Quilling you
missfree
Ils ne comprennent rien à mon art. Ils se gaussent de mon nouveau "passe-temps". "Ils", mes détracteurs, à commencer par mon mari qui me juge aussi vive qu'une huître en décomposition, devront bientôt reconnaître mon talent. Je ne suis pas une ado en proie à son énième coup de cœur pour le dernier hobby à la mode ! Je ne suis pas une femme au foyer lambda trompant l'ennui avec du "scrapbooking"! Le quilling ou le paperolle n'a rien à voir avec cette agrémentation occasionnelle de boîtes à mouchoirs en bois bon marché grâce à des petits collages, découpages et pliages laissant croire à des ménagères désespérées qu'elles possèdent elles aussi un esprit créatif. Le quilling est un art délicat exigeant maîtrise, rigueur et un doigté rare. Plus qu'un loisir visant à combler mes longues journées esseulées, je voue une véritable passion au paperolle.
Vendredi sera mon grand soir. Je me suis exercée des heures durant. Des esquisses aux premières œuvres décevantes jusqu'à obtenir le résultat tant espéré. Enrouler la fine bande de papier autour du stylet, maîtriser la libération du ruban ainsi embobiné afin de lui donner la forme voulue et enfin ajouter la pointe de colle requise. Pas si facile que ça à première vue. J'ai dû sérieusement aiguiser ma dextérité. La qualité de la matière première importe également. Plus la couleur est exempte de toute impureté plus le fruit de ce travail de longue haleine apporte satisfaction. Plus elle est fine, plus elle est fragile et délicate à manipuler. Que de déconvenues à la suite d'essais à partir de papiers, soi-disant spécialement conçus pour. A force d'acharnement, je suis parvenue à dégoter la matière idéale. La base de travail que j'utilise, demande certes une préparation fastidieuse, mais le rendu est inégalable et exclue d'office tout retour en arrière. Ce serait pire qu'une régression : une acceptation du conventionnel, un rabaissement à la médiocrité.
L'origine de la matière doit donc être étudiée de près. Il n'y a que les tests grandeurs nature qui sont probants. J'ai porté cet art à son point culminant en en revisitant la technique. Depuis qu'en 2008, j'ai pu admirer ces reliquaires ornés de frisures de papier au musée Tavet-Delacour à Pontoise, c'est devenu une obsession : reproduire cette impression de perfection tout en y exprimant mes propres émotions.
Pour l'heure, je me contente de rouler sous mes doigts des tranches de jambons. Une trentaine de roulés au fromage ail et fines herbes à préparer, une vingtaine de torsadés gruyère et graines de pavot, mon nouveau savoir-faire interfère jusque dans ma cuisine. Quoique que je fasse, je ne peux m'empêcher de sentir, de reproduire ce mouvement circulaire. Tous ces préparatifs sont le prix à payer pour plaire aux invités de mon mari. Je m'attelle à l'épluchage de tomates cerise avant de les confire. La tâche est rude malgré le passage préalable à l'eau bouillante. La peau a du mal à se décoller... Je ne la déchire pas, elle reste entière. Comme les enfants qui se lancent le défi d'éplucher une clémentine d'un seul tenant, je me félicite de ne pas avoir disloqué la fragile membrane. Je pourrai presque les envelopper sur elles-mêmes. J'ai l'habitude de travailler à partir d'une matière délicate, la hardiesse de ce travail ne m'effraie pas. Dès l'instant où je me suis lancée dans le quilling, je me suis découverte une volonté à toute épreuve.
Je possède un petit atelier au mur duquel j'ai accroché des agrandissements des photos prises lors de la fameuse exposition. Avant ce déclic, j'étais dans ma période d'idéalisation de l'adultère ou comment occulter une vie de couple improductive par une idylle sans lendemain. Vaine recherche qui a bien failli me coûter mon nid douillet patiemment construit aux côtés de mon époux. J'ai alors reporté toute ma frustration sur ces œuvres hors du commun et employé toute mon énergie à en connaître les moindres détails. La plus belle des œuvres que j'ai pu admirer reste "Le sommeil de l'enfant Jésus" datant de 1638 représentant en réalité Anne d'Autriche et le dauphin, le futur Louis XIV. La minutie et la finesse du travail avaient captivé mon attention. Tantôt roulées simplement sur elles-mêmes en une forme circulaire la plus basique tantôt modelées en une forme végétale réelle ou imaginaire, les bandelettes de papier trouvent leur place autour de l'estampe, l'emprisonnent élégamment jusqu'à en devenir indissociable. Il suffit que je ferme les yeux pour en revoir les contours, le cadre doré à frise de feuilles et son fond rouge mettant merveilleusement en valeur le tout...
