertis par force de loi, sentîmes le courant passer. Il n’essaya pas de nous en remontrer, comment aurait-il pu ? A une poignée de secondes d’une offensive d’envergure, pensant motiver ses troupes, ce brave lieutenant se monta le bourrichon, pour masquer sa trouille, en nous houspillant gentiment à voix basse et au signal resta comme un con, un bras armé en l’air, la bouche grande ouverte, le sifflet inutilisé retombé sur la poitrine, un cri d’effroi étranglé dans la gorge. A moins que ce ne fut un appel à la charge ? Nous étions tous restés interdits à le regarder, semi fléchis, prêts à bondir et à attendre qu’il gravit la tranchée en vociférant sa rage d’être là. Après quelques secondes d’atermoiements et de questions sans réponses entrecoupées de déflagrations et de hurlements déchirants, Jojo s’approcha de lui et constata qu’il manquait un œil à notre lieutenant et que sa cervelle s’écoulait dans son col de vareuse par l’arrière de son crâne délicatement traversé. On en profita pour ne partir qu’avec la deuxième vague, arguant que nous n’avions pas eu le feu vert de notre hiérarchie directe. On cassa une petite graine au pied de cette statue de chair jusqu’à ce qu’un gradé nous interrogeât. On lui montra du menton le mannequin siffleur. En effet, il finit par siffler sous les rafales de vent qui, s’engouffrant par l’arrière de sa tête et s’échappant par son orbite à demi évidée, stridulait étrangement. “Il fait encore plus de boucan que Léon avec son trou de balle, le pétrifié !” se libéra un compagnon de cette pensée profonde qui sinon lui serait certainement restée sur son cœur de sursitaire. On préférait en rire que de se suicider d’horreur. Cela nous permit d’attaquer en lousdée et de ne perdre que soixante pour cent des nôtres au lieu des quatre-vingts habituels. Cela avait été un bon lieutenant. Rare. Bref mais utile à la troupe. C’était la veille de l’armistice.

     Peut-être devais-je au final la vie à ce franc-tireur allemand à l’ouïe fine et l’œil juste ? Un peu d’ironie après tout ce cynisme était comme un baume sur une usure. Tant mieux, j’étais de toute façon incapable de les haïr ces Allemands. Surtout depuis que je les avais vu de près, prisonniers, frères de fatigues plus qu’ennemis de sang. A l’annonce tant espérée, tout me semblait définitivement au-dessus de mes forces, psychiques ou physiques. Je n’avais mal nulle part mais me sentait mal partout. Un jeune homme avait pris les armes, une ombre les avait rendues comme un vieillard remisait son indispensable canne au placard, sachant qu’il n’en aurait plus jamais besoin.

     La paix gagnée, les planqués donnaient de la voix, les vaincus et les morts s’étaient tus et les valides restaient cois.