« Fais attention bon sang ! Le jambon part en charpie! m'apostropha mon mari.
– Désolé, j'ai eu un moment d'inattention.
– J'avais remarqué ! Un peu plus et tu servais des bouts de doigts aux invités ! Tu as bientôt terminé ?
– Dans un petit quart d'heure, Jean. Une nuit au frigo et ils se tiendront à merveille demain soir.
– Il y a intérêt, le menu est déjà pas super... J'ai mis les bouteilles au frais.
– Ne stresse pas. Ce n'est qu'un dîner entre amis, tempérai-je.
– Ça fait tellement longtemps qu'on les a vus...
– Dès que j'ai fini avec les tomates, je vais me coucher.
– J'ai encore du boulot. Je te rejoindrai après. »
Jean quitte la cuisine comme il en est entré, sans véritable égard envers moi, sa compagne de vie depuis près de quinze ans. Je hâte le mouvement et dépose en vitesse les plateaux en bas du frigo situé au sous-sol, celui de la cuisine arrivant déjà à saturation. Au moment de me coucher, j'ai pris l'habitude de jeter un œil sur l'avancement de mes travaux artistiques, une sorte de rituel instauré au fur et à mesure de ma progression. Cela m'apaise, me rassure, me permet d'évacuer la morosité de mon quotidien et son insignifiance flagrante. Jean avait interdiction de pénétrer dans mon atelier. Il n'avait droit qu'à quelques expositions privées lorsqu'il daignait me témoigner un quelconque intérêt. Enthousiasme éphémère... Après un rapide coup d'œil et quelques soupirs explicites, mon engouement à partager avec lui autre chose que les contingences conjugales s'envolait. J'avais beau lui expliquer la signification de mes tableaux, il n'y entendait rien... Peut-être qu'une démonstration de la méthode employée lui parlerait un peu plus... Oserais-je seulement ? Il le faudra bien. Demain soir, les masques allaient tomber.
Mes doigts s'agitent nerveusement. Vais-je y arriver ? La lumière tamisée n'aide pas. Quelle mouche m'a piqué pour me rendre aussi fébrile ? La nervosité ? Le trac du grand soir? Mon mari fait irruption :
« Qu'est-ce que tu fais ? Ils arrivent à vingt heures pétantes !
– Cinq minutes... J'essaie de me maquiller, ça ne se voit pas ?
– Dépêche-toi, j'ai besoin de la salle de bain, insista-t-il.
– Elle est assez grande pour deux.
– C'est possible d'avoir un peu d'intimité ?
– J'ai presque fini, un peu de rouge à lèvres et c'est bon.
– Tu as pensé à retourner la viande ?
– Oui ne t'inquiète pas. Voilà, je te laisse la place.
– Il était temps... Merci. »
Oui, il serait temps...
Jean a été exécrable toute la journée. Il était censé travailler. En réalité, il n'a cessé de me harceler de SMS me rappelant ce que j'avais à faire. Insupportable, comme à l'accoutumé, je subis sans rien dire.
Dernières vérifications... Alignés, parfaitement parallèles à une ligne imaginaire, les verres se dressent au garde à vous, prêts à recevoir des lèvres avides d'alcool. L'éclat du verre est rehaussé par une nappe d'un blanc pur. Une table sobre et classe selon le souhait de Jean. Un instant de répit avant le lancement des festivités... Finalement, seul mon mari dénote avec son air coincé, ses mains agitées et moites, son allure raide tel un balai brosse. La sonnette retentit. Le signal de départ. La soirée peut réellement commencer. Le couple en tête n'est pas très assorti. Lui est tellement grand qu'il a failli s'assommer au montant de la porte d'entrée et elle donne l'impression de ne pas avoir franchi l'âge de l'adolescence. Ancien camarade de lycée de Jean, Pierre a monté sa boîte de confection de tee-shirts en fibre naturelle bio. Une affaire qui tourne bien lui ayant permis d'épouser malgré son physique ingrat, une "jeunette", Léa visiblement en manque de chaussures de marque. Viennent ensuite Alain et Oriane, les bras chargés de fleurs. Alain, cadre supérieur au sein d'un cabinet d'audit ressemble à un "vieux beau" entretenant son charme à coup de séances de sport en salle. Quant à Oriane, elle agace sûrement plus d'une femme par sa beauté naturelle en apparence. Jean les connaît tous deux depuis le primaire, un trio inséparable rejoint par Pierre. Alors voilà, Jean, conseiller financier dans une banque d'envergure moyenne marié à une femme des plus ordinaires, fait un complexe d'infériorité d'autant que je le soupçonne d'en pincer pour Oriane. Vraisemblablement un triangle amoureux contrarié... Qu'à cela ne tienne, j'ai appris à composer avec l'ambiguïté de ses sentiments à mon égard.