     Heureusement il y avait Jeanne. Mon étoile polaire privée. De loin en loin, quelques lettres en quelques maux et beaucoup d’espérances s’étirèrent jusqu’à la casse sur une cinquantaine de mois. Mais pour retrouver mon village, je devais passer par le sien. La vie n’était-elle pas bien faite lorsque les hommes ne s’emmêlaient pas ? Ce retour je le faisais dans un état de transe étrange. Comme s’il ne devait jamais finir, comme si la décélération de la terreur pouvait tuer aussi. Pas de loup, pas comptés, catimini et tapinois étaient mes nouveaux langages corporels diurnes avant les secousses nocturnes faites de flashes et d’éclairs en ciel serein. J’avais plus l’impression de faire ou refaire ma pelote que de la dérouler pendant ce rapatriement intime auquel on avait tous trop souvent songé. Avoir peur quatre ans durant condamnait à une vie d’épouvante en geysers mal réglés. Une angoisse à huit heures quatorze, une peur panique à dix heures trois, calmée à dix heures trois, une crise de larmes à seize heures vingt-cinq et l’on vous renvoyait à vos familles le sourire aux lèvres, la moustache fiérote d’en avoir sauvé quelques-uns de la boucherie, la victoire en bandoulière. Ne parlons pas des nuits pendant lesquelles un recensement continuel de tous vos nerfs semblait être la tâche unique d’une cervelle échappant à tout contrôle, toute raison, toute logique, toute tentative de désamorçage, tout inventaire autre que le nerveux. Sursauts, soubresauts, tressauts, tressautements, tressaillements, haut-le-corps, frissons, frémissements annonciateurs de rien, palpitations, combustibles idéales d’une nouvelle angoisse et tremblements réconfortants qui vous permettaient de mettre cette fébrilité chronique sur le dos de la température même lorsque tous les autres étaient torses nus et vous couvert de vêtements chauds et de sueur. Qu’est-ce qu’elle a gagnée la gueule cassée ? Un éternel sourire intérieur face au dégoût de sa face et un jeu de mouchoirs frappés aux écussons de son régiment afin d’essuyer les sécrétions qui lui suintaient d’orifices contre nature ? Le manchot, une paire de gants ? Le cul-de-jatte, un double emploi de repasseuse ? Le borgne, des binoculaires ? Le gazé, un crachoir étamé et une paire d’éponges ? Et le valide le devoir de revenir le contentement ostentatoire en pavois ? J’ai l’impression de ne plus avoir de peau sur les sentiments. Je suis un écorché vif de ce tréfonds où nous n’avions plus que là où nous réfugier au plus terrible de l’instant. Cette grotte première que nous portons tous en nous et dont on sait que certains enfants battus et grands traumatisés ne sortiront plus.

     Soudain libre, démobilisé, ô combien !, Antonin eut une furieuse envie de marcher, seul, de voir du pays et de se replonger dans son bonheur futur. On le lui devait. La vie passée lui était redevable d’une existence tranquille, calme, sereine, apaisée de tout, et, plus que tout, normale, entourée de gens normaux qui ne penseraient que récoltes prochaines, cueillettes opportunes et élevages rentables. Marcher à son pas au milieu d’une nature intacte et susurrante, sans personne pour vous aboyer quoi faire et quand, était bon au-delà du raisonnable. Antonin allongeait son parcours à loisir en effleurant du regard tout ce qu’il pouvait approcher un peu. Il dormit à la belle étoile sur une meule de foin, tellement épuisé qu’il n’en tomba qu’au matin, frais comme un vieillard qui avait oublié qu’il avait quatre années d’enfer dans les jambes, les reins et “la caisse”. Il manquait des hommes partout où il passait et aurait volontiers vendu sa force mais il avait eu tellement de peine à aider à une simple cueillette, dans un sobre verger en descendant du train qui l’avait rapatrié jusqu’à Gap, qu’il se sentait incapable de tout. Il avait chancelé après quelques minutes de maniement de paniers garnis et d’ébrouements de frêles troncs. Il dû s’asseoir, prétextant le réveil d’une vieille blessure qu’il n’avait jamais eu. Assis, honteux et effrayé de son érosion, il eut le temps de réfléchir au fait qu’il n’avait jamais eu de blessure de guerre même bénigne. Il avait eu froid, s’était tordu les jambes dans les tranchées, s’était coincé les doigts dans une porte, brûlé avec un récipient chaud et éclairé plantes et paumes de quelques ampoules à l’occasion. La seule opportunité qu’il avait eu de voir son sang avait été la fois où il s’était mordu la langue à en improviser une petite danse au point que les autres le crurent fou l’espace de quelques secondes avant qu’il n’enleva la main de sa bouche afin d’en expulser un glaviot vermillon en jurant comme un charretier. Il avait vu des corps éclater tout à côté de lui, ne laissant que rouge et guêtres fumantes, mais n’avait jamais eu à souffrir dans sa chair de cette guerre où l’absence de douleurs devenait avant-goût de mort.