Peu à peu, Jean se détend sous l'effet de mon cocktail maison à base de champagne et paraît satisfait de ma prestation d'hôte. Je feins ne pas pouvoir boire en raison d'un traitement médical. Je les dorlote mes invités. C'est la moindre des choses, le sacrifice que j'exigerai de leur part est irréversible mais indispensable à l'accomplissement de mon œuvre majeure sur laquelle je sue depuis plus de six mois.
Les minutes défilent. Une appréhension me gagne au moment de servir le plat principal. Encore le fromage et le dessert... Avant de dresser ma propre assiette, je profite de l'engouement de Jean à servir le vin rouge qu'il a mis tant de soin à choisir parmi un nombre incalculable de bouteilles pour vérifier une dernière fois mon timing. L'effet du cocktail atteindra son effet maximum d'ici deux heures, ils seront alors incapables de se défendre. Aucun moyen de résistance. Ils ne pourront pas dire quoique ce soit ni émettre la moindre critique. Ils seront obligés d'observer sans broncher, d'admirer mon ébauche et enfin contribuer à rendre possible son aboutissement prochain.
« Audrey tu as besoin d'aide ? m'interpella Jean.
– Non, j'arrive. »
Mon assiette en main, je me dirige vers notre salle à manger, partager un rôti de bœuf et son gratin dauphinois en compagnie de mon mari et de nos invités. Je rejoins les mauvaises blagues, les éclats de rire, les conversations dénuées de réel intérêt autre que de se faire remarquer, objectif purement égocentrique de l'être humain finalement assez proche de mon propre dessein.
Le reste du dîner se passe à merveille dans une ambiance chaleureuse et conviviale. J'arrive moi-même à me prêter au jeu. Je ne dois pas perdre de vue mon objectif. Les premiers symptômes affectent la jeune et frêle Léa.
« Qu'est-ce qui t'arrive ma puce ? Ça ne va pas ? s'inquiéta Pierre.
– Je ne sais pas. J'ai les jambes lourdes, peina-t-elle à dire.
– C'est l'alcool ?
– Je sais pas...
– Tu peux aller t'allonger sur le canapé si tu veux, proposai-je
– Je... Je veux bien, dit-elle en tentant de se lever.
– Attend, je vais t'aider, se précipita Pierre inquiet.
– Je vous montre où c'est, s'enquit Jean. »
Deux de moins...
La tension ne doit surtout pas se lire sur mon visage. Je propose un café ou une tisane à Alain et Oriane. Ils obtempèrent machinalement. Ils n'osent rien dire et ont l'air complètement amorphes. Mon mari est revenu mais demeure étrangement taciturne. Plus de rires, plus de cris, le silence règne dans la pièce. Je passe devant le salon avant d'aller chercher mon nécessaire. Pas un bruit, pas un murmure n'en échappe.
A mon retour dans la salle à manger, c'est l'hécatombe. Alain et Oriane paraissent collés l'un à l'autre tels des siamois. A demi avachis sur leurs chaises et ils ne tiennent que par miracle. Mon mari gît à terre les yeux écarquillés tel un poisson sur un étal. La représentation va commencer sous peu. Le plateau de tasses de café fumantes restera à l'abandon sur la table.
J'ai ramené les menottes planquées sous l'évier de la cuisine. J'ai prévu large, une paire par personne même si j'aurais pu me contenter de lier les couples ensemble. Léa est facile à remettre en place, Pierre malgré sa grandeur ne pose pas trop de problème. Seuls leurs yeux trahissent leurs frayeurs grandissantes. Pour les trois autres, le diable s'avère nécessaire à leur transfert de la salle à manger vers le salon. Installés telles des poupées sur le canapé, étrangement fixes, terrorisés, ils regrettent leur présence en cet instant et redoutent la suite des événements. Je dispose mes tableaux. L'exposition débute commentaires à l'appui.
« Ne vous affolez pas, les réponses vont venir. Mon fameux cocktail contenait une drogue suffisamment puissante pour annihiler toute sensation en laissant seule votre conscience en éveil. Vos muscles sont tétanisés. Je vous épargne les détails, je préfère qu'on aille à l'essentiel. Vous allez bientôt comprendre pourquoi. »
J'allume toutes les lumières du salon afin que les reflets de mes œuvres ressortent mieux.