     Pour sa redécouverte de la félicité, Antonin se contentait donc de rallier son Queyras natal par étapes courtes. Sitôt que son cœur battait la chamade et qu’il sentait la faiblesse arriver, il annexait un petit bout de décor et s’y allongeait en repensant à cette image du bonheur qu’il allait retrouver : Jeanne. Il avait remarqué qu’il récupérait mieux de ces alertes à répétition les jambes en l’air. Il s’assoupissait avec une facilité déconcertante qui aurait épaté un méridional non montagnard. Cela lui avait valu de se faire un peu brouter le calot par une vache curieuse de ce nouveau fruit des champs. Mais un peu de diplomatie avait pu effacer la vexation d’avoir eu l’air complètement idiot l’espace de quelques secondes sans dommage pour les deux parties aussi ébaubies l’une que l’autre par cette méprise de tête.

     Il ne saurait dire pourquoi il redoutait l’ascension jusqu’à son plateau et son village. Il voulait arriver debout, par ses propres moyens, en plein midi au village de Jeanne. Puisque son chemin passait par là, le futur d’Antonin devrait passer par Jeanne. C’était écrit, logique, implacable. Il y fût annoncé comme dans ses rêves par un homme qu’il ne reconnut pas et qui le devançait de quelques foulées en agitant sa casquette fatiguée dans un patois incertain. Il leva les yeux vers la maison de la belle et la vit encore plus rayonnante que dans ses  souvenirs idéalisés et polis par le lustre de l’espoir et le privilège du secret. Elle sortit tout sourire en sautillant d’impatience de le revoir et s’arrêta quelques mètres après son pas de porte. La main de la belle en barrage au-dessus de ses yeux, son regard fouilla le soleil. Antonin lui souriait de toutes ses dents. Lorsqu’elle le reconnut son sourire disparu d’un coup. Il ne comprit pas et passa son chemin sans un signe pour quiconque. Il y avait soudain un bruit de fond dans ses oreilles, une cacophonie étouffée qu’il pensait oubliée sur les lieux de ses plus terribles angoisses. Il entrait dans un tunnel rétrécissant et s’assombrissant à chaque pas. L’air y manquait. L’altitude sans doute. Son bâton de marche était devenu plus un lest qu’un soutient. Il parada fier devant tout ce monde qui regardait passer les militaires avec assiduité ces dernières semaines. Il ne répondit à aucun qui le hélait. Ils le regardèrent tous en s’interrogeant sur son identité et sa conduite. Qui pouvait-il aller retrouver si vite lui qui avait enterré sa grand-mère, son dernier parent, deux semaines avant la déclaration de guerre avec l’Allemagne ? Les quelques qui ont pu apercevoir ses yeux lors de ses ultimes mètres parlèrent d’un regard fixe et vide, un hébétement, une stupeur de masque de cire sur un visage vieilli et émacié.

     Ce qu’une guerre mondiale ne peut faire à un homme, une femme le peut. L’absence d’amour est la pire des maladresses, le plus sûr des fusils et le plus effilé des fils de lame.

     On raconte encore l’histoire de ce poilu rentré pour mourir en pleine santé. Il était passé devant tous, ne regardant et ne répondant à personne, s’était allongé sur son lit et y mourut dans la seconde. “De relâchement” avaient dit les anciens qui avaient connu soixante-dix. Le pas mécanique et l’horloge fatiguée, personne ne sut de quoi il était mort en réalité. Elle ne le dit à personne, elle qui savait. La meurtrière au vingt printemps après celle de quatre. La douleur intime après la mondiale. Le monde avait demandé à l’homme couché de se taire pour quatre années et l’homme couché fit taire le monde pour toujours.

     Un jour de dix neuf cent dix-huit, Antonin s’allongea sur un lit qui n’avait plus accueilli personne depuis quatre ans et s’endormit à jamais. Tué d’un sourire en plein cœur qui s’effaça à sa vue.

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