« Bon et bien. Je vais vous présenter mes créations dans l'ordre chronologique, c'est ce qu'il y a de plus logique. Ne serait-ce que pour voir les évolutions. Laissez-moi vous initier à l'art du paperolle... »
Ils boivent mes paroles, ils n'ont guère le choix. Le regard de mon mari se durcit lorsque j'approche les cadres afin qu'ils puissent en distinguer les subtilités. Les autres regards regorgent d'incompréhension. Pourquoi tout ce cirque pour montrer des tableaux ? En quoi leur immobilisation m'est-elle indispensable ? Le passage le plus ardu de ma prestation approche.
« Vous pensez sûrement que j'ai utilisé du papier rudimentaire afin de former mes multiples agrémentations autour du portrait dans lequel vous reconnaîtrez aisément une représentation moderne de Jésus. Figurez-vous que non. Le papier, c'est trop standard et surtout pas suffisamment fin. Longtemps, j'ai fait des tests avant de revenir à une matière beaucoup plus basique. Une membrane à la fois fragile mais sublime, pure. L'épiderme est parfait pour orner mes œuvres. Il offre des propriétés incomparables telle une dentelle naturelle. Je vais vous montrer. Ne vous effrayez pas. Ne voyez que l'art. »
Je sors de derrière le fauteuil un flacon empli de liquide et d'une chose flottante informe.
« Vous ne vous imaginez pas la quantité de matière première qu'il me faut pour obtenir si peu. La peau se rétracte et au début j'avais un mal fou à la conserver. J'ai testé sur les animaux mais le traitement d'élimination des poils altérait trop l'épiderme tandis que la peau humaine... A ce propos, je commence à en manquer. Je suis désolée et à la fois très excitée de vous faire participer à l'achèvement de mon tableau en cours. Une œuvre ambitieuse et dont vous ne profiterez pas dans sa version finale. Pour une homogénéité parfaite, cinq personnes, c'est juste le nombre idéal. La qualité se tarit et diffère selon la date de prélèvement. J'ai appris à mes dépens qu'il valait mieux travailler à partir de peaux ayant le même "affinage", si je peux m'exprimer ainsi. Vous ne verrez pas d'inconvénient à ce que je commence par Léa et Oriane. Les dames d'abord... Et puis les effets de la drogue risquent de se dissiper plus rapidement concernant Léa. »
Mon couteau effleure le cou de Léa, descend puis s'enfonce doucement dans sa poitrine, unique moyen que j'ai expérimenté jusqu'à maintenant qui ne fasse pas jaillir des geysers de sang incontrôlables. J'éprouve un malin plaisir à m'occuper d'Oriane et encore plus de Jean... La sale besogne terminée, je m'attaque au travail d'orfèvre, le dépeçage. Je ne dois pas trop tarder. Ce ne sont plus que des corps... Seule compte mon œuvre.
Wouah ! Horror show !... j'adore :-)
· Il y a plus de 6 ans ·Maud Garnier
Les femmes tueuses, c'est ce qu'il y a de mieux. ;-) merci Maud!
· Il y a plus de 6 ans ·missfree
Les ZaCaMaSy sont d'accord ;-))
· Il y a plus de 6 ans ·Maud Garnier
:-)) Leurs aventures me manquent !
· Il y a plus de 6 ans ·missfree
On a recommencé sur un groupe privé sur Facebook mais mes comparses sont trop occupées a sortir des livres :-)
· Il y a plus de 6 ans ·Maud Garnier
Dommage et tant mieux pour elles !
· Il y a plus de 6 ans ·missfree
;-)) ♡
· Il y a plus de 6 ans ·Maud Garnier
j'adore !!! c'est absolument génial ! c'est vraiment superbe!
· Il y a presque 7 ans ·c'est un texte très très riche, très fouillé, beaucoup de profondeur, il est hyper crédible, tout est si parfait ! ah, bravo !! j'aime beaucoup, tu maitrises à fond le style, c'est un vrai bonheur à lire ! merci de l'avoir posté !
torpeur
De rien et c'est vraiment gentil ce que tu me dis là. Ça fait plaisir de lire autant d'enthousiasme. Je ne l'avais jamais mis en ligne. Je l'ai écrit il y a deux ans maintenant. Je suis vraiment contente qu'il t'ait plu et j'ai hâte de pouvoir lire un de tes prochains textes.
· Il y a presque 7 ans ·missfree